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lundi 9 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 4e épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images

(c) J.C. "Grec" Decoudun 

Plusieurs lectrices et lecteurs de ce blog (et de ce feuilleton) ont exprimé leur (bonne) surprise en se voyant invité·e·s dans ma "cuisine" (ou mon garage ; je parle souvent de "soulever le capot pour regarder comment ça tourne") et m'en ont remercié. 

C'est très gratifiant, et je l'apprécie beaucoup, mais ça me surprend toujours un peu : je ne trouve pas particulièrement extraordinaire de partager ma démarche. Quand j'étais adolescent, je passais mes samedis après-midi chez un ami artiste, Jean-Claude "Grec" Decoudun, et je le regardais peindre pendant qu'on parlait de science-fiction, de jazz et de BD (c'était un grand fan de Gotlib, entre autres). C'est un de ses tableaux que je vous montre ci-dessus. (A la fin de sa vie, il les a photographiés et m'a envoyé un CD des tableaux qu'il préférait...) 

Quand je lui demandais pourquoi il utilisait tel pinceau ou telle couleur, il me répondait volontiers et me montrait comment il rectifiait des cartes de marine (c'était aussi un excellent navigateur). 

Ca me laissait sans voix : j'étais infoutucapable de dessiner un pot de fleurs, alors le voir peindre me fascinait, même quand il répondait à toutes mes questions. Mais peu à peu, j'ai compris que peindre (ou écrire, ou faire de la musique, car il jouait aussi du trombone ) est un travail. 

Et quand on travaille longtemps, patiemment, on acquiert "du métier", comme mon ami Grec, et ça donne aux personnes qui n'ont pas fait le même travail le sentiment que les gestes sont "magiques". Ce qui rend toutes les explications un peu surprenantes... parce que justement, elles n'enlèvent rien à la magie... 

Mais cette magie, comme on dit en anglais, elle est in the eyes of the beholder, dans les yeux de la personne qui regarde. Comme quand on voit évoluer un couple de danseurs professionnels, ou une gymnaste qui jongle et fait des acrobaties avec un cerceau... ou un prestidigitateur qui fait disparaître un éléphant. 

L'écriture, c'est un peu la même chose. Le roman qui vous transporte, c'est l'équivalent de la séquence de Dansons sous la pluie que Gene Kelly et Stanley Donen et toute l'équipe du plateau ont mise en place, répétée et filmée pendant... trois semaines avant d'avoir obtenu un résultat satisfaisant, c'est à dire une suite de plans et de plans-séquences qu'il a ensuite fallu monter et intégrer au reste du film... Pour cinq minutes de produit "fini", quel boulot !!! 




En vous faisant entrer dans ma "cuisine", comme je le fais ici, je ne vous montre pas mon travail -- pour ça, il faudrait que je place une caméra au-dessus de mon épaule et que je filme à la fois mon clavier et mon écran, et que vous regardiez ça pendant... plusieurs heures, plusieurs jours de suite, ce qui serait un tantinet fastidieux. 

C e que je vous montre, ce sont les ingrédients. C'est la checklist, les pièces détachées. Et, croyez moi, j'en ai beaucoup plus qu'il ne m'en faut. Une fois que j'aurai fait le tri, faudra monter tout ça. 

***

Ecrire un roman historique et fantastique (puisque c'est de ça qu'il s'agit) s'accompagne d'un certain nombre de difficultés, surtout quand on veut être "crédible". Je me souviens avoir eu un jour une conversation avec Hervé Gagnon, écrivain et historien québécois, auteur d'excellents romans policiers historiques, au cours de laquelle je lui demandais comment il procédait, et s'il vérifiait tout. Il me répondit que l'essentiel, c'était d'être plausible et de faire confiance aux lecteurs. Quand un personnage ouvre une porte, que ce soit au 20e ou au 19e siècle, il n'est pas nécessaire de la décrire dans les moindres détais. Tout le monde sait ce qu'est une poignée de porte, parce que les portes n'ont pas changé beaucoup en un siècle (ni même en quatre). Ca ne devient nécessaire que si ladite porte (ou sa poignée) ont des caractéristiques qui entrent en jeu dans la narration : un lourd verrou, un judas, que sais-je ? Mais bien sûr, quand il s'agit d'un objet important (usuel ou non), la moindre des choses consiste à vérifier qu'il existait au moment où se déroule l'action. Et aujourd'hui, grâce à n'importe quel moteur de recherche, c'est possible de le faire pour à peu près tout, à l'année près... 

