dimanche 13 juin 2010

Feuilleton d'été (2) - par M. W.



L’invitation

Objet : Invitation
Cher Monsieur,
Nous savons que vous êtes probablement très sollicité, mais nous tentons tout de même notre chance en vous écrivant pour vous inviter au nom de la médiathèque/l’association/le groupe de lecture/le salon du livre de (mettons) Brive-la-Gaillarde. Nous serions très heureux de vous accueillir et de vous faire rencontrer les lecteurs qui ont apprécié...

Les premières années, l’inexpérience et la reconnaissance (Ce sont les lecteurs qui t’ont apporté le succès...) s’ajoutant à la culpabilité (... tu ne vas pas tout de même pas refuser d’aller les rencontrer ? ), tu acceptais à peu près toutes les invitations.
Et il y avait de quoi t’occuper.

D’abord, bien sûr, les librairies.
Ce sont les libraires qui, les premiers, ont adopté ton second roman d’écrivain inconnu, l’ont fait connaître à leurs lecteurs les plus proches et se sont ensuite sentis gratifiés par le Prix des Auditeurs-Lecteurs qui en a fait le Grand Roman de l’Année. Tu gardes un souvenir impressionné de la soirée passée, à Tours, à la « Boîte à Livres ». Tu te souviens de ton émotion en apprenant qu’on t’y invitait (c’est dans cette librairie là - et à la « Librairie Franco-Anglaise », aujourd’hui disparue - que tu passais des heures à fouiner et à lire debout lorsque tu étais étudiant) et en découvrant dans la vitrine, juste avant d’y entrer en fin d’après-midi, trois piles de ton Grand Roman et ton portrait « officiel » envoyé par l’éditeur. Tu t’es pincé en voyant ton livre et ta gueule dans cette vitrine-là.

Tu t’es pincé encore plus fort en revenant à la librairie après dîner, à l’heure de la rencontre, et en découvrant là des dizaines de personnes serrées au milieu des livres, assises par terre et jusque sur les marches de l’escalier. Tu as souri quand, à la fin de la rencontre et d’une longue séance de dédicaces, tu t’es retrouvé entouré par une demi-douzaine d’étudiantes en médecine au sourire irrésistible ; tu as soupiré en disant : « Pourquoi je l’ai pas écrit il y a vingt-cinq ans, ce bouquin ? »

(En revanche, tu fréquentes assez peu les salons/ foires/fêtes/journées du Livre qui fleurissent dans toutes les provinces de France et de Navarre. Pendant de nombreuses années, le Salon du Livre (Paris) et les 24 heures du Livre (Le Mans) te sont apparues comme des lieux de souffrance infinie pour les écrivains qui restent assis désoeuvrés derrière une pile de livre pendant que les chalands - qui ne sont pas tous, et de loin, des lecteurs - passent devant eux en affectant qui, l’indifférence ; qui, un intérêt très passager ; qui  prennent négligemment un livre, le retournent, voient la photo au dos, lèvent la tête pour scruter le visage pétrifié, demander : « C’est vous ? Ah, bon ! Vous ne ressemblez pas à votre portrait ! »

À quatre ou cinq reprises, toujours pour les mêmes raisons, tu as répondu présent à ce genre d’invitation. Un jour, tu as même insisté auprès pour que l’éditeur t’envoie là-bas parce que tu voulais revoir une amie depuis très longtemps perdue de vue et que la publication de ton Grand Roman avait incitée à t’écrire. Mais en général, tu fuis ces manifestations comme la peste, tant tu as le sentiment d’y perdre ton temps, à l’exception de celles que tu fréquentais déjà quand tu n’étais qu’un « lecteur anonyme ».

Les 24 Heures, parce que ça se passe à cinq minutes à pied de chez toi ; le Salon de Paris parce que tu as toujours la ressource, si personne ne s’approche de ta pile, de bavarder avec Paul ou Jean-Paul ou Antonie ou Thierry, ou encore d’aller te promener dans les allées de « la plus grande librairie de France » et d’aller y découvrir des livres dont tu ignorais l’existence et saluer des figures que tu aimes et admires assignées à une table. Mais lorsque tu passes devant des écrivains que tu n’as jamais lus ou que tu ne connais pas personnellement, tu évites de les regarder, et, si vos regards se croisent malgré tout, tu leur souris en espérant ne pas avoir l’air trop bête.)

