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mardi 23 octobre 2012

L'enjeu de la narration



Je viens de relire un texte que j'ai lu pour la première fois à l'adolescence, et deux ou trois fois depuis. C'est une nouvelle de SF écrite par un auteur américain peu connu, Thomas L. Sherred (1915-1985) et intitulée E for Effort. Elle raconte, à la première personne, la découverte d'un appareil qui permet de filmer le passé. L'inventeur et un de ses amis s'en servent pour faire des films à grand spectacle. Ils filment d'abord les campagnes d'Alexandre le Grand, poursuivent avec la Révolution française, l'Indépendance américaine, la guerre de Sécession et, pour finir, les deux conflits mondiaux. A mesure qu'ils se rapprochent du présent, les esprits des critiques, du public et de la censure s'échauffent : ces films (qui montrent la stricte réalité) sont de plus en plus sulfureux et remettent en cause les histoires officielles. Bref : en voulant montrer la vérité – à travers des films qu'ils présentent d'abord comme des fictions – ils foutent (sciemment) le bordel sur toute la planète. Evidemment, ça ne finit pas comme ils l'avaient espéré.

Cette novella – longue nouvelle – est extraordinaire et intemporelle. Sherred – par ailleurs auteur d'un petit nombre de textes, une demi-douzaine, tout au plus – l'écrivit en 1947[1]. En la relisant ces jours-ci j'ai été de nouveau stupéfait devant sa pérennité. Car la simplicité du propos et l'insertion des personnages dans un univers familier à tous (celui du cinéma) rend l'histoire non seulement crédible et marquante mais aussi plus actuelle que Brave New World et 1984. En quelques dizaines de pages, un écrivain compose non seulement un thriller (on est happé très vite par le récit), mais aussi un texte de critique historique et sociale, une satire du cinéma et des mass media et un pamphlet antimilitariste. Les critiques et lecteurs américains ne s'y sont pas trompés : E For Effort est considéré comme l'un des textes de SF majeurs du vingtième siècle.

La novella de Sherred illustre ce que je pense de la littérature : un texte, ça n'est jamais seulement un texte. Sinon, un discours ne serait qu'un discours et nous ne verrions pas de différence entre le conte, la harangue politique, le prêche, la présentation scientifique, la réclame publicitaire, le sketch satirique et je ne sais quoi d'autre. Or, nous savons qu'il y en a.

Quoi qu'on écrive, il me semble, un texte est un engagement.

Un texte est une parole écrite pour quelqu'un. Et même pour quelques-uns. Cette parole ne peut pas être dénuée d'arrières-pensées. A moins d'être le dernier individu sur terre (ou de vivre isolé sur une île déserte) et d'être raisonnablement certain que le faire lire ne nous rapportera rien de notre vivant. C'est pour cette même raison que l'on accorde autant de valeur aux paroles des mourants, ou au testament des défunts : ils n'avaient plus rien à perdre, plus rien à gagner.

Même si l'on conçoit qu'un texte est, au mieux, altruiste – fût-ce d'un altruisme intéressé – et, au pire, manipulateur (fût-ce  "pour le bien" des lecteurs), il est légitime de penser que la plupart des textes sont situés quelque part entre ces deux extrêmes. Autrement dit : dans l'ambiguïté.

Tout texte, comme tout geste créatif, a probablement aussi pour objet d'attirer l'attention sur les qualités de celui qui le produit. Si j'écris un texte qui donne du plaisir, les lecteurs vont au moins m'être reconnaissant ; au mieux, ils vont faire lire le livre à d'autres, acheter mes autres livres, assurer ma renommée. Tout auteur – même le plus misanthrope - cherche à séduire assez pour que chaque lecteur aille jusqu'au bout du texte. C'est peut-être ce désir élémentaire de séduction qui fait de l'auteur un artiste.

