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lundi 20 mai 2024

Claude Pujade-Renaud (1932-2024) -- témoignages de Mar(c)tin W. et de Pauline


Quand on apprend la mort d'une personne qu'on a beaucoup aimée et admirée, et dont l'importance symbolique pour soi est impossible à mesurer, on est toujours à court de mots pour la décrire. 

Mais on peut raconter. 

Voici deux témoignages, le mien puis un texte que Pauline, qui la connaissait bien, a écrit pour elle et lu à ses obsèques aujourd'hui. 

Claude Pujade-Renaud a été professeure d'éducation physique, danseuse, enseignante et écrivante -- et probablement bien d'autres choses que j'ignore. Pour moi, personnellement, elle a été ma "marraine-en-écriture", aux côtés de Daniel Zimmermann, qui fut son compagnon pendant plusieurs décennies. 

"Parrain/marraine" en écriture : je veux dire qu'elle et lui ont littéralement accueilli, encourage, veillé sur et entouré mon activité d'écrivant à l'âge adulte. 

Au milieu des années 80, j'écrivais depuis plus de quinze ans, j'étais médecin généraliste à la campagne à l'hôpital et journaliste médical à La Revue Prescrire, mais je n'avais jamais publié un texte de fiction. 

J'ai eu entre les mains -- probablement après l'avoir découverte à "La Taupe", la librairie que je fréquentais le plus au Mans -- une revue trimestrielle intitulée Nouvelles Nouvelles. Claude et Daniel, nouvellistes chevronné·e·s l'une et l'autre, l'avaient créée pour donner au public des textes courts (le genre était alors profondément sous-estimé par la presse et l'édition française) mais aussi pour publier de nouveaux auteurs. Je me suis abonné dès le premier numéro. 

A l'époque, je travaillais sur un roman (resté inédit mais accessible en ligne) et retravaillais sans cesse une nouvelle écrite à la fin de mes études et intitulée "Spectacle Permanent". Je me suis mis à lire les livres des deux co-créateurs de la revue. D'abord ceux de Daniel Zimmermann, en particulier Les Morts du lundi (1978) et Chronique du rien (1981), puis ceux de Claude Pujade-Renaud, Les enfants des autres (1985) et La danse océane (1988).  

Comme la revue invite les nouvellistes à envoyer des textes, j'envoie la nième version retapée de "Spectacle permanent". 

Au bout de quelques semaines, je reçois par le courrier une réponse un peu sybilline de Claude P.-R. qui me dit "Nous aimerions publier votre nouvelle, mais il faut la retravailler." C'est plus que je n'en attendais (plusieurs revues l'avaient refusée) mais moins que je n'espérais (qu'est-ce qu'il fallait donc que je retravaille ?). 

J'ai appelé. Je ne savais pas que je tombais chez eux. (Ils vivaient dans deux appartements contigus au cinquième étage d'un petit immeuble du 15e arrondissement. Ils y avaient l'un et l'autre leurs lieux de travail et de lecture, mais aussi des salons pour recevoir des amis ou les autres animateurs/rices de la revue.)

C'est Claude qui me répond. Je lui demande ce qu'il faut que je retravaille exactement et, comme elle résiste à me le dire précisément (pour des raisons que je comprendrai plus tard), j'insiste en disant : "Je suis prêt à retravailler, mais il faut me dire où ! Autrement, je risque de faire n'importe quoi." 

Elle m'entend, prend une pause et finit par me dire que dans la nouvelle, il y a une "parenthèse", une incise de deux pages concernant un personnage secondaire et qui n'est pas nécessaire à l'intrigue. Cette incise casse la fluidité du texte. Elle me conseille de la couper -- quitte à reprendre le personnage dans un autre texte -- et de "suturer"pour que ça ne se voie pas. Je l'écoute attentivement, je dis : "Très bien, comptez sur moi" et, juste après avoir raccroché, je monte dans mon bureau pour me mettre au travail. 

J'ai envoyé la version retravaillée quelques jours plus tard et j'ai reçu peu après une lettre d'elle me disant que mon texte allait être publié. C'était la première fois que je publiais un texte de fiction sous mon pseudonyme, dans une revue de littérature. 