Les cafés littéraires.
On te fait asseoir sur une banquette au fond de la salle ou, comme cette fin d’après-midi dans un minuscule café de Lille, sur un haut tabouret près du bar ; ou bien on te fait asseoir dans la salle au milieu des lecteurs pendant que deux comédiens lisent des extraits d’un de tes livres avant de te céder la place, pour que tu répondes aux questions du public.

Les clubs de lecture.
Faute de disposer d'un local, on te reçoit une après-midi ou un soir dans l’arrière-salle d’un bistro ou d'un restaurant, et les organisatrices ont apporté des pâtisseries que le patron leur laisse servir en échange des consommations.

Les lycées.
Un ou plusieurs enseignants ont fait lire à leurs élèves des extraits de ton Grand Roman, ou l’un de tes polars, ou des chapitres d’un de tes livres autobiographiques ou - c’est même arrivé dans des lycées privés - sont parvenus à convaincre leur proviseur de t’inviter à parler de santé, de sexualité et de contraception et t’ont installé, pour l’occasion, dans la plus grande salle de l’établissement afin que toutes les classes concernées puissent venir t’entendre.

Les bibliothèques de quartier qui t’installent entre les présentoirs roulants ; les associations qui t’accueillent dans une salle communale où l’on a déployé des dizaines de chaises pliantes ; les salles de théâtre où on t’a invité à lire tes textes à haute voix et à te battre contre les projecteurs pour deviner les visages du public invisible.

Tu te souviens aussi d’une rencontre - était-ce à Amiens ou à Troyes ? - dans une magnifique bibliothèque municipale plusieurs fois centenaire aux murs tapissés jusqu’aux très hauts plafonds d’interminables rayonnages de livres très anciens.

Les facs de médecine.
Après avoir lu ton Grand Roman, certains enseignants ont inscrit celui-ci au programme de sciences humaines de première année et déclaré à leurs étudiants que, s’ils voulaient connaître la médecine générale, ils l’apprendraient en le lisant. Et ils t’ont invité à venir leur parler. Tu t’es retrouvé dans des amphithéâtres bondés de jeunes gens de moins de vingt ans, surpris de voir que les filles étaient presque deux fois plus nombreuses que les garçons, surpris également d’apercevoir parmi elles tant de jeunes femmes en foulard, et encore plus de voir, à la fin de ta conférence, garçons et filles (y compris celles qui avaient un foulard, alors qu'à la lecture de ton livre, ta judéité ne fait aucun doute et qu'un Juif est toujours susceptible - pour ne pas dire suspect - d'être anti-islamiste ou prosioniste ou les deux) descendre les marches en vagues et s’agglutiner autour de toi avec ferveur pour te faire signer un exemplaire défraîchi ou neuf de ton Grand Roman en poche ou en P.O.L, Pour moi ou Pour ma mère ou Pour mon frère ou même Pour mon médecin qui m'a soignée quand j'étais petite et c'est lui qui m'a donné envie de le devenir à mon tour et je voulais le remercier.

(Depuis quelques temps, ce sont les étudiants eux-mêmes qui t’invitent spontanément, dans un cadre semi-confidentiel, parfois avec l’accord in extremis de leur doyen pour obtenir une salle. Ces rencontres-là sont plus limitées, mais aussi beaucoup plus animées, car les étudiants présents ont tous choisi de venir, et ils ne se gênent pas pour t’interpeller et intervenir comme ils peuvent rarement le faire avec un de leurs enseignants. À des moments comme ceux-là (un soir, à la Pitié, après la projection de Vol au-dessus d’un nid de coucou ; un autre soir, à Tours, pour répondre à la question provocatrice « Peut-on former de bons médecins ? ») tu as le sentiment d’être vraiment à ta place, de retour parmi tes camarades de faculté des années 70 pour partager avec eux, de nouveau, tes colères, tes espoirs et tes utopies.)

Les tables rondes publiques sur la relation thérapeutique ou les droits des patients ou la place du généraliste dans le système de soin ou l’influence de l’industrie pharmaceutique sur l’économie de la santé. Celles-là, tu les évite de plus en plus tant tu as le sentiment de n’y être invité que pour avaliser l'intérêt du thème abordé, ou pour y représenter - à ton corps défendant - des groupes qui ne t’ont jamais élu (mais dont tes livres parlent, ce qui semble autoriser les journalistes à te considérer comme leur porte-parole) et non véritablement pour y donner ton point de vue personnel. Comment d’ailleurs, énoncer un point de vue cohérent quand l'animateur, cancérologue (mettons) de son état, habitué depuis toujours à confisquer la parole, n'accorde celle-ci qu'au compte-gouttes et dans un ordre choisi selon son bon plaisir aux huit personnes installées à ses côtés pour le mettre en valeur ?