Dans le cas qui m'occupe, ce ne sont pas les portes qui me soucient, mais des éléments presque aussi triviaux : les vêtements que portent les personnages, ce qu'ils mangent, comment ils s'expriment, la circulation dans les rues (ce qui y circule)... 

Le moyen le plus simple de savoir tout ça, c'est de regarder des films. Le vingtième siècle est celui du cinéma, et l'apport documentaire d'un film sur l'époque à laquelle il a été tourné  est inestimable. Et, quand il s'agit d'un film historique tourné bien après l'époque représentée, il en dit beaucoup sur la manière dont on voyait et représentait cette époque lointaine au moment du tournage. 

Mais même si on s'en tient à des films qui se passent "dans leur temps", quand on voit Bogart téléphoner dans Le faucon maltais ou Le grand sommeil, on constate que les téléphones des années 40 n'avaient pas la même tête que ceux des années soixante. Outre qu'on évite un anachronisme (il n'y avait pas de téléphone sans fil, à l'époque), ça rappelle aussi que tout le monde n'avait pas le téléphone, qu'il y avait des cabines téléphonique à l'intérieur des cafés, par exemple, et qu'à une certaine époque, pour demander un numéro longue distance, il fallait passer par l'opératrice (qui pouvait par conséquent identifier l'origine de l'appel).  

Mais même l'âge d'un téléphone, c'est trompeur. Je revois Frasier (ça se prononce "frayjeur", pas "frazié"), la comédie télévisée, en ce moment. Elle date du milieu des années 90 et je ne me rappelais pas qu'il y avait déjà des téléphones cellulaires à l'époque (avant les smartphones). 


(Niles, le plus beau personnage de la série, interprété par l'extraordinaire David Hyde Pierce.)

Or, tous les "détails" et/ou objets usuels peuvent servir d'éléments de narration, même le téléphone. Je m'en suis servi par exemple dans Abraham et fils pour définir les modalités, en 1942, d'une dénonciation anonyme qui n'avait pas laissé de traces. 

***

Pour (d)écrire de manière plausible la ville de Tours en 1968 et en 1942, j'ai donc entrepris de regarder des films des années 60 et 40 (je vous en ai cité un certain nombre dans l'épisode précédent). 

Je n'ai pas encore tout regardé, la liste comporte une quinzaine de films en tout, mais voici ce que j'en ai tiré jusqu'ici (dans l'ordre de visionnage). 

La Ligne de démarcation (Cl. Chabrol, 1966) est tournée de manière semi-documentaire et plutôt réaliste, ça se passe en province, dans une ville située au bord d'un cours d'eau qui sert, de fait, de frontière entre la zone occupée et la "zone nono" (non-occupée). La châtelaine (Jean Seberg), d'origine britannique, apporte son concours à un réseau de "passeurs" qui aident des fugitifs à franchir la ligne. Le film s'efforce de représenter une sorte de "micro-société" de l'Occupation : les Allemands, les Français riches (le châtelain, officier de retour de captivité) mais qui ne veulent pas se mouiller, le traître (qui escroque et livre une famille juive à l'Occupant), les résistants, les villageois qui font de leur mieux pour survivre, les hommes  réfugiés à Londres qui se font parachuter en zone occupée pour apporter une radio et des informations aux maquisards, etc. Le film n'est pas dénué de "messages" plus ou moins subliminaux sur la résistance ordinaire (des femmes, en particulier), la trahison, le courage, la fidélité, la solidarité face au drame et à l'oppression. Le récit est simple, linéaire, et dans une certaine mesure chaque personnage joue le rôle qu'on attend de lui. Mais ce qui semble aujourd'hui convenu ne l'était peut-être pas en 1966. En tout cas, c'était une entrée en matière intéressante. 