Cette publication a été déterminante, à plus d'un titre. D'abord parce qu'une revue d'écrivant·e·s chevronné·e·s me publiait au milieu d'autres auteur·e·s qui ne l'étaient pas moins. Ensuite parce que Claude et Daniel m'ont littéralement "pris sous leur aile". Ils m'ont reçu chaque fois que j'allais à Paris et passais les voir (parfois sans prévenir), ont répondu à toutes mes lettres (et je leur en écrivais beaucoup), ont lu tous les textes que je leur ai soumis (en me faisant des critiques très précises mais toujours constructives et jamais blessantes) et m'ont encouragé à écrire ce qui est devenu mon premier roman. 


Apprenant que ledit roman se déroulait dans un centre d'IVG, Claude m'a offert son premier livre La Ventriloque, publié en 1978 aux éditions Des Femmes, et alors introuvable. Après l'avoir lu, très ému, j'ai inscrit quelques-unes de ses phrases en épigraphe de La Vacation.  

Daniel me parlait comme à un "jeune disciple" (ce qui me convenait parfaitement) mais Claude m'a toujours traité en égal (ce qui me gratifiait beaucoup aussi). Leurs conseils, leur écoute, et leurs invitations à me joindre à leurs soirées littéraires ou amicales m'ont fait beaucoup de bien. Et je ne suis pas le seul : ils ont publié et encouragé beaucoup de jeunes auteur·e·s, et je suis fier et chanceux d'en avoir fait partie. 

J'étais un auteur inconnu, mais j'étais aussi l'un de leurs "groupies" les plus assidus : je me rendais au Salon du livre de Paris rien que pour les voir, et je les ai faits inviter à plusieurs reprises par les "24 heures du livre" du Mans pour avoir le plaisir de les recevoir chez moi. 

La Revue Prescrire, j'écrivais des "vignettes cliniques" racontant des rencontres ou des conversations avec certain·e·s patient·e·s. Quand je les lui ai données à lire, Claude m'a déclaré immédiatement : "Mais ce sont des textes balintiens !!! " Elle avait participé à des groupes  Balint d'enseignants pendant les années 70 (ils étaient l'un et l'autre spécialisés dans les sciences de l'éducation et avaient publié plusieurs livres importants sur la communication non-verbale en classe) et, dans ma manière de parler du soin, elle avait reconnu immédiatement l'approche narrative typique de la formation Balint. 

Pendant les années qui ont suivi la publication de La Vacation, Claude et Daniel m'ont invité à me joindre au groupe d'écriture qu'ils avaient formé avec Alain Absire, Jean Claude Bologne, Michel Host et Dominique Noguez, et ça a donné un roman policier et littéraire collectif  : L'affaire Grimaudi. 

Ce fut une expérience épatante, parce que là encore, j'étais considéré comme un égal par une demi-douzaines d'auteur·e·s chevronné·e·s. Le roman a été écrit à tour de rôle (on tirait au sort l'ordre d'écriture des chapitres, chacun·e de nous a écrit deux chapitres, et une conclusion/solution de l'énigme) et chaque mois on se réunissait pour lire deux chapitres fraîchement produits. 

Et comme on se réunissait autour d'une table de restaurant, on a bien mangé, bien bu et beaucoup ri. 

Quand j'ai écrit La Maladie de Sachs, Claude m'a dit, après avoir lu le manuscrit : "Voilà, vous avez écrit le premier roman balintien en langue française." 

J'avais perdu mes parents bien des années auparavant. C'était une grande chance d'avoir trouvé en eux le couple de parents-écrivants qui voulaient bien m'accompagner en chemin. Ca a été un grand bonheur de pouvoir leur faire partager mon succès. Daniel m'avait dit "Si tu remportes le Livre Inter, tu nous invites à la Closerie des Lilas" (Ils n'y avaient jamais mis les pieds, ni l'une ni l'autre), et je me suis fait un plaisir de les emmener déjeuner là-bas. 

Quand les ventes du roman se sont mis à décoller après le Livre Inter, Daniel m'a dit : "Si tu atteins les 100 000, tu nous envoies une caisse de champagne". Comme on a dépassé les 300 000, je leur en ai envoyé trois. J'en ai bu quelques bouteilles avec eux. 

