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jeudi 14 mai 2015

Le métier d'écrivant (31) - L'écriture, un état mental modifié ?

A la suite de l'article précédemment posté ("A quoi je pense devant ma page blanche"), A. me renvoie une rafale de questions (en italiques). J'essaie d'y répondre.

Plein de choses surgissent à la lecture de cet article :
Le fait que ce sont des mots qui émergent en premier, qui sont représentés dans ton esprit. Est-ce que ce sont des mots issus de ce que tu as vécu (= représentation de ton expérience), des mots lus dans tes lectures du moment, des mots que tu aimes ? Le sais-tu ? t'en rappelles-tu ?

En général, ce sont des phrases entendues ou lues, mais aussi, comme je l'ai mentionné, des situations hypothétiques, qui s'élaborent au fil de la pensée - avant toute écriture. Pour Le Choeur des femmes, par exemple, je voulais d'abord raconter les dialogues entre un médecin et les patientes dans un centre de planification. Ca aurait commencé par les phrases que je disais : "Que puis-je faire pour vous ?" ou même, à la fin de ma pratique, j'invitais la patiente à s'asseoir et je disais simplement : "Racontez-moi."
Narrativement parlant, je trouvais ça un peu fruste (le médecin écoute, la patiente parle) et je me suis dit : "Je vais introduire un tiers" - le médecin en formation. C'était forcément plus dynamique. C'est une situation que j'avais connue un peu, mais pas beaucoup (je ne voyais pas souvent d'internes ou d'étudiants à mes consultations), et ça me donnait envie de l'explorer.

Ensuite je me suis demandé : "Est-ce un homme ou une femme ?" Et très vite, il m'est apparu que ça serait une femme "masculinisée" par la médecine. Elle serait écartelée entre sa profession et son genre. Et en plus, elle serait dans une position inconfortable : chirurgienne contrainte d'écouter, émotionnellement défensive, anatomiquement "ambigüe", etc. Du coup, ça m'a donné le début : le monologue intérieur de Jean, qui, pendant quarante page, s'exprime comme un homme - au point que les lecteurs, eux aussi, pensent que c'en est un. Et ça, c'était une contrainte d'écriture que je voulais expérimenter aussi.

Je ne suis évidemment pas le premier à le faire, un excellent roman de Gilles Rozier, Un amour sans résistance, est fondé sur ce principe narratif : on ne sait pas, d'un bout à l'autre, si le narrateur est un homme ou une femme. Et je sais qu'Anne Garetta a fait quelque chose de similaire dans son premier roman, Sphinx (que je n'ai pas lu, mais qui a aussi une très bonne réputation). Dans Le Choeur des femmes, comme dans La Vacation, où la narration est entièrement faite à la deuxième personne, j'emprunte un procédé qui convient à ce que je veux raconter. Ce type de choix fait toujours partie de mes réflexions préalables (non écrites) à la rédaction d'un roman.

Il s'est passé la même chose quand j'ai cherché comment écrire La Maladie de Sachs et Les Trois Médecins : je n'ai pas cessé de "mouliner" l'idée de départ dans ma tête en me demandant "Comment je raconte ça ?" Pour Sachs, c'est venu par élimination : si ce n'est pas le médecin qui raconte, ni un narrateur omniscient, alors ce sont tous les autres qui racontent (et, du coup, tous les personnages ont des noms d'écrivain... :-)

Pour Les Trois médecins, je passais mon temps à me dire : "Je veux raconter mes études de médecine sous la forme d'un roman d'aventures et d'amour, politique et épique, qui parle de l'amitié. Mais c'est impossible, personne n'a jamais fait ça." Et quand il m'est venu que si ! Dumas l'a fait ! et que je pourrais reprendre la trame (et l'esprit) des Trois Mousquetaires, tout s'est mis en place et je me suis mis à écrire au galop. Donc, pour résumer : je pars d'une situation ou de paroles ("Je veux raconter telle chose ") qui font l'objet d'une élaboration mentale parfois assez longue. Et une fois que j'ai deux éléments indispensables ("Comment je raconte ça ?" et "Qui parle ?"), je me mets à écrire.