La Traversée de Paris (Cl. Autant-Lara, 1956) est plus ancien de dix ans, et plus sombre. Et même très sombre, bien qu'il n'y ait pratiquement pas de coups de feu et pas de morts (du moins, au cours du récit). C'est une comédie noire, dans laquelle un homme ordinaire (Bourvil), "porteur de valises" pour joindre les deux bouts, doit véhiculer un cochon entier entre la boucherie qui l'a découpé (et le vend au noir) et le boucher qui doit le mettre sur le marché. Contrairement à ce que je pensais, ce n'est pas une description du marché noir, mais une analyse assez antipathique de la manière dont les Parisiens font face à l'Occupation. Le protagoniste est en effet obligé de faire équipe au dernier moment avec un inconnu (Jean Gabin) qui, pendant toute leur équipée, lui met des bâtons dans les roues, se moque de lui et le fait tourner en bourrique. Il se révèle être un privilégié, peintre qui vit bien de ses tableaux et qui l'a accompagné "pour voir jusqu'où ça mène". Autrement dit, il s'est offert une visite en touriste parmi les pauvres, cette "saleté de pauvres" (c'est lui qui le dit) qui tentent de survivre. C'est un film très antipathique, dans lequel aucun personnage n'est attachant, et qui se termine de la manière la plus sombre qui soit : même en temps de guerre, les riches s'en tirent toujours, et les pauvres portent les valises des autres. 

Le film ne dit pas grand-chose sur l'Occupation, il en dit bien plus sur le regard du cinéaste, mais je n'arrive pas à déterminer si ce regard est nihiliste et méprisant, ou s'il se veut une analyse mordante de la lutte des classes en temps de guerre. En tout cas, je n'ai pris aucun plaisir à le voir... 

Le Père tranquille (René Clément, 1946) est un film infiniment plus sympathique. Inspiré par des personnages réels, il met en scène un petit homme discret (Noël-Noël), fonctionnaire retraité, qui passe son temps à faire pousser des orchidées mais est en réalité chef d'un réseau de résistance provincial. Et cela, à l'insu de sa famille - sa femme n'y voit que du feu, son fils (José Artur, tout jeune) le prend pour un planqué et brûle d'entrer dans la Résistance, et sa fille finit par le percer à jour. C'est un film réaliste, mis en scène de manière très économe, qui m'a fait penser aux films britanniques de la même époque, où la gravité et le drame sont contrebalancés par des moments de comédie inhérents à la situation et qui ne sont jamais gratuits. 

C'est un film aussi chaleureux que le précédent est froid. Il n'a pas la réputation du film d'Autant-Lara, mais il me semble plus proche, dans le temps et dans l'esprit, de ce que devait être vraiment la vie sous l'Occupation, y compris dans des familles dont certains membres avaient, à l'insu des autres, une activité clandestine. Comme dans le film de Chabrol, le rôle des femmes dans la transmission des informations et la cohésion des réseaux est bien montré. La Résistance n'aurait pas pu s'organiser et survivre sans elles. 

La Grande Vadrouille (G. Oury, 1966) est une comédie, l'un des plus grand succès du cinéma français, et je me suis décidé à le revoir avec réserves (j'ai dû le voir quatre ou cinq fois pendant mon adolescence - au cinéma à sa sortie et à la télévision par la suite), tant je craignais de m'infliger un pensum. Eh bien, j'ai passé un très bon moment. C'est un film authentiquement drôle, grâce au duo Bourvil-De Funès mais aussi au trio qu'ils font avec Terry Thomas (une scène aux bains turcs absolument hilarante, à bien des niveaux, quand on devine que si le pilote anglais a donné rendez vous à des résistants, c'est qu'il a dû fréquenter l'endroit assidûment avant-guerre, et pas seulement pour les eaux...). 

