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vendredi 29 juillet 2011

La machine infernale - par Marc's Twin



Je l’ai depuis quelques semaines. Il est gris, pas plus grand qu'un livre de poche, mais plus mince. Il ne m’appartient pas : le directeur du centre où je travaille l’a acheté pour les chercheurs mais presque tout le monde a déjà un iPad, alors c’est à moi qu’il l’a confié.

J’avais très envie d’en avoir un pour lire les centaines d’articles en PDF que je télécharge régulièrement. Evidemment, il faut les transformer au format de lecture de l’objet, sinon il n’est pas possible de les lire de manière satisfaisante, en augmentant la taille des caractères.

Je ne sais pas encore très bien m'en servir. Mais c'est comme tout, on apprend à l'usage. 

J’ai commencé par lire The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Robert-Louis Stevenson. Il était présent dans la mémoire, quand je l’ai reçu. Je n’avais jamais lu Jekyll & Hyde, figurez-vous, et encore moins en anglais. J’étais heureux de pouvoir le faire dans le bus et le métro c’est là que je lis le plus souvent, en ce moment, mais ce matin pour la première fois depuis longtemps, je me suis assis pour lire dans un fauteuil, un article qu’un ami m’a envoyé et que j’avais transféré dessus.

J’ai encore plus envie de lire depuis que je l’ai.

Je le transporte partout avec moi.

Il est en train de devenir un objet transitionnel, vous savez, comme la couverture de sécurité de Linus, le personnage de Peanuts.

Vous allez me dire : « Ce n’est pas bien grave. Il évite d’avoir à imprimer (et donc de consommer du papier). Il ne prend pas de place. Il peut contenir beaucoup de textes. C’est un objet utile.»

C’est vrai : je n’arrête pas de le remplir, mais le mot imprimé prend une place infinitésimale dans sa mémoire, et jusqu’ici je n’en ai pas rempli le dixième, alors que j’ai de quoi lire pour un an, au bas mot…

Mais c’est une machine infernale. Comme toujours, avec la technologie. Plus on en a, plus ça devient chronophage.

Quand je suis arrivé au Centre, à l’Université de Montréal, j’ai découvert la frénésie d’accéder à des milliers d’articles en ligne. Même si ce n’est pas vrai, j’ai eu le sentiment que j’avais la quasi-totalité du savoir à ma portée, au bout de mes doigts. Je me suis mis à télécharger des articles à tour de bras.

Et puis un des chercheurs m’a parlé de sites incroyables, sur lequel on peut trouver la version téléchargée (PDF, e-book) de milliers d’ouvrages. Ce sont en quelque sorte des banques de livres (le plus souvent scientifiques, mais pas toujours, il y a des centaines de romans aussi) mis en ligne par leurs lecteurs. Pas très rentable pour les éditeurs, mais tellement pratiques pour les vamplires (un vamplire, c’est un parasite qui suce la moelle des livres). Je me suis mis à télécharger à double tour de bras. Des romans, des livres de sciences humaines, les œuvres complètes de Shakespeare, celles d’Albert Camus que l’université de Chicoutimi a mises à disposition du public car au Québec, la plupart sont dans le domaine public. Bref, des dizaines de livres.

Et puis j’ai reçu l’objet. J’avais donc tous ces articles, tous ces livres, et je me suis mis à les préparer pour les transférer dedans. Avec un logiciel qui porte le joli nom de calibre. Il reconnaît les fichiers, permet de les renommer, de les transformer dans un format lisible par la machine…

Du coup, je suis retourné sur les sites de téléchargement de livres. J’ai cherché les romans de SF de mon enfance. J’en ai trouvé…. Un paquet ! Et j’ai passé ma matinée à télécharger, convertir, transférer, vérifier que ça marche, lire une page puis deux, puis me rappeler et télécharger d’autres livres, souvent disponibles dans le domaine public (C'est merveilleux, le domaine public, tout Arsène Lupin est dans le domaine public ! ) que j’avais envie de relire - en anglais cette fois-ci, puisque la plupart des romans que j’ai lus adolescents étaient traduits : les personnages de romans d'énigme - Sherlock Holmes, le Professeur Challenger, les enquêtes d’Hercule Poirot, Le Juge Ti, Lord Peter, Le Baron, Ellery Queen ; les auteurs de SF - Sheckley, Simak, Asimov, Bester, Sturgeon, Kuttner, Anderson….

Aaaaargh !!!!

C’est merveilleux.

J’ai le sentiment d'avoir sous la main la bibliothèque de mes quinze ans. 

Aaaaargh !!!!

C’est horrible.

Il va me falloir quinze ans pour relire tout ça !

