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mercredi 13 mai 2015

Le métier d'écrivant (30) - A quoi je pense devant ma page blanche ?


« A quoi pense un écriva(i)n(t) avant de se lancer à écrire ? Que se passe-t-il dans sa tête ? » m’a demandé A. ce matin dans un courriel transatlantique. « Dans quel état d'esprit se trouve un auteur quand il ouvre un nv fichier ou qu'il se trouve devant sa page blanche. A tout hasard, en as-tu déjà parlé dans un texte ? Je viens de regarder tes fichiers, et je ne crois pas (j'ai juste retrouvé le doc sur la machine à écrire). »



(John Irving)

Eh bien c’est assez simple : je pense à ce que je suis sur le point d’écrire. Dans W ou le souvenir d’enfance (dont je ne saurais trop vous recommander la lecture), George  Perec écrit (je cite de mémoire) « l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché/e/ » (Je mets le « e » entre slash parce qu’il manque dans le texte, ce qui est grammaticalement incorrect (l’écriture a été déclenchée par l’indicible) mais littérairement approprié dans un texte dédié à « E » - la famille disparue de l’auteur.) J’adhère tout à fait à la manière dont il décrit la chose : l’écriture commence bien avant que je me mette au clavier. 




Et là, je pourrais citer mon autre "totem" littéraire (je crois que c'est la première fois que je les cite dans le même texte), Isaac Asimov qui, dans son autobiographie I. Asimov (je vous recommande l'excellentissime traduction d'Hélène Collon - Moi, Asimov), à la question que lui posait une journaliste - "Que faites-vous pour vous mettre en condition d'écrire ? Est-ce que vous enfilez vos pantoufles fétiches, est-ce que vous affûtez vos crayons ?" - répondait en substance (ici encore, je cite de mémoire) : "J'approche mes doigts suffisamment près du clavier pour qu'ils atteignent les touches, et j'écris."



(Isaac Asimov) 

Qu’il s’agisse d’une nouvelle, d’un texte « engagé », d’un article, d’un roman, ce qui vient d’abord, c’est l’idée – et dans ma tête, elle vient sous forme de mots, pas d’images. Parfois, c’est un dialogue, une suite de répliques : une personne dit quelque chose et une autre lui répond. 

Parfois, c’est une situation : « Et si… je racontais mes études de médecine en faisant un remake des Trois Mousquetaires ? » « Et si… je transformais Barberousse de Kurosawa en bildungsroman qui se déroule dans un centre de santé des femmes ? » « Et si… je faisais habiter la maison où j’ai grandi par une autre famille que la mienne ? » (C’est l’argument de mon roman en travail, Abraham et fils.) « Et si... j'écrivais un roman d'amour avec voyage dans le temps qui réinvente le mythe d'Orphée aux enfers ? » (C'est l'argument d'un autre roman, pour lequel j'ai déjà écrit un certain nombre d'ébauches, Some Other Time.) 

Quand je me mets au clavier, j’ai déjà les mots, j’ai déjà les premières phrases. Parfois, ce ne seront pas les premières phrases du livre : quand j’écrivais La Maladie de Sachs, le monologue de Fanny, la mère de Bruno, et celui de Bruno sur la toilette du mort, sont venus très tôt, mais ils se sont retrouvés au premier quart et à la toute fin du livre. Quand j’ai commencé En souvenir d’André, j’ai écrit les deux chapitres concernant les parents du narrateur en tout premier. J’ai ensuite rajouté l’introduction en italiques, qui situe la narration, le narrateur et son témoin. 

Pour Le Chœur des femmes, le début est venu tout de suite, j’ai écrit le monologue initial de Jean « au masculin » jusqu’au moment où Karma révèle qu’elle est une femme, et puis j’ai laissé reposer pendant trois ou quatre mois avant de poursuivre. Dans tous les cas, la rédaction est déclenchée par une phase mentale de composition. Quand je suis au clavier, j’écris sous la dictée des voix intérieures. 
(Glenn Gould)

De sorte que quand je me mets au clavier, je le fais parce que je sais déjà - plus ou moins - ce que je vais écrire, ou plutôt « à quel sujet » je vais écrire. Alors, stricto sensu, quand j’ouvre le traitement de texte, je n’ai pas besoin de penser à ce que je vais écrire, c’est déjà fait, je m’y mets et je compose, comme j’imagine que le fait un musicien qui a une mélodie – ou des accords, ou des harmonies – dans la tête et qui les pose sur le clavier de son piano pour voir comment ça sonne. Ecrire, à ce moment-là, c'est mettre les idées, les pensées, les phrases à l'épreuve du visible. (Les livres que j'imagine sont toujours plus grands dans ma tête que lorsqu'ils sont achevés sur le papier. Mais leur "grandeur" dans ma tête est fantomatique, évanescente, impalpable, impossible à appréhender. Alors qu'une fois sur le papier, ils prennent... du volume. C'est mieux.) 

C'est d'ailleurs ce qui s'est passé ce matin : j'ai reçu le courriel d'A., et il a déclenché cette réponse sous forme d'entrée de blog. D'une certaine manière, ce que j'écris constitue les réponses aux questions - intérieures ou extérieures - qui se présentent à moi. Je peux le faire de vive voix, ou par écrit. Et certaines ne peuvent se faire que par écrit. "Quand la réalité est compliquée" disait Pierre Bourdieu, "on ne peut l'expliquer que de manière compliquée." Produire un texte plutôt qu'une réponse orale est ce qui me permet de donner des nuances - et aussi de les trouver : quand j'écris, les mots écrits en libèrent d'autres, qui surviennent sans que j'y ai pensé auparavant. Ecrire n'est pas une souffrance, en ce qui me concerne, c'est une résolution - dans les deux sens du terme : un désir et un accomplissement. 


(Bill Evans)

La corollaire de ce que je viens d’écrire, c’est que je n’ai pas d’angoisse de la page blanche. Et cela, pour deux raisons : j’ai toujours des douzaines d’idées de textes à écrire, tout le temps ; je suis toujours en train d’en composer plusieurs dans ma tête. J’ai une autre angoisse, en revanche : celle de ne pas avoir la possibilité d’écrire tout ce que j’ai envie d’écrire. 

Je sais que j’en ai la capacité. Je ne me pose pas trop la question de savoir si ça sera « bon » ou pas (j’ai assez de métier, à présent, pour le sentir, ou le reconnaître quand un lecteur ou une lectrice de mes ébauches me le disent) ; je ne me pose pas trop la question de savoir si c’est justifié (si j’en ai envie, le désir est une justification suffisante) ; je ne me pose pas trop la question de savoir si ça sera publié (les blogs sont une bénédiction pour les textes qui ne le sont pas). 

Mais je me demande souvent si j’aurai la force, le courage, le temps de le faire. Jusqu’au moment où je me mets à écrire. Et là, les interrogations n’ont plus d’objet, car je suis dans l’écriture, comme Glenn Gould ou Bill Evans étaient « dans le piano ».




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