Les émissions de radio, publiques ou privées, à la table desquelles tu t’assois comme pour bavarder, pendant dix minutes ou pendant une heure, tôt le matin ou tard le soir, dans un grand studio ou dans un local de fortune installé en sous-sol. Tu en aimes l’intimité, le retour des voix dans le casque, les sourires échangé pendant que l’autre parle, les apartés hors antenne, les messages brefs du preneur de son.

(La télévision ? Eh bien, en douze ans, tu as été invité, parfois régulièrement, à bon nombre d’émissions de la journée - des magazines pratiques du matin, des journaux télévisés régionaux ou de chaînes câblées, des émissions de plateau réunissant un petit nombre d’invités, souvent autour d’un sujet concret (la contraception...). Tu as en revanche rarement été convié par les grandes chaînes aux heures de grande écoute et jamais pour parler de littérature. Les quelques fois où c’est arrivé, tu as pu constater que si la radio ou les magazines de la journée t’invitent le plus souvent pour t’écouter partager ton expérience, la télévision t’invite essentiellement pour te montrer afin que, si possible, tes « lumières » illuminent... le profil des présentateurs.

Nombre de ces très bêtes de scène savent certes que tu connais le monde de la médecine, mais ignorent totalement que tu écris aussi des romans... et des essais sur la télévision. Qu'ils tripotent leurs fiches ou rajustent le fil qui pend à leur oreille, on dirait que leur connaissance du sujet traité se limite au strict minimum. Ils ont bien sûr entendu parler dans leur entourage de celui de tes livres qui t’a rendu célèbre il y a tant d'années (Je suis désolé, je ne l’ai pas lu à l’époque), ils connaissent grâce à leur assistante le titre de celui qui vient d’être publié (Je suis navré mais je ne l’ai pas encore lu) mais ils n’ont aucune idée de ce que tu as pu fabriquer entre-temps.

Il n'y a pas très longtemps, l’animateur d’une émission « culturelle » diffusée tard la nuit sur une chaîne publique t’avait invité à présenter un cycle de films consacrés aux médecins. Après t’avoir royalement laissé la parole pendant une minute et demie, il t’a interrompu pour te demander, sans rougir, si tu « préparais quelque chose ». Tu lui as répondu que tu venais de publier deux livres, et que tu en préparais une demi-douzaine d’autres, en ajoutant qu’il suffisait, pour le savoir, d’aller visiter ton site internet. Avait-il préparé ta venue ? Pour trois minutes, on peut en douter. Il n’avait pas jugé utile, en tout cas, de prendre dix secondes pour taper ton nom dans un moteur de recherche et de consacrer quelques minutes à lire le résultat.)

Les rencontres-avec-les-lecteurs organisées par un « agitateur d’idées à vocation culturelle » (livres-disques-matériel hifi-informatique), dans un espace-forum situé au fond ou au-dessus ou derrière ou encore dans un auditorium qui sert aussi à divers spectacles et débats. Ces rencontres-là se déroulent en général vers entre 17h30 et 19 heures, entre la sortie du boulot et l’heure de rentrer préparer le repas (d'ailleurs, à 19 heures, le magasin de l'agitateur-d'idées ferme..) Il y a là des personnes prudemment assises au fond ou sur les côtés qui ramassent leurs sacs en plastique frappés du sceau du magasin et s’éclipsent en courbant l’échine au milieu de la rencontre. Et d’autres qui ont apporté leurs exemplaires et en ont profité - si c’est la fin d’année, par exemple - pour racheter ton Grand Roman afin de l’offrir à leur mère, à leur père, à leur ami(e) médecin ou étudiante en médecine - il leur a tellement apporté, ce Grand Roman, qu’elles ont très envie de le leur faire lire, et leur enthousiasme ravivé par ta présence te fait chaud au coeur.

