Rubriques

vendredi 11 octobre 2013

Ecrivains/médecins - par Mar(c)tin Winckler


Quels sont les écrivains-médecins que vous admirez le plus ?

Que l’auteur soit médecin ou non m'importe peu, c’est le livre qui compte. Et même si mon intérêt pour le soin et le partage me pousse vers certains types de livres, ils ne sont pas tous "médicaux" ou inspirés par la médecine. Et ceux qui m’ont marqué n’ont pas tous été écrits par des médecins. Je pourrais citer Le Passage de Jean Reverzy, Contre-visite de Marie Didier, Les hommes en blanc d’André Soubiran, les Doctor Stories de William Carlos Williams, les Contes de Jacques Ferron, Une éducation anglaise de Christian Lehmann ou Les Aventures de Sherlock Holmes mais aussi La ventriloque de Claude Pujade-Renaud, Hosto-Blues de Victoria Thérame, Le spectateur de Daniel Zimmermann, La Peste d’Albert Camus, Middlesex de Jeffrey Eugenides, L'enterrement de François Bon, Tom est mort de Marie Darrieussecq, Philippe de Camille Laurens, Mars de Fritz Zorn, La maladie humaine de Ferdinando Camon, La Maîtresse de Wittgenstein de David Markson, Cigarettes de Harry Mathews, The Cider House Rules de John Irving, The House of God de Samuel Shem, W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec… D’ailleurs, ma thèse de doctorat en médecine était dédiée à la mémoire du Docteur Bernard Dinteville, personnage discret de La Vie mode d’emploi ! Ce que j’admire, c’est le travail, l’intelligence, la sensibilité, l’engagement que je perçois dans les livres qui me touchent.  

Vous ne citez pas Céline…

Non. Je me refuse à le lire. Je ne reprocherai à personne de le lire, et je m’opposerais à ce qu’on brûle ou censure ses textes, car il faut qu’ils puissent être étudiés – comme Mein Kampf, d’ailleurs – mais je déteste la haine, je lis par plaisir et pour m’éclairer sur le monde, et les « qualités » supposées de son écriture ne sont pas suffisantes, en elles-mêmes, pour que je m’immerge dedans. A mes yeux, les « accomplissements » artistiques d’un homme ne justifient jamais d’absoudre son comportement en tant qu’être humain, car ils ne lui sont pas extérieurs. Ce que raconte un écrivain et la manière dont il le raconte ne peuvent être séparés de ce qu’il est, de ce qu’il pense, de ce qu’il fait. Dire : « Céline était une crapule, mais c’est tout de même un grand écrivain », cela laisse entendre que l’homme et ce qu’il produit peuvent être considérés selon des critères moraux distincts, a fortiori si le type en question est mort. Or, les valeurs morales d’un écrivain guident ce qu’il raconte et sa manière de le raconter, et survivent, dans ses textes, à son existence physique ; mais de plus, à mon sens, une pareille dichotomie n’est pas défendable, car elle sous-entend que la production artistique finit par s’affranchir des valeurs morales qui l’ont produite. Or, notre appréciation de l’art clame le contraire : il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer que El Tres de Mayo de Goya ou Guernica de Picasso n’ont rien à voir avec leur sentiment de colère et d’injustice devant les atrocités que leurs tableaux décrivent. Il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer que Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl ou Octobre de Eisenstein ne sont pas des films de propagande. Ce que j’entends dans le « Céline était une crapule, mais c’est tout de même un grand écrivain », est à mon sentiment une déclaration complaisante qui suggère que le « style célinien », comme disent les exégètes, serait aujourd’hui – grâce à des vertus qu’il faudrait d’ailleurs définir – innocent des intentions de l’auteur. Ou encore qu’il y aurait deux Céline, l’auteur des « chefs-d’œuvre » et l’auteur des pamphlets antisémites, lesquels n’auraient rien à voir l’un avec l’autre. On ne peut pas défendre d’une part que Céline est un humaniste dans Le Voyage et, d’autre part, qu’il s’abstient de l’être dans Bagatelles… S’il était montré qu’après avoir écrit Mort à crédit, Céline a pris des drogues hallucinogènes et qu’il a écrit Bagatelles pour un massacre et les autres pamphlets en état de délire paranoïaque permanent, on pourrait débattre. Mais ça ne résoudrait pas la question de savoir pourquoi, après son amnistie, il ne regrette pas publiquement avoir incité au massacre. Il dit avoir péché par vanité, mais il ne regrette rien. Cela aussi dénote une posture morale particulière. Rien, ni dans l’attitude de Céline, ni dans celle de ceux qui l’admirent, n’est parvenu à me convaincre que je peux me laisser pénétrer par la grandeur de sa prose sans risque de valider l’hypothèse de « l’art innocent des intentions ». Cela équivaudrait à admettre que les valeurs qu'il défend, dans ses « chefs-d’œuvre » comme dans ses pamphlets, n’ont plus d’importance aujourd’hui. Et je ne veux pas dire « J’ai lu Céline », inviter à ce qu’on me demande : « Qu’en pensez-vous ? » et me retrouver entraîné dans une discussion sur ses qualités d’écrivain. C’est une discussion que je choisis de ne pas avoir. Philip Roth revendique le droit de « suspendre sa conscience juive » à l’égard de Céline. Je respecte son désir, mais en échange je revendique celui de ne pas suspendre ma conscience d’individu en ce qui le concerne. Et de faire ce choix sans qu’on m’accuse d’obscurantisme littéraire. Car encore une fois, chacun est libre de le lire et d'en penser ce qu'il veut. Pourquoi ne serais-je pas libre de ne pas le lire ? Pourquoi mon refus ne serait-il pas tout aussi respectable et légitime, intellectuellement parlant ?

