C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit....
Non, c'était plus justement pendant l'interrogation du début de l'adolescence.
L'interrogation et l'enthousiasme pour l'écriture, pour le secret.
La sensation qui perdurait de ne pas être comprise, d'être toujours plus vieille que l'âge que l'on me donnait. Plus âgée, plus mûre dans ma tête.
Avec l'idée que ce que je vivais était décalé avec ce que j'étais vraiment, à l'intérieur.
Mes parents surtout, très occupés, ne me comprenaient pas.
J'étais équilibrée dans mon corps cependant. J'observais et vivais ces événements : mes premières règles, les transformations de ma pilosité, de mes seins. Et je continuais de faire du sport, de partir faire de longues promenades en vélo. Avec des temps d'arrêt, de lecture et de réflexion, plus intenses et intériorisés. Mes relations avec les garçons du quartier, mes camarades de jeux depuis toujours, étaient en train d'évoluer : ils voyaient en moi la jeune fille en devenir, ils commençaient à être troublés, et moi-même j'étais sur cette brèche entre les deux.
Je regrettais un peu de ne plus être considérée comme auparavant, je n'avais pas encore envie de ressentir du désir de leur part, et j'avais envie de leur montrer que je portais mon premier soutien gorge...
Par exemple j'étais agacée de voir que certains garçons se cachaient le soir quand on rentrait du cours de judo, pour me surprendre et en profiter pour m'embrasser ou me toucher les seins. Et quand même j'aimais bien les combats au sol, pendant lesquels on pouvait sentir le corps de l'autre, dans le registre de la pulsion maîtrisée de l'art martial, mais avec un plaisir non dissimulé et mêlé, presque ambigu.
J'avais un camarade judoka en classe qui avait un an de plus que moi, mais était bien plus grand et fort, contre lequel je ne combattais pas. Cependant nous ressentions un trouble lorsque nous étions en présence. Fait de l'odeur du tatami et des kimonos, des vestiaires, de ce que nous partagions comme sensations pendant les cours. Fait de notre adolescence et de confiance parce que nous étions bien dans nos corps.
Et nous nous retrouvions parfois, lorsque nous avions une heure de libre, le samedi matin, dans une grange à l'extérieur du village. Un endroit tranquille, avec du foin en haut, que nous atteignions en vélo, excités par l'air frais, les odeurs de la nature, notre complicité, l'aventure, la découverte, la tendresse.
Je racontais, sans trop de détail, nos rencontres, mes questions, mes interrogations, sur mon journal intime, que je cachais dans mon secrétaire, ou sous mon matelas.
Un jour ma mère m'a appelée, invitée à venir dans ma chambre. Ou plutôt convoquée. Elle a sorti mon cahier vert. M'a dit qu'elle l'avait lu. M'a expliqué que je ne devais pas penser de cette manière, ni écrire ça. Que mes pensées et mes interrogations ne devaient pas avoir lieu, que c'était dangereux. Que je devais « faire attention aux garçons ».
En fait je ne sais plus ce qu'elle m'a dit. Je ne me souviens d'aucune de ses paroles sauf de cette antienne qu'elle m'a répété des années après : « fais attention avec les garçons ».
Je me souviens seulement d'un grand froid. De mon élan de vie qui s'est recroquevillé à cet instant. De ce bruissement dans ma tête. De son regard courroucé. De cette trahison. De ma peine profonde. De mon sentiment d'être acculée et de ne plus pouvoir me réfugier nulle part. Je n'étais plus moi si je ne pouvais plus écrire ni dire ce qui m'interrogeait, si mes paroles personnelles étaient niées et considérées comme des mots interdits.
Elle était tellement manipulatrice que j'ai été obligée de dire oui, de certifier que c'étaient des mots en l'air, pour la rassurer, m'en débarrasser.
Je me souviens que j'ai repris ces passages et que je les ai enduits d'encre de chine, très proprement, comme une chape de béton. Le coeur lourd.
Ensuite, je suis restée longtemps sans écrire. Même si j'ai encore reçu des coups de mes parents après un appel au secours. Je ne pouvais plus. Je ne faisais confiance à personne ni à rien.
J'ai passé des années à faire le pitre en classe, à être le boute en train. Comme une façade. Pour faire sortir ce jaillissement d'énergie qui m'habitait et que je ne pouvais plus dire.
Personne ne me comprenait.
Et je ne pouvais même pas écrire ces mots.
Juste lire. Sans arrêt. Même en marchant.
Il m'a fallu deux ou trois ans je crois avant de me redonner cette permission d'écrire pour moi et non plus seulement pour les professeurs.
j'ai continué d'écrire, mais sur des bouts de papier, des feuilles format A4 que je pliais en quatre et gardais dans un livre, dans ma poche, dans mon sac. J'écrivais partout. Dans toutes les situations. Partout où mes émotions devaient être dites et n'étaient pas comprises.
Je n'ai plus jamais fait confiance à ma mère. Je sais de quoi elle est capable. Je sais qu'elle ne me comprendra jamais.
J'ai tergiversé jusqu'à mes quarante ans avant de devenir mère.
Maintenant que j'ai des enfants je fais très attention à cette confiance, à leurs ressentis. J'ai des antennes.
Lyjazz