Il y a aussi les personnes qui se trouvaient dans le magasin par hasard (ou parce qu’elles venaient un acheter un CD ou protester parce que le service après-vente ne leur a pas encore rendu le portable qu’elles ont confié en réparation il y a trois semaines), qui ont entendu les hauts-parleurs disséminés dans le magasin annoncer la rencontre et qui jettent un coup d’œil par les portes ouvertes, restent debout sans bouger les yeux écarquillés, surpris et incrédules de s’intéresser à ce qui se dit là, ou regardent leur montre le regard vide, en se demandant ce qu’elles vont faire ; et puis s’en vont, ou bien finissent par s’asseoir et poser le sac contenant leur CD (ou leur bordereau de SAV ou la bricole achetée pour ne pas avoir le sentiment d’avoir complètement perdu leur temps) sur la chaise vide à côté d’elles, croisent les jambes et écoutent... Il y a aussi, parfois, trois adolescents qui ont aperçu le titre d’une série qu’ils aiment sur la couverture d’un de tes bouquins et se demandent bien ce que le vieux qui parle (autrement dit : toi) peut bien connaître à Buffy contre les Vampires, à Smallville ou à Dead Like Me.

Parfois, l’invitation était ambiguë. Tu avais bien compris qu’il s’agissait de rencontrer les-clients-de-la-librairie-d’une-grande-surface, mais tu n’as pas bien réalisé que la « rencontre » en question consisterait à passer un samedi après-midi coincé entre une table couverte de piles de livres, et le pilier qui s’élève au milieu du magasin et qu’après avoir passé une demi-heure à signer une demi-douzaine de livres aux personnes qui attendaient sagement en rang qu’on t’ait véhiculé depuis la gare, tu passerais l’heure et demie suivante à regarder déambuler les clients de ladite grande surface, le regard absent ; à en voir certains s’approcher très près pour regarder tes livres et comparer ta photo à ta tête ou l’inverse avant de s’éloigner sans un mot ; ou à en entendre d’autres s’exclamer : « Ah ! Mais je savais pas que vous étiez là, quel dommage, sinon j’aurais apporté mon exemplaire à signer » !

D’autres encore, posent le doigt sur ton Grand Roman et, sur un ton indéfinissable : « - C’est vous qui avez écrit ça ? - Oui... (Silence.) - Ah, c’est bien... (Silence.) On en a beaucoup parlé, hein ? - Oui... (Silence.) Je l’ai pas lu. (Silence.) Je sais pas (les yeux fuyants) ce que ça vaut, mais ma sœur (les yeux au ciel) a trouvé ça pas mal. (Silence.) Moi, les romans (droit dans les yeux) ça m’intéresse pas, je lis que des biographies. »...

Lorsque - comme c’est souvent le cas - tu passes un trop long moment seul, l’hôte ou l’hôtesse du lieu, également responsable de la librairie ou chargé(e) de communication de la grande surface qui te surveille depuis tout à l’heure et passe à tout bout de champ un message dans le haut-parleur pour signaler ta présence aux clients qui ne l’auraient pas remarquée, vient meubler ton désoeuvrement en t’apportant un café un jus de fruit un petit gâteau C’est l’heure du goûter et en te demandant si ça va, si tu veux quelque chose, si tu n’as besoin de rien, et en s’excusant qu’il y ait aussi peu de monde - Pourtant la presse a été avertie à temps mais l’annonce a été faite un peu tard, ou pas dans les bonnes pages, ou ils se sont trompés de jour ou bien, à la réflexion, le samedi après-midi du début des vacances scolaires n’était peut-être pas la meilleure date mais quand on n’a pas d’enfants évidemment on n’y pense pas, et d’ailleurs quand elle t’a appelé elle n’avait pas le calendrier sous les yeux. Il faudra qu’elle fasse attention à ça la prochaine fois... Souriant, tu hoches la tête en lui assurant que ça n’est pas grave - d’ailleurs (tu désignes les étagères de livres autour de toi) si tu t’ennuies, tu as de la lecture - et en jurant, en ton for intérieur, qu’il n’y aura pas de prochaine fois.