Si chaque texte est une tentative artistique, alors les mots, le propos, la construction reflètent nécessairement la personnalité de l'auteur(e) – comme le trait ou le coup de burin reflètent celle du dessinateur ou du sculpteur. Rien n'est écrit au hasard. Pas une virgule n'est fortuite. Dominique Labbé, savant qui travaille sur la syntaxe, a mis au point une méthode d'analyse des textes qui permet d'affirmer que la fréquence des mots, des expressions, des tournures dans un texte constitue une empreinte caractéristique et infalsifiable de l'auteur. Il a ainsi montré que tous les discours politiques rédigés au Québec à une certaine époque, pour des politiciens de bords différents, avaient pour auteur le même homme (ce qui a été confirmé). Il a montré aussi qu'il n'y a pas de différence de syntaxe entre Emile Ajar et Romain Gary. Il a aussi suggéré que plusieurs des œuvres de Molière, et non des moindres, bruissent des caractéristiques stylistiques de Corneille. De là à penser que l'un produisait sur scène ce que l'autre écrivait... C'est une histoire très controversée, qui fait grincer des dents – parce que c'est une histoire d'engagement, de recherche de la vérité.

Quand on écrit, on se livre, on s'engage. Sinon, le texte est seulement une notice technique ou le mode d'emploi d'un aspirateur.

Depuis que j'écris, j'écris pour dire ma révolte. L'un de mes premiers textes, Je refuse… prenait pour modèle le J'accuse de Zola. Je l'ai écrit à quatorze ou quinze ans. Quelques années plus tard, pendant mes études de médecine, j'ai écrit de nombreux textes (de fiction, ou polémiques) dénonçant la violence des enseignants envers les étudiants, des étudiants entre eux, des soignants les plus gradés envers tout le monde – y compris à l'égard des patients.

Vingt ans après, lorsque j'ai inséré dans un roman (La maladie de Sachs) un tract intitulé "Nous sommes tous des médecins nazis", certains lecteurs se sont étonnés de la violence qui m'avait poussé à rédiger ce tract pendant mes études. Ca m'a fait rire : je l'avais écrit pour le livre. Mais mon rire n'était pas moqueur, c'était un rire de plaisir : leur réaction signifiait que ma révolte était aussi vive qu'au premier jour.

Pour ce qui me concerne, écrire et soigner ont toujours été intimement liés. Pas de manière consciente, bien entendu : j'ai compris ça bien après avoir commencé à écrire. Tout est parti de la lecture. Les livres me consolaient, ils m'éclairaient, ils me rassuraient. Ils étaient, en eux-mêmes, "soignants". Du moins, ceux que je lisais. Et très vite, j'ai fait la différence entre les livres qui me faisaient du bien et ceux qui me faisaient du mal. Je n'aimais pas les livres haineux. J'aimais les livres qui me donnaient le sentiment d'en sortir plus riche, mieux armé, plus intelligent. Des livres qui me confortaient dans mes espoirs et soutenaient mes révoltes.

Il en allait des individus comme des livres : certains me soignaient (me faisaient du bien), d'autres non. D'autres encore m'étaient antipathiques au point de me donner envie de leur taper dessus. Enfin, sur leurs auteurs. (Ca reste vrai, et je reconnais que c'est puéril, mais que voulez-vous, les émotions et les sentiments, ça ne vieillit pas. Quand ça s'éteint, c'est qu'on est profondément déprimé. Ou mort.)

Très tôt, j'ai aimé les livres qui racontaient une histoire et/ou m'apprenaient quelque chose. La plupart de mes livres préférés font l'un et l'autre. Ce qu'ils racontent n'est jamais gratuit : ils transmettent et partagent – des sentiments, des valeurs, des idées, des informations. Ils ne sont pas écrits "juste pour distraire". Ils sont porteurs d'un enjeu.

L'enjeu de la narration n'est pas toujours clair. Je ne savais pas quels étaient les miens en écrivant mes premières nouvelles, à l'adolescence, et mes deux premiers romans. J'écrivais dans une certaine inconscience. Ce n'est plus le cas aujourd'hui mais, même quand j'ai un projet en tête, même quand je tourne autour pendant des semaines pour délimiter exactement ce que je veux y mettre, pourquoi je veux l'écrire, ce que je veux dire, démontrer, enfoncer à coups de marteau dans le cerveau des lecteurs les plus résistants (autrement dit : ceux qui seront le moins susceptibles de me lire, car ceux qui en ont envie comprendront tout, tout de suite), je me rends compte, une fois plongé dans l'écriture (dans la narration), que j'avance au jugé. Je ne planifie plus. Le texte m'emporte, ce n'est plus moi qui commande. Je ne sais pas très bien où il va me conduire. Je sais que ça ne sera jamais comme je l'avais imaginé.