Dans le livre que je termine actuellement, il y a deux narrateurs, le premier est l'enfant dont c'est l'histoire, le second est très peu conventionnel et reste inconnu (et très mystérieux, j'espère) jusqu'au dernier chapitre. C'est seulement après avoir décidé qui était l'autre narrateur que j'ai pu commencer à écrire.

Les "voix intérieures" qui te dictent le texte à écrire m'interrogent bcp. Comment y as-tu eu accès ? Comment "deales-tu" avec ? Sont-elles irrépressibles ? Ont-elles tjs été là ? Ont-elles un lien avec les personnages de livres lus dans ton enfance ? Ont-elles un timbre particulier ? familier ? (La liste d'interrogations est longue.)

Ces voix intérieures sont celles des personnages, des narrateurs. Quand j'écris à la troisième personne, c'est le plus souvent pour une nouvelle. Un roman, il y a toujours des personnages qui le racontent. Alors je ne crois pas qu'il s'agisse de voix particulières, mais plutôt d'une "vocalisation" de la narration dans ma tête (je ne sais pas si ce que je dis là a du sens...) - le narrateur n'est pas désincarné, il a un corps, une personnalité. Et je n'ai pas à "dealer" avec cette vocalisation, c'est ma manière de raconter - et d'être, probablement. Même quand je parle, je raconte. J'évoque ce que j'ai lu, vu, entendu, vécu, en appui de ce que je dis. En conférence, je fais tout le temps des apartés qui sont autant d'histoires insérées dans mon propos pour illustrer ce que je dis ou qui viennent par associations libres. Et le timbre, c'est celui de ma voix intérieure, celle que j'entends quand je lis. Bref,  je suis un narrateur monophonique. :-)

Alors je ne crois pas que ça vienne de mes lectures (ou du fait que j'écoutais beaucoup la radio ou des livres-disques quand j'étais petit), je pense que c'est l'inverse : c'est parce que j'aime les narrations "vocalisées" et personnalisées. L'un des romans les plus saisissants que j'aie lus, The French Lieutenant's Woman (La maîtresse du lieutenant français) de John Fowles, utilise un procédé épatant : c'est écrit à la troisième personne, et de temps à autre, sans crier gare, Fowles s'adresse au lecteur comme s'il était en train de nous lire son roman à haute voix et s'arrêtait pour faire des commentaires. Ca donne au livre une énergie saisissante. J'aimerais être capable de faire ça.

Les mots qui t'arrivent en premier, avant que tu ne te mettes à écrire, t'apparaissent sous quelle modalité : phonique, graphique, sémantique ?

Phonique. Je ne vois pas les mots écrits, je les entends. Et c'est le ton de la voix qui leur donne leur sens, leur énergie, leur ironie ou leur sérieux.

Pourquoi les mots écrits libèrent-ils davantage d'autres mots que les mots prononcés à l'oral ?

Je ne pense pas qu'ils les libèrent davantage, mais ils le font autrement. Je procède essentiellement par association d'idées ou d'images à travers les associations de mots. Un mot en appelle un autre, et ça donne une expression, une formule. Et les phrases appellent des images ou des souvenirs ou des idées et ça donne d'autres phrases. Ca se produit aussi quand je parle, et c'est très agréable de pouvoir utiliser ça pour improviser une conférence à partir de quelques notes jetées sur une page de carnet, mais pour un article ou un livre c'est différent : j'écris et ensuite je relis et je peux remanier, mettre de côté ce qui est une digression et reprendre ce qui n'est pas complètement développé, ou permuter un paragraphe avant un autre, etc.

