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samedi 22 mai 2010

Le corps d'un homme - par MWZ

1.
Dans mon cahier n°7, en Avril 1983, j'ai collé une demi-page découpée dans un journal ; je croyais jusqu'à ce que je l'ouvre ce soir qu'il s'agissait de Libération, mais je n'en suis plus sûr, car rien ne l'indique et c'est la page 52. Or, je doute que Libé ait jamais eu 52 pages.

Sur la demi-page de journal figurent deux photos rectangulaires, placées l'une au-dessus de l'autre.

La première représente un homme appuyé contre un mur au-dessus d'une bouche d'air chaud près du jardin des Tuileries. Il baisse la tête et se cache le visage ; il y a deux sacs en plastique bourrés posés de chaque côté de lui. Le second cliché, juste en dessous, montre seulement le soupirail, le mur et une trace noire sur le mur, une tache grossièrement circulaire, mais informe, une tache estompée sur les bords, comme une tache de graisse sur un vêtement...

Sous les photos est imprimé un commentaire que je recopie ici intégralement :

« Alexandre, un clochard, a passé plusieurs années de sa vie à profiter du souffle d'air chaud qu'exhalait le soupirail qui surplombe le centrail téléphonique à l'extrémité du jardin des Tuileries. X., photographe de mode, l'a souvent photographié comme il le trouvait : de profil, la tête baissée sur son bras gauche, debout sur ses deux pieds, prenant avec sa main droite un troisième point d'appui en profitant d'un décrochement du mur. Alexandre, un jour, s'est couché – il était malade et il crachait ; un autre jour, il a disparu – peut-être était-il mort – laissant sur le mur son ombre, trace noircie par le frottement de son coprs impressionné à même la pierre. L'histoire est émouvante parce qu'il n'est pas courant, en quittant la vie, de laisser sa photographie d'identité sur le mur attenant. L'image, elle, est étrange parce qu'elle est inclassable. Elle participe des derniers perfectionnements de la technique de prise de vue (l'image Polaroïd) tout en nécessitant une pose très longue qui renvoie un siècle plus tôt. Elle évolue à mi-chemin entre l'instantané de reportage (c'est une scène de rue) et la prise de vue en studio qui s'opère avec un éclairage précis. C'est une image classique dans laquelle Alexandre a repris la même pose comme les modèles font dans les académies de peinture après le repos, c'est aussi une image expérimentale, qui retrouve un à un tous les ingrédients de la photographie. Alexandre a été tout à la fois opérateur et sujet. En prenant toujours la même pause (sic !), il s'est offert à la lumière du jour comme un objet de vitrine qui jaunit au soleil, il s'est imprégné dans le mur, petit à petit, surajoutant à chaque fois une image presque semblable. Il s'en est fallu de peu, comme dans une histoire de Marius et Olive, que le mure se mette à défiler derrière lui comme une vulgaire pellicule. Pour qu'on ait, impressionné, le scénario entier de la vie d'Alexandre. Au lieu de ça, les images se sont superposées les unes aux autres, et à défaut d'histoire, on a sûrement une des plus belles images de l'histoire de la street photography, l'autoportrait d'Alexandre. Ceci explique peut-être cela. Alexandre s'est toujours refusé à montrer son visage à l'objectif considérant que cette image-là serait moins probante que la sienne. » 

2.
Sur trois pages de mon cahier, autour de l'article découpé, j'ai écrit ceci :

« Voici ce qui me bouleverse : c'est de faire de la vie fantôme d'un individu un objet d'art ; de célébrer le génie involontaire d'une personne qui, sans un photographe désoeuvré, n'aurait pas eu d'existence pour les lecteurs en quête de nouveauté. Ce qui me choque c'est cette façon tranquille de replacer les photos dans une non-histoire, « Un jour,  Alexandre s'est couché – il était malade et il crachait. Un autre jour il a disparu – peut-être était-il mort » et, par ces mots, d'évacuer définitivement cette existence qui, dans la rue, nous aurait fait changer de trottoir. Alexandre n'a même pas droit à la mort « peut-être était-il mort... » il n'avait pas le droit à l'existence : on ne lui a pas demandé son avis pour le photographier.