Les invitations lointaines  : l’un des éditeurs étrangers qui publie ton Grand Roman en traduction et un centre culturel franco-local te proposent de présenter le livre avec ton traducteur. Tu sais - tu en as fait l’expérience à chaque fois - qu’ils te recevront avec chaleur et intérêt, et que tu rencontreras des gens passionnants, honorés que tu te déplaces alors même que c’est toi qui te sens honoré qu’on vienne te chercher de si loin... Tu es plus circonspect lorsque l’invitation vient d’une institution ou d’une ambassade de France :  quelques expériences désagréables t’ont fait comprendre que pour ces représentantes de l'Hexagone à l’étranger, écrivains et artistes ne sont pas vraiment invités pour parler de leur travail mais pour servir de faire-valoir à une culture française  en constant recul dans le monde, hélas, mon bon Monsieur, - tout comme nos dotations d’ailleurs....

Les congrès.
Chaque fois que tu es invité à donner une conférence plénière, tu arrives dans la salle à l’avance, tu écoutes l’orateur qui te précède et tu te demande sombrement ce que tu pourras bien raconter d’intéressant après lui. Lorsque on t’invite à gravir les marches, tu traverses l’estrade, tu te places derrière le pupitre avec la même incrédulité : est-ce vraiment toi qu’on a invité là ? Est-ce qu’ils n’ont pas fait erreur sur la personne ? Est-ce qu’ils ne surestiment pas un tantinet la valeur de ce que tu as à leur dire ?

Est-ce que tes causeries (longtemps tu les as improvisées en jetant sur deux feuilles blanches ou deux pages de carnet ligné les quelques points que tu voulais aborder - que le titre choisi t’inspirait - pour, une fois que tu les avais posées devant toi sur la table ou le pupitre, les oublier complètement et te mettre à raconter une histoire survenue le matin même, à voguer au gré des associations libres que cette histoire te soufflait en comptant sur les murmures et les rires de la salle pour te maintenir toujours à proximité du public invisible. À l’heure de l’électronique triomphante il devrait y avoir moyen de mettre les orateurs en lumière sans leur coller dans les yeux des feux de route qui leur interdisent de voir l’auditoire, non ?) vont faire le poids comparés aux textes - patiemment fignolés, écrits avec amour, mille et une fois corrigés, relus et commentés par des yeux sans complaisance puis enfin envoyés à l’imprimeur - sur lesquels ta réputation s'est construite ?

Et puis, chaque fois que tu prends la parole qu’on te donne, tu découvres que les femmes et les hommes de bonne volonté sont partout pareils, ils ont besoin d’encouragements, ils ont besoin d’enthousiasme, ils ont besoin qu’on leur dise que ce qu’ils font est bon, ils ont besoin de rire et de soupirer, ils ont besoin qu’on leur parle avec respect. Et, à qui leur parle ainsi, ils le rendent au centuple....



Aujourd’hui, tu descends du train pour une « Rencontre avec Martin Winckler à l’occasion de la sortie de son dernier livre » dans une bibliothèque ou un centre culturel ou une librairie, un soir de semaine (si c'est en région parisienne) ou un samedi en fin d’après-midi (si ça se passe en province) à l’invitation d’une association chargée d’organiser des rencontres avec écrivains dans la région alentour.

Ton hôte, ton guide, ton mentor t’a déjà reçu il y a quelques mois (il t’a conduit en voiture jusqu’à une toute petite commune du fin fond du département où, avec de grands sourires ravis parce qu’incrédules à l’idée que tu avais fait tout ce chemin pour venir jusque chez eux, plusieurs dizaines de personnes chaudement vêtues t'ont accueilli dans une grande salle municipale attenante à une toute petite bibliothèque). Pourtant, comme s’il s’agissait de ta première fois, tu as cherché des yeux son regard plus que son visage, car tu ne reconnais pas bien les visages de celles et de ceux que tu n’as vus qu’une fois ou deux - il t’arrive même parfois, et c’est très gênant, de ne pas reconnaître des visages bien plus connus encore.

Une de tes amies, orthophoniste, t’a expliqué que, lorsqu’on croise une personne qu’on connaît hors contexte, hors cadre, hors de l’image dans laquelle il ou elle s’est inscrit(e), ses traits peuvent n’évoquer aucun nom précis et ce (soupir de soulagement), en l’absence de toute dégénérescence cérébrale. Sachant cela, tu ne devrais ressentir aucune honte mais tu trouves toujours vaniteux, malgré tout, d’aborder des gens que tu ne connais pas pour leur demander si ça ne serait pas toi, par hasard, qu’il attendent. Alors, quelques jours avant ta venue, tu essaies de limiter les risques d’erreur en faisant de toi-même une description aussi simple que possible Je suis grand, cheveux courts, barbe poivre et sel et je porterai une veste en toile noire ou un blouson de cuir ou un duffle-coat à capuche. 