Mettre ses mots sur le papier, et encore plus sur un écran, où on peut les manipuler comme on veut, c'est beaucoup plus riche que les dire. Les paroles s'envolent. Et parfois c'est dommage : ça m'arrive régulièrement d'avoir une idée au moment où je parle (je m'entends la dire, je l'élabore en même temps que je la dis) et je la note quand je peux, mais quand c'est pendant un cours ou une conférence, c'est plus difficile, et je le regrette.

C'est pour ça que je ne dis jamais non aux personnes qui demandent à m'enregistrer ou à me filmer ; et j'ai plaisir à me réentendre parce que je retrouve le cheminement de pensée et parfois les idées qui me sont venues pendant que je parlais mais que j'ai oubliées ensuite. Parler et écrire, pour moi, sont des processus de travail de la pensée. En parlant, en écrivant, je cherche, je teste, j'affine. Mais quand c'est de l'écrit, c'est beaucoup plus simple à travailler, et plus riche aussi.

Dans ton texte, vers la fin, j'ai lu à plusieurs reprises "révolution", plutôt que "résolution". Mais j'ai l'impression que c'est le même sens, au fond ("révolution" avec le sens "trajet sur lui-même")

J'ai choisi "résolution" à dessein : je suis résolu, et j'aspire à des solutions... Une révolution, c'est quelque chose qu'un corps céleste fait autour d'un autre. C'est un peu répétitif. Et je cherche plutôt l'évolution. Le pas en avant.

Est-ce que les mots découlent directement de ton esprit sur le clavier, ou tu fais filtre, à cette étape ? Ou bien c'est une fois les mots écrits que tu fais filtre, lors de la relecture ? Une sorte de garde-fou ? qu'est-ce qui fait filtre, dans ton cerveau, selon toi ?

Je ne sais pas si je peux répondre précisément à cette question. Quand j'écris, j'ai la sensation (et sans doute l'illusion, si j'en crois deux livres lus ces dernières années - Thinking fast and slow, de Daniel Kahnemann ; The Folly of Fools: The Logic of Deceit and Self-Deception in Human Life de Robert Trivers) que mes pensées s'inscrivent directement, sans filtre. Mais je filtre quand même : en choisissant un mot plutôt qu'un autre, en effaçant un bout de phrase et en ajoutant autre chose, en allant dans une direction plutôt qu'une autre. Ca semble se faire spontanément, mais en réalité, la pensée est un processus très inconscient, et ce que nous exprimons de vive voix ou par écrit n'en est que la partie émergée.

Cela étant, j'ai aussi le sentiment que d'autres filtrages ont lieu plus tard, à la relecture/réécriture (je relis/réécris tous mes textes de nombreuses fois, d'un bout à l'autre, mais aussi en me concentrant sur certaines parties, pages, paragraphes, phrases). Et ces filtrages sont multiples : changer les noms de personnages utilisés dans une version initiale ; inverser des dialogues (parce que ça correspond mieux à un personnage qu'à un autre, mais à la première écriture je ne l'ai pas vu) ; et bien sûr réécrire des phrases, changer des tournures, choisir d'autres mots, etc. Tout ça est du filtrage de sens, ce n'est pas seulement "esthétique" ou "cosmétique". C'est les deux à la fois. Quand on change les mots, on modifie à la fois la forme et le fond - car on modifie la perception qu'on en a soi-même et, par conséquent, celle qu'en aura le lecteur.

Par exemple, dans les premières versions de La maladie de Sachs, je dis à un moment que Bruno voit passer dans la rue un couple - une femme âgée et un homme plus jeune - son fils "mongolien". C'est le terme que j'utilisais quand j'étais jeune étudiant en médecine et dans mon esprit il n'était pas péjoratif, mais je l'employais comme synonyme de "personne trisomique" ou "atteinte de syndrome de Down", comme on le dit en Amérique du Nord. Une de mes amies, médecin en Italie, et qui est très investie dans les associations d'aides aux personnes trisomiques et à leur famille, m'a dit que c'était ressenti comme péjoratif. Alors j'ai modifié le texte des éditions ultérieures (en poche, en particulier). Inévitablement, ça change le sens : dans les versions initiales, on peut penser que Bruno a du mépris pour les personnes trisomiques. Ce n'était pas mon intention, mais on ne mesure pas toujours le poids des mots (ni leur perception à quarante ans d'écart). J'essaie de faire attention à ça, mais bien sûr, on ne peut pas tout contrôler.

