J'ai sept ans. Je sais lire depuis... Je ne sais plus.
Dans ma petite tête, je dirais toujours.
Je n'imagine pas un "avant" la lecture.
Je ne m'en souviens pas.
Comme si je n'étais véritablement née qu'au contact de l'écrit.
Je lis, beaucoup.
Les étiquettes des produits ménagers, les tracts politiques, les dictionnaires.
Lorsque je suis éveillée, lorsque mes yeux sont ouverts, je ne me sens entière qu'en déchiffrant.
J'aime lire.
Mais pas tout. Je lis pour apprendre, comme pour calmer une soif inextinguible de connaissances.
Malgré l'insistance des enseignants et de mes proches, je reste hermétique à la fiction. Elle m'ennuie profondément.
A quoi bon lire quelque chose de faux, qui ne peut rien m'apprendre.
Je préfère le dictionnaire.
Pourtant, sage, conciliante, j'ouvre des albums, des petits romans.
Mes yeux courent sur les pages, lisent les mots sans les relier entre eux.
J'y gagne quelques facilités en orthographe et cela rassure mon entourage.
Je dévore l'informatif.
Les dinosaures. La révolution française. Les avions.
L'anatomie. L'astronomie. Les chevaux.
L'électricité. Monet. Les violons.
Les félins.
Les félins...
Je suis à court. J'ai fini de lire tout ce que j'avais trouvé à leur sujet à la bibliothèque. J'ai fini les petits livrets que mes parents m'ont procuré.
Le chat. Le tigre. Le léopard. Le puma.
Désœuvrée, j'entreprends de lire les titres qui peuplent les étagères familiales.
L'écume des jours. Les robots de l'aube. Madame Bovary. The sun also rises. Paroles. 1984. Nana. La vie devant soi. Bonjour tristesse. Le lion.
Le lion? Quelle aubaine!
Ce livre est bien plus épais que mes petits fascicules.
Ce M. Kessel doit être un spécialiste, un zoologue hors pair.
Je vais me régaler.
J'ouvre, fébrile, le bouquin.
Que dire de ma déception?
Elle n'a d'égal que la joie que j'ai éprouvée en découvrant le titre.
Frustrée, je laisse tout de même mes yeux se repaître des mots.
De bien jolis mots, des suites de lettres intéressantes et nouvelles.
Kilimanjaro. Nairobi. Kenya.
Masaï. Oriounga. Sybil. Wakamba.
Kikouyou.
Kikouyou me plaît beaucoup. Je décide que c'est un bon mot.
Je cherche autour de lui d'autres mots pour le comprendre.
Puis d'autres, et d'autres encore.
Je reviens au début.
Je cesse de ne lire qu'avec mes yeux.
Je plonge dans l'histoire.
Je suis Patricia, je suis John, je suis King.
Je suis le Kilimanjaro, je suis un guerrier Masaï, je suis l'angoisse de Sybil.
Je suis l'Afrique.
Je suis la mort du lion.
Lorsque ma mère me retrouve, je suis au désespoir.
Je sanglote. Je suis heureuse. J'ai mal au coeur.
D'autres histoires, d'autres émotions, d'autres jolis mots qui racontent.
J'ai toujours, au fond de ma bibliothèque en désordre, ce livre que j'ai ouvert il y a trente ans.
Un jour, peut-être, je le relirai.
Joan
Un très très beau texte : allant à l'essentiel, concis, rapide, percutant; J'avais reçu ce roman lors d'une distribution de prix, à l'école primaire ; je me réjouissais de le lire, mais il m'avait déçue. Je ne l'ai pas relu. Ce texte peut être une invitation à le reprendre.
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé certains autres romans de Kessel : "Mermoz" (l'épisode de la confrontation entre Mermoz et Daurat, qui figurait dans un livre de lecture de Cours élémentaire m'avait très fortement impressionnée), "l'armée des ombres" ...
S.
Quel texte! Merci, c'est si bien construit, enveloppant, dans une spirale qui approfondit, j'ai adoré. C'est mon préféré de la série! (je suis toute seule à lire ici?). C'est très intimeet justement au coeur de cette intimité, le lecteur s'y retrouve... bravo!
RépondreSupprimertrès joli texte sur la découverte des émotions de la lecture.
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