Qu'il se soit caché le visage ne signifie pas forcément, comme le commentaire le suggère, que « cette image-là serait moins probante » que sa trace sur le mur, cela signifie peut-être aussi que le regard des autres (notre regard) est une violence pour lui : il se détourne quand on le croise en chair et en os, puisqu'on change de trottoir, et il se pose, s'impose sur lui quand quelqu'un s'est permis de le mettre en image, de le médiatiser, de l'annuler en tant qu'existence, bref, quand il s'st agi de « faire » (et de vendre) une « bonne photo ».


La présence d'Alexandre sur la bouche d'aération, sa disparition (peu importe qu'il soit mort, ce qui compte, c'est qu'il n'empêche plus l'objectif de montrer la tache sur le mur !!!) et la trace qu'il a laissée se suffisent alors à elles-mêmes, on peut les qualifier d'artistiques. Envolées la misère, le dégoût, le rejet, la pourriture, les miasmes, la pluie, les crachats. On s'en fout d'Alexandre, mais quand même, ce que c'est beau, la photographie. Et comme notre regard de violeur est plein de sensibilité artistique !!! »

3.
Trente-cinq ans ont passé et mon sentiment n'a pas changé. Dans cette demi-page, deux personnes me donnaient envie de vomir. La première est le photographe de mode, qui a cru bon, entre deux séances pour magazines féminins (Ah ! la vie, la vraie, celle qui pourrit dans la rue, c'est tellement plus croustillant que toutes ces filles qui posent !) de mitrailler Alexandre au passage, sans lui demander son avis, sans s'interroger sur les raisons pour lesquelles il détournait le visage - ces raisons qui viennent immédiatement à l'esprit : la honte à l'idée d'être vu ainsi, la peur d'être reconnu par quelqu'un qui l'a autrefois aimé, le dégoût d'être fusillé contre ce mur, encore et encore par quelqu'un qui ne s'est posé aucune question avant d'appuyer sur le déclencheur...

Et puis il y a le commentateur, qui pousse l'insensibilité et le snobisme très loin, je trouve, plus loin encore que je ne me le rappelais, puisqu'il loue les qualités des clichés, passe sous silence les scrupules qu'aurait pu avoir le photographe, fait mourir un homme « peut-être » puis certainement (« il est rare, en quittant la vie... ») et va jusqu'à construire un récit totalement inepte dans lequel celui qu'il appelle Alexandre devient en quelque sorte l'auteur de ces clichés, Alexandre, le héros qui laisse sa marque sur le mur et la photo-à-faire. Et d'ailleurs, "Alexandre", était-ce vraiment son nom ? Et, s'il connaissait son nom, n'est-ce pas parce que le photographe le lui avait demandé ? Et s'il le lui avait demandé, comment a-t-il pu continuer à le photographier ? Tout ça, le commentateur ne se l'est pas demandé. Il s'est contenté de parler de ces photos, objets d'art, de street photography et de leur beauté esthétique.

Je ne reproduis pas les photos ici, car je m'en voudrais de reproduire le voyeurisme de l'ensemble. Et je ne donne pas le nom du photographe et de l'auteur du commentaire qui, en niant ainsi la réalité d'un homme, ont fait de leurs spectateurs des voyeurs. Ils sont innommables.

Pourquoi est-ce que j'écris ceci, ce soir ? Parce que ces jours-ci, après avoir entendu, deux soirs de suite, des hommes bons dire des textes sensibles, d'une voix pleine du souci de l'autre, ma colère m'est revenue, intacte et vive, malgré les vingt-cinq années écoulées.

On ne devrait jamais montrer ou dire ce qu'on veut, n'importe quand, juste parce qu'on en a envie, sans s'interroger sur la décence de ce qu'on montre ou de ce qu'on dit.

