lundi 16 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 5e épisode : L'année 1942


Depuis l'épisode précédent, j'ai beaucoup lu, et amassé bien des informations, et je me sens de plus en plus submergé. 

Car, à mesure que mon intrigue se construit (j'en ai déjà les grandes livres, les personnages principaux, le début, le milieu et la fin, et un certain nombre d'autres "balises"), je me rends compte peu à peu de l'ampleur de la tâche. Situer un roman pendant l'Occupation, c'est prendre en compte d'innombrables éléments qui faisaient partie de la vie quotidienne des Françaises et des Français à une époque difficile et très en rupture avec tout ce qui avait précédé et ce qui a suivi. 

Un exemple très simple : si je veux qu'un personnage se déplace, de nuit, dans une ruelle humide et sombre, je dois non seulement penser à l'éclairage (présent ou absent) des rues, à ce qui recouvre le sol, à ce qui se trouve dans la rue, etc. Mais en 1942, je dois aussi penser à ses souliers. Au beau milieu de l'Occupation le cuir était introuvable en raison des restrictions et des réquisitions opérées par l'armée allemande ; quand on faisait ressemeler ses souliers, il fallait leur mettre des semelles en bois. Bruyant, quand on marche dans la rue... Et le bois sur des pavés mouillés, ça glisse... 



Et donc, mon héroïne, si elle arrive en 1942 avec des chaussures de 1968, celles-ci auront l'air... déplacées. Etranges. Surtout si ce sont (par exemple) des tennis en toile avec des semelles en caoutchouc, très banales au cours des années 60, surtout au printemps... mais qui n'existaient pas en 1942... 

Du fait même de l'extrême dureté de la vie pendant la guerre, je me rends compte que faire passer un personnage de 1968, année de richesse (que j'ai connue), à 1942, année de restrictions extrêmes (que je découvre), ça demande beaucoup d'attention et de précision, si je veux que mon récit semble plausible... 

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En plus des films, je me suis mis à écouter des émissions de radio et des podcasts, en particulier ceux de 2000 ans d'histoire, la série documentaire de France Inter. Ce sont des émissions courtes (30 min le plus souvent) et focalisées sur un sujet précis, à l'occasion d'une publication ou d'une exposition : la ligne de démarcation ; le cinéma français pendant l'occupation ; les tsiganes pendant la guerre ; le marché noir ; les femmes dans la résistance française, etc. 

Ce matin (lundi 16) j'ai commencé à écouter un épisode de 2000 ans d'histoire consacré à la politique antisémite de Vichy. L'invité en était le journaliste et historien Maurice Rajsfus (1928-2020), qui était adolescent pendant l'Occupation, porta alors l'étoile jaune et échappa par miracle avec sa soeur aux rafles, tandis que leurs parents étaient envoyés à la mort. 

Il est question du trajet de Rajsfus dans l'un des livres que je lis en ce moment : The Unfree French de l'historien britannique Richard Vinen, consacré à la France pendant l'Occupation. Ce livre passionnant et brutal n'a pas été traduit, alors qu'il date de 2006, et c'est très dommage. C'est une histoire sociale de la période, racontée par ses acteurs : Vinen a puisé dans les innombrables témoignages rédigés à l'époque ou juste après la guerre.  

Le tableau est infiniment pire que ce qu'on voit dans les fictions. 




En parallèle, je lis un autre livre, français celui-là : Les Français au quotidien 1939-1949 de Eric Alary, Bénédicte Vergez-Chaignon et Gilles Gauvain. Les deux ouvrages se complètent et se répondent, et donnent de l'Occupation et de la vie quotidienne une description impressionnante. 

Deux documentaires viennent à l'appui (visuel) de ces livres : 

Le temps des doryphores, film français datant 1967, mais aussi En France à l'heure allemande, document de Serge de Sampigny plus récent diffusé par Arte, et constitué d'archives cinématographiques privées françaises et allemandes croisées par le montage. 

Je ne vous cache pas que l'immersion dans cette période est très éprouvante. Moins éprouvante que de l'avoir vécue, bien entendu, mais plus que je ne l'imaginais. J'ai grandi à une époque où les films de guerre étaient légion, mais ils parlaient surtout de "hauts faits d'armes" (ou de résistance), pas de la vie au jour le jour de madame et monsieur tout-le-monde, du port de l'étoile jaune, des vieillards, des enfants, des personnes handicapées. Ils montraient la violence et la mort de manière "stylisée", mais pas la faim, le froid, la fatigue extrême d'avoir à faire la queue pendant des heures pour s'entendre dire qu'il n'y a plus rien à vendre ou à marcher des kilomètres pour aller travailler. 

Ces livres, en revanche, le restituent dans les moindres détails. 

(A noter qu'Eric Alary, historien spécialisé dans la période, a beaucoup écrit sur la Touraine et la ligne de démarcation. Ses livres sont un des piliers de ma documentation, ainsi que les conférences ou les émissions de radio innombrables auxquelles il a participé.) 

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Lire tout ça est difficile (je fais des pauses souvent et je lis les livres en épisodes), mais entendre des extraits d'émissions de propagande dans lesquelles on parle des Juifs ou des Tsiganes comme des "parasites" qui profitent de la richesse française et méritent d'être expulsés du pays est proprement glaçant, d'autant plus qu'en 2024,  les propos fascistes et racistes qu'on peut entendre aux Etats-Unis, en Italie, en France et même au Québec, n'ont rien à leur envier. 

Incidemment, l'écoute de ces émissions d'époque remet en perspective certaines figures "célèbres" (et célébrées) du Panthéon culturel français. L'émission consacrée au cinéma pendant l'Occupation illustre les contorsions auxquelles se sont prêté(e)s, volontiers ou sous la contrainte, certaines vedettes de l'écran. Et au début de l'émission sur Vichy et les Juifs, on entend un certain Chaumet, président en 1940 de l'association des journalistes antijuifs (sic !) déclarer : 

"Cet envahissement de la France [par les Juifs] tient tout entier dans une phrase de Ferdinand Céline : 'Un termite, toute la termitière. Une punaise, tout le bois de lit.' " 

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Ce qui m'apparaît plus clairement, aussi, à mesure que je lis, regarde et écoute, c'est que 1942 est une année très périlleuse, à tous points de vue, pour situer un roman. Certes, les Etats-Unis sont entrés en guerre après Pearl Harbour, en décembre 1941 et les troupes d'Hitler sont en train d'en découdre avec l'URSS depuis novembre de la même année, mais les jeux ne sont pas encore faits, et de loin. C'est aussi en 1942 que Vichy impose le port de l'étoile jaune, que les rafles de Juifs, d'homosexuels et de Tsiganes prennent toute leur ampleur et que les premiers convois partent de Pithiviers ou Drancy en direction  d'Auschwitz et des autres camps de la mort... 

En 1942, la fin du cauchemar n'est pas pour demain, loin de là. 

Mais c'est pendant cette année-là que j'ai décidé d'envoyer ma protagoniste. 

Et, comme elle, sans doute, je me demande ce que je fous là. 

A suivre... 

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Les épisodes précédents : 

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie

Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images


1 commentaire:

  1. Mon père avait du mal à se chausser.(1928-2017) Il avait une bosse pointue sur le dessus de chaque pied.Il nous les montrait......disait qu'adolescent il avait grandi dans la même paire de chaussures trop étroites Il avait concentré là tout son traumatisme incluant la mort maternelle en 1938. En ce temps là les femmes ne pouvaient pas se soigner et les maris confiaient leurs enfants à des institutions. Éclatement des familles. La guerre marâtre absolue....

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