Mar(c)t(w)in

Le livre de mon enfance - par S. (Ex. n°18)



Mes parents avaient fait construire une maison à la campagne, près de B*. Nous y avons emménagé au printemps 1975. A la rentrée suivante, j’entrais en CE2 dans la classe unique de l’école du village. Elle comptait 25 élèves. En CE2, nous étions 2. La salle de classe était petite, éclairée par de grandes fenêtres. Les pupitres, disposés par ordre de taille, les petits devant, les grands derrière,  occupaient presque tout l’espace. C’étaient de vieux pupitres en bois, au banc et plateau soudés, qu’on cirait à la fin de chaque année scolaire. Ils étaient pourvus d’un plan incliné, d’un trou pour l’encrier, d’une entaille pour les stylos et les crayons. Un poêle trônait au fonds de la classe, et juste à côté, dans un angle, l’armoire vitrée qui renfermait la bibliothèque de classe. D’où venaient les livres qu’on y trouvait ? Je l’ignore. 
Le maître animait la classe avec charisme et talent, passant d’une section à l’autre, expliquant une leçon aux élèves du cours élémentaire quand les cours moyens résolvaient un problème de mathématique ou s’échinaient sur un exercice de français. Lorsqu’un élève avait fini avant les autres, il pouvait aller prendre un livre dans l’armoire et s’y plonger le temps que ses camarades achèvent à leur tour l’exercice demandé. Il existait un cahier des prêts, tenu par un élève
Mon camarade de CE2 étant plus lent que moi, j’avais souvent l’occasion de me servir dans la bibliothèque. Je prenais les livres au hasard : l’armoire comprenait peu d’ouvrages et je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main. En une journée, deux au plus, j’avais terminé ma lecture.  Un matin, le maître d’école, étonné de ma rapidité, me soumit à un interrogatoire serré pour vérifier que je comprenais ce que je lisais. Après quelques mois d’école, j’entamai une seconde lecture des livres de l’armoire.
En septembre 1976, j’entrai en cours moyen. Nous étions 3 ou 4 élèves en CM1. C’est cette année-là, ou l’année suivante, que j’ai découvert « Monica et le prince ». J’ai tout de suite été conquise par l’héroïne, Monica, que j’admirais et que j’enviais : « Avec une élégance qui s’ignorait, elle portait le plus souvent, bien que ce ne fussent plus les mêmes que deux ans auparavant, une jupe verte et un corselet de velours noir sur un corsage blanc. Mais aujourd’hui, elle n’allait plus pieds nus. Il y avait pourtant, dans sa personne, quelque chose qui paraissait ne devoir jamais changer : une sensibilité prompte qui se reflétait dans ses yeux, dans ses traits, dans ses mouvements, et cette indépendance un peu sauvage, un peu farouche, qui attirait et inquiétait à la fois ; On avait l’impression que nul ne serait jamais assez fort pour la retenir tant qu’elle n’aurait pas d’elle-même décidé de s’incliner devant une volonté autre que la sienne. On sentait qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, envers et contre tout, quelles que fussent les conséquences de sa passion pour la liberté.
Deux années dans un milieu différent de celui où s’étaient déroulées les premières années de sa vie n’avaient en rien entamé sa personnalité. »
Au fond, l’intrigue m’intéressait peu. J’étais fascinée par l’héroïne : elle savait si bien concilier des mouvements du cœur opposés en un savant mélange qui faisait toute la force de sa personnalité : l’élégance alliée à ce caractère farouche, une soif de liberté sans borne conjuguée au désir de soumission à l’homme qu’elle aimait, une volonté, une détermination constantes, qui la feraient triompher de toutes les épreuves. Enfin, malgré son ascension sociale, une fidélité sans faille à son milieu d’origine. Monica, c’était moi. J’étais encore une petite fille, mais comme elle, je savais qu’en grandissant j’allais triompher des obstacles qui se dresseraient sur ma route, et que je rencontrerais l’amour à l’issue d’une série d’épreuves.
La lecture de ce roman a-t-elle contribué à forger mon caractère, ou  m’a-t-elle révélé des désirs profondément enfouis ? 
J’ai relu ce livre bien plus tard. En 1992, j’étais étudiante lorsque mon maître, qui prenait sa retraite de l’Education nationale, a été décoré des palmes académiques. Comme de nombreux anciens élèves, j’ai assisté à la cérémonie qui se tenait dans la petite salle de l’école communale. A l’issue de celle-ci, comme j’exprimais le souhait de relire ce roman, monsieur B* me l’a prêté. En le relisant, j’ai retrouvé le plaisir de l’enfant, teinté de la nostalgie et de l’amusement de l’adulte. A présent, je discernais la grossièreté de l’intrigue, les caractères stéréotypés des personnages, la pauvreté du style : c’était du Barbara Cartland pour petite fille. Peu importe.
Plus tard, j’ai travaillé quelques années dans une bibliothèque spécialisée en littérature de jeunesse.  Un jour, dans une période professionnellement très difficile, j’ai dû participer à une réunion où je redoutais l’agressivité de certains collègues.  J’étais arrivée en avance, et j’ai emprunté, dans le fonds ancien de cette bibliothèque, deux petits romans que j’avais lus enfant : « Il court il court Frédéric » de Jacqueline Goudet, et surtout « Monica et le prince » de Jean Muray. Au début de la réunion, j’ai posé ces deux livres en évidence sur la table, devant mon dossier. Aucun collègue autour de la table ne pouvait comprendre l’importance de leur présence physique entre eux et moi. J’étais invulnérable, parce que j’étais seule à connaître leur puissance à ce moment précis. J’étais seule à savoir que ces livres, qui portaient en eux le souvenir tranquille et rassurant du maître, mettaient entre les autres et moi-même toute la distance qui me séparaient de mon enfance, et me protégeaient du présent comme un rempart indestructible.
Le soir même, après le coucher des enfants, je me suis replongée dans « Monica et le prince ». Et j’ai redécouvert ce petit roman avec le  même plaisir teinté de nostalgie que j’avais éprouvé 10 ans auparavant.