Marc




7 commentaires:

  1. Tiens j'ai ressenti la même indignation en lisant l'article... Avec peut-être une nuance historique: vu de 2010, cet article me semble symptomatique des années 80. Mais est-ce que notre société s'est réhumanisée depuis ? Je doute.

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  2. Vous arrivez à coller une demi-page de journal sur un cahier? Ou le cahier est très grand, ou ce n'est pas Libé.
    Etant jeune, je collais aussi des photos sur mes cahiers...Nostalgie. Je ne le fais plus, je trouve que ça fait "ado". Peut-être dommage. J'en ai plein des photos découpées comme ça, mais peu de commentaires.

    Enfin, j'arrête de parler de moi. Merci d'avoir recopié tout le commentaire. Vouloir poétiser une telle vie, c'est indécent. Et puis prêter des sentiments à quelqu'un que l'on photographie, qu'est-ce que ça m'énerve. Votre commentaire est parfait, vous êtes déjà un écrivain, un grand, et aussi parce que VOS mots décrivent ce que JE pense aussi, mais mieux que je ne l'aurais fait.

    Et comme je suis d'accord avec vous d'autant plus dans le dernier paragraphe! Tiens, en commençant un nouveau cahier, je vais l'écrire sur la première page, elle sera la seule phrase, et je la lirai dés que j'ouvrirai le cahier.

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  3. @Emmanuelle : en réalité, la page est collée dans le cahier, à la pliure, et ensuite repliée en accordéon. C'est comme ça que j'ai pu la faire tenir. Merci pour l'appréciation. Je ne sais pas si j'étais déjà un écrivain, mais je sais que j'écrivais déjà avec ma colère.

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  4. ouffffffff j'ai eu peur mais rassuré en lisant la critique

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  5. merci marc pour la décence

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  6. Demander l'avis d'un SDF avant de le prendre en photo, c'est considérer la dignité de sa personne ; l'envisager comme égal à soi-même...

    On lui dit bonjour, on se présente, on lui explique pourquoi on veut lui tirer le portrait en lui reconnaissant le droit de refuser, on échange quelques mots, on dit merci...

    Photographier un visage de SDF, c'est se prendre son humanité en pleine face, c'est la rapprocher de la sienne, c'est s'imaginer à sa place, s'interroger sur son quotidien, sur les raisons qui font qu'il est dans la rue. Ça remue... Trop, beaucoup trop...

    Ceux qui baignent dans le superflu sans cependant jamais parvenir à être satisfaits se sentent abominablement gênés quand ils sont confrontés à un être qui ne dispose pas de l'essentiel, là, juste en face d'eux...

    Et encore... Il est si facile de se cacher derrière un objectif... Pour ne pas réellement voir l'Autre, mais uniquement son image.

    Et puis après, il y a le contenu de l'article dans lequel on va insérer la photo, qui pourra autant servir à dénoncer l'indifférence que contribuer à ce qu'elle perdure.

    Esthétiser la misère d'un être, c'est nier sa souffrance ou la considérer comme étant anodine, insignifiante. C'est pire que tout à mes yeux. Ça ne dérange même plus. C'est beau.

    Là, sur ce cliché, on ne montrera qu'une trace... C'est tellement plus "joli" sur papier glacé, entre deux pubs Gucci et Cartier, ce souvenir d'un homme invisible, que le visage d'un moribond édenté dont on imaginera immédiatement qu'il pue la vinasse, la sueur et la pisse...

    Ça casse le moral du consommateur. Il a besoin de rêver, le consommateur, pour continuer à acheter du vent. Même les Africains malnutris lui plombent le moral, alors quand c'est de la misère de proximité qu'on lui met sous les yeux, c'est juste insoutenable.

    La solution ? Lui faire gober que ce n'est pas un homme en train de crever de solitude, de froid et de faim qu'il voit, mais une oeuvre d'art. Abject.

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  7. 1983 : un journal, deux photos, quelques lecteurs.
    2015 : google, facebook, instagram, blogs, partout des photos d'inconnus, pris sans le savoir, sans l'avoir voulu, sont diffusées, imposées à des millions de voyeurs.
    Indécence ?

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