Vu les surprises que te ménage ta bobine chaque matin quand tu la redécouvres dans le miroir de la salle de bain, tu es toujours étonné de les entendre répondre : « - Ne vous inquiétez pas, je saurai qui vous êtes... - Ah, bon ? - Oui, votre visage est connu ! - Ah ? Bon... » Si bien que, lorsque tu t’avances dans le hall d’entrée, au milieu des couples qui se retrouvent et des parents venus chercher leur fille venue passer la fin de semaine, tu es soulagé de voir un sourire se former sur le visage d’une femme ou d’un homme portant un de tes livres serré contre sa poitrine et qui, t’apercevant, s’avance à ta rencontre, te tend la main : "Vous êtes Martin Winckler ? Je suis (te donne son nom) ravi(e) de vous rencontrer, avez-vous fait bon voyage ?"

Tu réponds par monosyllabes (tu es encore englué - au mieux, dans le chapitre que tu écrivais ; au pire, dans l’épisode que tu visionnais sur ton ordinateur - et il te faudra quelques minutes pour te libérer la tête) tandis qu’il/elle t’invite à le/la suivre vers le parking. Il ou elle te propose de mettre ton sac et ta valise dans son coffre, t’ouvre la portière et te met tout de suite dans le bain : "Nous sommes très, très heureux que vous ayez accepté notre invitation, j’espère que nous aurons du monde ce soir, mais malheureusement d’une rencontre à l’autre vous savez c’est imprévisible... Voulez-vous passer déposer vos affaires à l’hôtel ? "

11 commentaires:

  1. ...et comme exercice d'écriture que je me donne à moi-même il faudra que j'écrive ce que je ressens chaque fois (enfin ça n'arrive pas très souvent, et encore moins souvent depuis que je vis au désert culturel) que je vais à la rencontre d'un écrivain dont j'aime les livres, dont j'ai tout lu, dont j'ai la sensation, l'impression de tout connaître...

    Cette impression de décalage : il représente tant pour moi, et moi je ne suis rien pour lui qu'une des nombreuses, très nombreuses lectrices... Une de celle qui lui dira pour la millième fois "j'ai lu tous vos livres"...

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  2. Dur dur la vie d'écrivain!!!
    Merci pour ce texte qui me renvoie à d'excellents souvenirs, entre autres les innombrables heures passées à la franco-anglaise dans les années 70, où je discutais souvent avec une jeune (américaine?)qui y travaillait(si mes souvenirs sont bons!).Comme mentionné supra,un souvenir parmi autres bien sûr! (S/Z, private joke!)
    Quand on se rend à l'une de ces rencontres, on observe la personne invitée, sans remarquer qu'elle fait la même chose.Je suis impressionnée par la foule de détails de ce texte.

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  3. Oui Viviana, c'est ça : aller à la rencontre d'un écrivain qui est tant pour nous, et nous sommes si peu pour lui.

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  4. D'un point de vue général, je suis toujours gêné par l'auto-dévaluation. "Je ne suis rien pour lui". Est-ce que l'écrivain est vraiment "tant" pour le lecteur/la lectrice ? Est-ce que ça n'est pas la relation qu'a établie le lecteur/la lectrice avec le(s) texte(s) qui sont quelque chose. Et par conséquent, est-ce que ce "tant" n'est pas issu directement de la richesse intérieure de la lectrice/du lecteur au contact de textes ?

    Je pense sincèrement qu'il ne faut pas confondre deux choses : les relations qu'on noue avec un texte et les relations qu'on noue avec une personne. J'ai recontré beaucoup de lecteurs et de lectrices, et quelques-un(e)s sont devenu(e)s vraiment des ami(e)s. Non parce qu'ils (elles) m'apportaient "autant" que je leur apportais, mais parce qu'il s'est noué quelque chose. Indépendamment de l'écriture.
    Ne vous mésestimez pas.
    Et dites-vous bien que les écrivains, à moins d'être de purs narcissiques (il y en a) sont souvent dépassés par l'admiration qu'on leur porte. Ils ont, tout simplement, le sentiment qu'elle est démesurée.

