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vendredi 29 juillet 2011

Le livre de mon enfance - par S. (Ex. n°18)



Mes parents avaient fait construire une maison à la campagne, près de B*. Nous y avons emménagé au printemps 1975. A la rentrée suivante, j’entrais en CE2 dans la classe unique de l’école du village. Elle comptait 25 élèves. En CE2, nous étions 2. La salle de classe était petite, éclairée par de grandes fenêtres. Les pupitres, disposés par ordre de taille, les petits devant, les grands derrière,  occupaient presque tout l’espace. C’étaient de vieux pupitres en bois, au banc et plateau soudés, qu’on cirait à la fin de chaque année scolaire. Ils étaient pourvus d’un plan incliné, d’un trou pour l’encrier, d’une entaille pour les stylos et les crayons. Un poêle trônait au fonds de la classe, et juste à côté, dans un angle, l’armoire vitrée qui renfermait la bibliothèque de classe. D’où venaient les livres qu’on y trouvait ? Je l’ignore. 
Le maître animait la classe avec charisme et talent, passant d’une section à l’autre, expliquant une leçon aux élèves du cours élémentaire quand les cours moyens résolvaient un problème de mathématique ou s’échinaient sur un exercice de français. Lorsqu’un élève avait fini avant les autres, il pouvait aller prendre un livre dans l’armoire et s’y plonger le temps que ses camarades achèvent à leur tour l’exercice demandé. Il existait un cahier des prêts, tenu par un élève
Mon camarade de CE2 étant plus lent que moi, j’avais souvent l’occasion de me servir dans la bibliothèque. Je prenais les livres au hasard : l’armoire comprenait peu d’ouvrages et je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main. En une journée, deux au plus, j’avais terminé ma lecture.  Un matin, le maître d’école, étonné de ma rapidité, me soumit à un interrogatoire serré pour vérifier que je comprenais ce que je lisais. Après quelques mois d’école, j’entamai une seconde lecture des livres de l’armoire.
En septembre 1976, j’entrai en cours moyen. Nous étions 3 ou 4 élèves en CM1. C’est cette année-là, ou l’année suivante, que j’ai découvert « Monica et le prince ». J’ai tout de suite été conquise par l’héroïne, Monica, que j’admirais et que j’enviais : « Avec une élégance qui s’ignorait, elle portait le plus souvent, bien que ce ne fussent plus les mêmes que deux ans auparavant, une jupe verte et un corselet de velours noir sur un corsage blanc. Mais aujourd’hui, elle n’allait plus pieds nus. Il y avait pourtant, dans sa personne, quelque chose qui paraissait ne devoir jamais changer : une sensibilité prompte qui se reflétait dans ses yeux, dans ses traits, dans ses mouvements, et cette indépendance un peu sauvage, un peu farouche, qui attirait et inquiétait à la fois ; On avait l’impression que nul ne serait jamais assez fort pour la retenir tant qu’elle n’aurait pas d’elle-même décidé de s’incliner devant une volonté autre que la sienne. On sentait qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, envers et contre tout, quelles que fussent les conséquences de sa passion pour la liberté.
Deux années dans un milieu différent de celui où s’étaient déroulées les premières années de sa vie n’avaient en rien entamé sa personnalité. »
Au fond, l’intrigue m’intéressait peu. J’étais fascinée par l’héroïne : elle savait si bien concilier des mouvements du cœur opposés en un savant mélange qui faisait toute la force de sa personnalité : l’élégance alliée à ce caractère farouche, une soif de liberté sans borne conjuguée au désir de soumission à l’homme qu’elle aimait, une volonté, une détermination constantes, qui la feraient triompher de toutes les épreuves. Enfin, malgré son ascension sociale, une fidélité sans faille à son milieu d’origine. Monica, c’était moi. J’étais encore une petite fille, mais comme elle, je savais qu’en grandissant j’allais triompher des obstacles qui se dresseraient sur ma route, et que je rencontrerais l’amour à l’issue d’une série d’épreuves.
La lecture de ce roman a-t-elle contribué à forger mon caractère, ou  m’a-t-elle révélé des désirs profondément enfouis ? 
J’ai relu ce livre bien plus tard. En 1992, j’étais étudiante lorsque mon maître, qui prenait sa retraite de l’Education nationale, a été décoré des palmes académiques. Comme de nombreux anciens élèves, j’ai assisté à la cérémonie qui se tenait dans la petite salle de l’école communale. A l’issue de celle-ci, comme j’exprimais le souhait de relire ce roman, monsieur B* me l’a prêté. En le relisant, j’ai retrouvé le plaisir de l’enfant, teinté de la nostalgie et de l’amusement de l’adulte. A présent, je discernais la grossièreté de l’intrigue, les caractères stéréotypés des personnages, la pauvreté du style : c’était du Barbara Cartland pour petite fille. Peu importe.
Plus tard, j’ai travaillé quelques années dans une bibliothèque spécialisée en littérature de jeunesse.  Un jour, dans une période professionnellement très difficile, j’ai dû participer à une réunion où je redoutais l’agressivité de certains collègues.  J’étais arrivée en avance, et j’ai emprunté, dans le fonds ancien de cette bibliothèque, deux petits romans que j’avais lus enfant : « Il court il court Frédéric » de Jacqueline Goudet, et surtout « Monica et le prince » de Jean Muray. Au début de la réunion, j’ai posé ces deux livres en évidence sur la table, devant mon dossier. Aucun collègue autour de la table ne pouvait comprendre l’importance de leur présence physique entre eux et moi. J’étais invulnérable, parce que j’étais seule à connaître leur puissance à ce moment précis. J’étais seule à savoir que ces livres, qui portaient en eux le souvenir tranquille et rassurant du maître, mettaient entre les autres et moi-même toute la distance qui me séparaient de mon enfance, et me protégeaient du présent comme un rempart indestructible.
Le soir même, après le coucher des enfants, je me suis replongée dans « Monica et le prince ». Et j’ai redécouvert ce petit roman avec le  même plaisir teinté de nostalgie que j’avais éprouvé 10 ans auparavant.

1 commentaire:

  1. une bien belle histoire, un très beau souvenir... j'ai pris plaisir à vous lire et suis curieuse de connaître ce livre, que je n'ai jamais eu en main

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