Un temps, ça m'a fait peur : est-ce que je ne risque pas de dire le contraire de ce que je veux dire, de ce que je ressens, de ce que je pense profondément ?
Et puis j'ai compris que c'était un fantasme : on ne peut pas écrire autre chose que ce qu'on est. Même si ça me déplaît, car j'imaginais autre chose, j'ai fini par admettre que je suis aussi soignant qu'écrivain : j'écris toujours pour soigner, pour rassurer, pour armer, pour faire du bien. Je sais qu'il y a bien des manières de "faire du bien" en écrivant. Pour ma part, je m'attache à exposer les mensonges, à saboter les dogmes, à dénoncer toutes les formes de terrorisme intellectuel ; je m'efforce de donner des informations libératrices ; je m'attache à raconter des histoires pour dessiner le monde tel qu'il est, tel que je nous le subissons mais aussi et surtout tel que j'aimerais qu'il soit.  

La tâche est bien évidemment vouée à l'échec. Mes livres ne changeront pas le monde, ni en mal, ni en bien. Mais échec et réussite sont choses toutes relatives. Certains livres m'ont fait du bien, soutenu, sorti de la dépression et du désespoir. Si un seul de mes textes fait du bien à quelqu'une, à quelqu'un, alors le jeu en vaut la chandelle. Il vaut que je la brûle debout, par les deux bouts.

Martin Winckler



[1] Initialement publiée dans Astounding Science Fiction en 1947, elle a été reprise dans le recueil First Person, Peculiar (Ballantine, 1972), du même auteur. En langue française, elle a été publiée en 1966 dans Fiction Spécial N°9/150 et dans un volume de la collection "Etoile Double", chez Denoël en 1984 sous le titre "La machine à filmer le temps". C'est la première version, traduite par Pierre Billon, que j'ai lue pour la première fois. Chaque fois que je l'ai relue, par la suite, c'est dans sa langue originelle.



Note du 23.10.2012 : Ce texte vient d'être publié dans un splendide numéro de la revue 303 intitulé "Ecrivain... Et à part ça, vous faites quoi ?" Il contient beaucoup d'autres textes d'écrivains, parmi lesquels Eric Pessan, Pierre Michon, Jean-Louis Bailly, et il est magnifiquement mis en page.
Je vous recommande de vous le procurer.

4 commentaires:

  1. N'en doutez pas!
    (dis-je en réponse à l'avant-dernière phrase ;-))
    Et puis, ce que vous dites sur le texte et sur l'écriture, j'ai constaté de manière très forte ces dernières semaines que c'était aussi tout à fait valable pour ce qu'on publie sur nos blogs...

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  2. Heureusement qu vous reparlez de cette revue! Pierre Michon et vous dans une même revue, c’est la 1ere fois je crois.
    Du bonheur pour la journée, en attente de la lire....

    Bien sûr que certains de vos livres m'ont sortie du désespoir.

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  3. Ah ! "La machine à filmer le temps"... Je l'ai lu en "Etoile Double" mais je l'avais emprunté et jamais acheté parce que c'était un peu cher les "Etoile Double"... Je ne l'ai jamais relue mais cette nouvelle m'a beaucoup marqué.

    Vous n'avez pas précisé qu'à partir de la guerre d'indépendance américaine ces cinéastes du passé réel faisaient reconstituer les vrais dialogues par des gens qui lisaient sur les lèvres, et ce sont ces dialogues aussi qui choquaient, et de plus en plus au fur et à mesure qu'on se rapprochait du présent (et la IIde guerre mondiale était presque encore du présent quand cette nouvelle a été publiée, en 1947).

    Et la fin aussi m'a marqué... je ne dis rien :-)

    Sinon il est bien aussi votre texte Martin, merci ! :-)))

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  4. Eh oui ! Tous les grands l'ont dit. Les mots nous écrivent en même temps qu'on les écrit. On ne peut pas empêcher qu'ils s'échappent sur leurs chemins de traverse. Là réside en partie le mystère de l'écriture et c'est très bien comme ça.

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