4 commentaires:

  1. Tout ce texte pour mettre en exergue un écrivain!
    Je ne suis pas, de ceux qui défendent l'homme, mais de ceux qui défendent la liberté d'expression. Censeur à votre compte ou pour d'autres... tous les mêmes!
    Vous semblez connaître l'homme publique mais vous stigmatiser l'écrivain.
    Vous faites cause commune de l'ensemble, et tout porte à croire que vous associez le tout. Alors, Mr Winckler, êtes-vous ce médecin des romans de votre signature, qui déborde des qualités dont l'humanisme se réclame! Vous êtes censeur, vous êtes persécuteur. Votre morale, vos idées, vos conceptions vous empêche de... Censurez-vous avec plaisir et jouissez-en!
    Déclarez votre flamme d'amour à cet écrivain dans un paragraphe si long est votre rédemption. Lisez et jugez mais ne jugez pas avant de lire.
    Malheureusement pour vos croyances (n'ayant pas lu), vous trouverez un style littéraire dépassant de loin nos écrivains contemporains, vous inclus. Ce qui se vend bien se prête bien au marché. Produisez en son nom et trouvez la gloire, voilà ce que je vous souhaite.

    Bonne continuation!

    RépondreSupprimer
  2. Dire que je ne veux pas lire (et expliquer pourquoi), c'est censurer ? Dire que tout le monde a le droit de lire Céline et moi celui de ne pas le lire, c'est censurer ?
    Nous ne devons pas avoir la même notion de la censure. Merci d'avoir pris le temps d'exprimer votre opinion, "Anonyme".

    RépondreSupprimer
  3. Dans son roman le plus connu, un écrivain/médecin que j'admire mais dont je tairai le nom a baptisé un de ses personnages "Mme Destouches"... Dans ce même roman, il écrit : "Nous sommes tous des médecins nazis !". Et alors ? Ben rien. Juste pour causer et faire causer autour des coïncidences.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Connaissez-vous le blog www.alorsvoila.com et le livre du même nom de Baptiste Beaulieu ?
      Cordialement
      Doume

      Supprimer