L'argument est simple : deux Français que tout sépare - un peintre en bâtiment et un chef d'orchestre de l'Opéra - aident trois parachutistes britanniques abattus au-dessus de Paris à franchir la ligne de démarcation. Le scénario est très bien écrit et cohérent, les dialogues excellents, le jeu des acteurs, les gags visuels et de slapstick tout à fait réussis. Ca m'a rappelé les films de Buster Keaton et de Mack Sennett (c'est une course poursuite avec l'armée allemande dans le rôle des Keystone Cops) mais il m'a fait aussi penser (je sens que certains vont hurler, mais j'assume) à la plus grande comédie qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale : j'ai nommé To Be or not to Be d'Ernst Lubitsch (1942), que je ne saurais trop vous recommander si vous ne l'avez jamais vue ou pas revue récemment. 



C'est à ce pur chef-d'oeuvre que le film rend hommage, à mon avis, et cela sans se déshonorer ni déshonorer son modèle. 

Il y a dans le film de G. Oury une folie burlesque réjouissante, sans une seule de ces plaisanteries graveleuses ou scatologiques dont les comédies françaises sont pourtant friandes. Et ici encore, des femmes (interprétées par Marie Dubois, Colette Brosset et  Andréa Parisy) jouent un rôle actif et majeur et non "utilitaire" dans l'histoire.  C'est drôle, c'est efficace, et historiquement parlant, ça ne raconte pas n'importe quoi ; la contribution des nonnes des Hospices de Beaune à l'équipée des fugitifs a eu un équivalent dans la réalité : lesdites religieuses ont effectivement caché, pendant des mois, un chef de réseau au risque de se faire arrêter et fusiller. 

Comme je le disais dans l'épisode précédent, il y a un lien entre le film d'Oury et le musée du compagnonnage à Tours. Dans ledit musée est en effet exposé une grande reproduction des Hospices de Beaune entièrement fabriquée avec en nouilles alimentaires par un compagnon cuisinier bourguignon, Georges Bouché. 

A mes yeux, La Grande vadrouille est en un sens une oeuvre de compagnonnage, de par le principal moteur qui anime ses personnages : la solidarité.  

Last but not least, j'ai revu Le chagrin et la pitié - chronique d'une ville française sous l'Occupation (Marcel Ophuls, 1969). Commandé par la télévision française, ce documentaire de quatre heures en deux parties raconte la période à travers des images d'archives mais aussi grâce à des entretiens avec des témoins français, allemands et britanniques -- soldats d'occupation, résistants, collaborateurs plus ou moins avoués, hommes politiques et "simples citoyens".  

C'est un document passionnant et exceptionnel, qui contribua à mettre à mal l'image d'Epinal qui prévalait après-guerre - celle d'une France unanimement hostile à l'occupant. On y apprend une foultitude de choses et il peut être revu deux ou trois fois sans effort tant il est riche et dense. 

Preuve qu'il "gênait aux entournures", la télévision refusa de le programmer une fois terminé et c'est grâce à une sortie en salles qu'il toucha le public français. D'après Marcel Ophüls, le directeur de la RTF serait allé demander au Général de Gaulle ce qu'il pensait de la diffusion de ce document "révélant des vérités encombrantes". De Gaulle lui aurait répondu "Les Français n'ont pas besoin de vérité mais d'espoir." 

Je n'en ai pas trouvé de bande-annonce en français (c'est dire...) mais on peut voir beaucoup d'extraits et l'intégralité du film en ligne sur divers sites... 

Du point de vue strictement factuel, Le Chagrin est l'oeuvre la plus éclairante de cette liste, bien évidemment, mais il met en relief la manière dont chacun des autres films représente et reflète fidèlement ou au contraire "romance" l'ambiance de l'époque. 

Dans le prochain épisode, je vous parlerai d'autres films et des premiers documents écrits que j'ai consultés ces dernières semaines.  

(A suivre...) 

Les épisodes précédents : 

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie


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