Est-ce qu'on pourrait imaginer que lorsque tu écris, tu te trouves dans un état mental modifié ?

"Modifié" dans le sens où l'état mental peut être modifié par une drogue ? Peut-être. Quand je suis "dans" un livre, que je ne pense qu'à mon histoire, je suis excité de l'écrire parce que je veux connaître la fin. Et je ne la connais pas toujours exactement : je sais "où" je vais finir (Qui parle à la fin, à qui, de quoi). Mais je ne sais pas exactement quels choix je ferai pour les personnages. Par exemple, il m'est arrivé à de nombreuses reprises de décider qu'un personnage mourait et de changer d'avis in extremis.

Il y a donc toujours une grande part de surprise dans l'écriture, parce que même si c'est moi qui fais raconter l'histoire aux personnages, je ne sais pas toujours exactement quels détails, quels rebondissement vont surgir : je les sens parfois poindre, sans prévenir, une demi-page avant de les écrire. Quand j'en suis à ce stade d'écriture-exploration-découverte, je ne pense plus qu'à l'histoire et à son déroulement. Je ne sens plus mon corps - je peux écrire quinze heures d'affilée et me lever seulement pour me dégourdir les jambes, me faire un café, grignoter une bricole. J'y pense à table, j'y pense en me couchant, j'en rêve, j'y pense tout le temps. C'est même parfois dans la douche ou en faisant la vaisselle que certaines solutions narratives me viennent.

Et dans ces moments-là, quand j'écris, je suis en vitesse de croisière, comme un bateau qui semble glisser sur les vagues, et intérieurement je "plane", un peu comme les coureurs de Marathon qui disent ne plus sentir la douleur, ni la soif, ni la faim, ni rien au bout d'un certain temps de course. Ils sont dans la course, un point c'est tout. Moi, je suis dans l'histoire, un point c'est tout, et j'imagine que si on me mettait dans un appareil à IRM à ce moment-là, on verrait s'allumer des zones du cerveau qui ne s'allument pas au cours d'autres activités mentales. Dans ces moments-là, je ris et je pleure facilement, et beaucoup.

J'étais dans cet état-là pour tous les romans que j'ai écrits vite : Les Trois Médecins, Le Choeur des femmes, Le Numéro 7, et le dernier en date, Abraham et fils. C'est un état très agréable, très excitant, que j'aime atteindre et qui me transporte - même si le plus souvent, je n'y parviens qu'après avoir écrit la moitié du roman ou les deux tiers. C'est le "rush" de la fin, ça met du temps à venir et, quand le premier jet du livre est fini, ça retombe.

Parfois, je ne suis pas tout à fait content de ce que j'ai écrit, de l'effet que produit le dernier paragraphe d'un chapitre "de révélation" ou de "reconnaissance", et comme je le réécris dix, vingt, trente fois, je prolonge cet état d'excitation (ou c'est l'état d'excitation qui m'incite à réécrire jusqu'à ce que je me sente usé).

Alors, oui, peut-être que c'est un état mental "modifié", comme on peut le ressentir (j'imagine) sous l'effet de l'alcool ou d'une drogue ou de la course à pied. Pour ce qui me concerne, ça ressemble plutôt à l'ivresse, l'exaltation, l'euphorie du sentiment amoureux.

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PS : Avis aux lectrices et lecteurs : toutes les questions de ce genre sont les bienvenues. (martinwinckler @ gmail.com)

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