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samedi 5 novembre 2011

Something Happened (exercice n°9, rattrapage) - par Danalyia


J'ai erré dans ma ville sans la reconnaître, comme si tout avait changé là aussi. Des mouettes invisibles tournoyaient, striant l'air moite de leur plainte étrange, mi-comique mi-angoissée. Rue du Gros Horloge, les pavés humides scintillaient comme les facettes d'un diamant noir et la flèche de la cathédrale disparaissait dans le brouillard. Quelques passants se hâtaient en se voûtant, tentaient d'échapper à la bruine qui fouettait les visages et semblait pénétrer à travers les vêtements, jusqu'aux os. Tout cela m'était familier depuis des années ; pourtant, chacun de mes pas me portait un peu plus loin de mes repères, vers un ailleurs hostile où je m'égarais, un monde effrayant où je devrais vivre seule, désormais.

Naguère, lui et moi, nous avons marché la nuit dans ces rues, main dans la main, tout frissonnants d'un désir délicieux. La naïve espérance d'un bonheur sans faille agrandissait nos regards, dans le silence à peine effleuré par l'écho de nos soupirs... Et maintenant, je ne peux pas le rejoindre. Je vais lui rendre visite, c'est-à-dire que j'assiste de loin à son naufrage. Voyeuse impuissante, je contemple depuis mon rivage un spectacle terrifiant : le navire coule, lentement, et mes yeux fascinés ne peuvent se détacher de lui... Les autres disent que c'est de l'amour, du dévouement. Je ne sais pas, c'est si difficile de mettre un nom sur ce qu'on éprouve...

J'avais juré de lui donner la mort, comme un ultime cadeau d'amour, le plus beau peut-être. Mais tout s'est passé si vite : un cri rauque, son visage écartelé entre  douleur et  surprise, ses mains qui cherchaient à s'agripper, puis la chute, le silence, l'inconscience... Quelques secondes à peine, et je n'ai pas réalisé que cet instant si bref  était celui de nos adieux.
L'ambulance traçait un sillon lumineux dans la brume du matin et je pensais : « Dieu, si tu existes, fais qu'il meure maintenant ; épargne-nous l'hôpital et ses appareils à survivre, les attentes interminables et tous ces mots obscurs qui disent la fin prochaine, sans savoir le déchirement des cœurs qui se séparent ». Mais ma prière n'a pas été entendue.

Celui dont j'ai tant de fois partagé les désirs et les douces lassitudes du plaisir, n'est plus qu'immobilité, lourdeur, contrainte. Je savais comme nulle autre apaiser ses maux et ses fatigues. Après l'amour, je le retenais longtemps captif de mes bras bien serrés. Il s'abandonnait alors en soupirant : « Je suis à toi »...
Je veillais tendrement sur son sommeil et maintenant, il dort si loin de moi, nu sous un linceul blanc, dans le bruit régulier des machines qui lui insufflent une vie factice. Un râle sort de sa gorge et ce n'est pas sa voix, c'est un cri d'impuissance. Il veut mourir, je le sais, mais il n'y parvient pas et comment l'aider ? Il faudrait un courage que je n'ai pas et, surtout, l'absolue certitude que tout espoir est vain...

Mes mains parcouraient inlassablement chaque parcelle de sa peau, exploraient lentement cette géographie soyeuse et parfumée, en connaissaient la moindre variation de grain, les plis et replis, le plus petit accident... Et maintenant il est couché là-bas, statue tombée, prisonnière de sa propre pesanteur. Il me reste un gisant, un corps froid sans regard et sans gestes, un inconnu que je ne suis pas sûre de savoir aimer… 




2 commentaires:

  1. tres beau texte, tres triste mais tres beau

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  2. Merci Ananim ! C'est du vécu - pas par moi, mais par des proches... La vie est triste, hélas, pour certains...

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