    Mar(c)tin

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  5. Don Bruno de la Vega15 juin 2010 à 03:05

    Bien sûr Marc ! A ce propos j'aime bien citer un philosophe contemporain, qui a eu un certain succès dans les années 80, "N'oubliez pas que les chansons sont souvent plus belles que ceux qui les chantent"...
    Et puisque tu évoques certaines rencontres qui sont des grands moments de solitudes (je commence à connaître aussi...et parfois me vient à l'esprit la phrase "Mais qu'est-ce que je fous là ?" surtout dans les supermarchés...), il ne faut pas oublier l'inverse, je me souviens d'une de tes conf' à Orléans où malgré ton plan sur un ticket de métro, tu as fait plus que salle comble, puisqu'une deuxième avait été ouverte et l'auditoire te suivait sur écran géant..(Winckler, le Zidane de la littérature !!!)

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  6. La difficulté étant de déterminer la part entre ce qu'écrit l'auteur et ce qu'on va connaître de lui.
    Faire connaissance d'un écrivain dont on n'a rien lu est plus facile : on s'attache à la personne, on l'apprécie hors du cadre de ses écrits.
    Mais apprendre à apprécier une personne alors qu'on a l'impression de savoir beaucoup de choses sur elle, parce qu'elle a écrit, et qu'on a lu aussi entre les lignes.... c'est plus intimidant.
    Ne serait-ce que parce que j'ai l'impression de savoir beaucoup de choses sur l'écrivain, alors qu'il ne sait encore rien de moi.

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  7. Si j'étais un peu célèbre, cela ne me plairait pas spécialement de susciter de l'admiration. Du respect , de l'estime, oui, mais de l'admiration, non. Ou alors au sens premier du terme,c'est-à-dire "considérer avec étonnement ce qui est beau", car cela renvoie à notre capacité d'émerveillement. Il est intéressant de noter qu'au XVI° siècle admirer devienne "éprouver un sentiment de grande estime pour quelqu'un". Comme si le centre d'attention se déplaçait de l'objet (un roman par exemple) au sujet (l'auteur). Et de nos jours j'ai l'impression qu'admirer signifie souvent mettre sur un piédestal, donc se placer soi-même en position d'infériorité.Ce qui est peut-être parfois confortable, moins exigeant envers soi il faut bien l'admettre.
    Quant à l'auto-dévaluation,dont je ne comprends pas bien les motivations,j'ai l'impression que la jeune génération est moins complexée, et tant mieux!

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  8. Je ne crois pas que ce soit de l'auto-dévaluation.
    J'ai répondu peut-être un peu vite,car ce qu'a dit viviana a raisonné en moi. C'est elle qui a dit "cette impression de décalage : il représente tant pour moi, et moi je ne suis rien pour lui qu'une des nombreuses, très nombreuses lectrices". Donc voila, juste chaque lectrice est peu, la somme est beaucoup (et comment!).

    Un écrivain ne peut vivre de ses livres que si on les achète, enfin pour ceux qui vivent de leur livre, ce n'est pas toujours le cas.

    Vous parlez que, ce qui est quelque chose, c'est la relation du lecteur(trice) avec le texte. Bien sûr. Mais pas toujours uniquement ça.

    Que les écrivains, parfois, sont dépassés par l'admiration qu'on leur porte, je comprends. Comme pour toute personne médiatiquement connue (footballeur, présentateur télé, et d'autres...). Mais parfois seulement, beaucoup aiment ça, non?

    Que quelque chose se noue (ou non) au-delà de l'écriture, indépendamment de l'écriture dites-vous, oui c'est ça. Comme entre deux personnes lambda, qui se reconnaissent (ou pas).

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  9. J'aime beaucoup le nouvel habillage !

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  10. Et faire connaissance d'un écrivain qui n'a pas écrit les livres de lui qu'on a lus, quelle impression ça peut faire ?
    (Il y a plusieurs façon d'interpréter cette phrase : soit il les fait écrire, soit il ne les a pas encore écrits et on a voyagé dans le temps, soit on se trompe d'écrivain, ou encore il est devenu amnésique depuis qu'il les a écrits...)

    Et l'écrivain qui se trompe de lecteur, c'est possible aussi...

    J'avais un copain qui aurait voulu prendre une cuite avec tel ou tel écrivain ou musicien alcoolique : à mon avis il se gourait, ce qui compte c'est les livres, les concerts et les disques; c'est pas de boire "One bourbon, one scotch, one beer" avec John Lee Hooker, mais d'écouter sa chanson.

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