Daniel m'exhortait à passer dix heures par jour à écrire. Claude m'encourageait à vivre d'abord, et à écrire ensuite. 

Daniel me donnait des conseils techniques. Claude m'encourageait à formuler mes sentiments. 

Daniel était un homme "formidable", qui prenait beaucoup de place. Claude était une femme d'une grande délicatesse, une grande écoutante, une narratrice pleine d'humour, championne de l'ironie. 


Il suffit de lire celle de ses nouvelles que je préfère : "Un si joli petit livre", pour l'apprécier. 

Sa délicatesse est difficile à décrire, mais elle est bien résumée par l'explication qu'elle me donna lors de la publication de ma première nouvelle. Je lui demandai pourquoi elle avait pris des précautions infinies avant de me dire ce qu'elle pensait que je devais "retravailler". Pour ma part, j'avais trouvé ça très précis, très simple, et ça ne m'avait posé aucun problème, car elle avait été très claire sur le fait que le passage à retirer nuisait à la construction de la nouvelle - et donc, à sa lecture. 

Elle me répondit : "Un peu avant vous, nous avons reçu la première nouvelle d'un autre jeune auteur, à qui nous avions donné le même conseil, en lui disant quel passage retravailler. Il l'avait très mal pris, nous avait répondu qu'il n'était pas question qu'il touche à une ligne de son texte, auquel il était très attaché, et nous n'avons plus entendu parler de lui. J'ai eu peur que vous ayez la même réaction. Nous voulions publier de jeunes auteurs, pas les faire fuir... Je suis heureuse que vous ayez entendu ce que je vous ai dit de manière positive." 

Mais je n'aurais pas pu l'entendre autrement : à mes yeux, elle incarnait un équilibre subtil entre force et bienveillance. 

Claude illustre à mes yeux un parcours qui devrait encourager beaucoup d'écrivantes : c'est après une carrière professionnelle déjà très prenante (l'éducation physique, le sport, la danse) qu'elle s'est mise à écrire des livres très personnels, nourris par son expérience. Qu'on en juge : née en 1932, elle a écrit toute son oeuvre (regardez sa page Wikipédia, c'est impressionnant) à partir de 1978 - elle avait 46 ans. 

En plus des livres de pédagogie, elle a publié des nouvelles, des romans (Belle-Mère) contemporains et historiques (Platon était malade), des textes intimes bouleversants (Le sas de l'absence), de la poésie et, en collaboration avec D. Z., d'autres livres de pédagogie, des romans pour la jeunesse et des textes autobiographiques (Les écritures mêlées, magnifique récit de leurs itinéraires parallèles). 

Pour moi, elle est l'autrice féministe par excellence : celle qui affirme sa singularité et son expérience de la vie et du monde par une écriture qui lui est propre, dans des textes qui parlent de la condition et des émotions des femmes de toutes les époques avec énergie, subtilité, finesse et humour. 

Elle sera aussi, pour toujours, la personne de confiance à qui je suis souvent allé demander conseil dans les moments les plus difficiles et les plus délicats de ma vie. Et qui m'a toujours écouté sans jugement et sans complaisance, chaleureusement et avec intérêt. 

Début 2013, alors que nous étions installés au Canada depuis quatre ans, la femme avec qui je vivais depuis près de vingt-cinq ans a déclaré qu'elle voulait qu'on se sépare. Quelques semaines après cette annonce, je me suis rendu en France. J'étais extrêmement abattu. L'une des premières personnes que je suis allé voir pour lui parler de ce qui m'arrivait était Claude. Elle m'a invité à déjeuner avec une amie commune. Quand elle m'a entendu dire que je me préparais à finir ma vie seul parce qu'à cinquante-huit ans "plus personne ne voudrait de moi", Claude s'est mise à rire et s'est exclamé : "Bien sûr que si !", et je ne comprenais pas pourquoi elle en était si sûre. "Vous verrez." 

Quelques mois plus tard, à l'autre bout du continent nord-américain, j'ai rencontré par hasard la femme avec qui je vis depuis onze ans à présent. Pendant que nous apprenions à nous connaître, j'ai beaucoup pensé à Claude. 

Et je sais aujourd'hui qu'elle ne m'a pas seulement accompagné sur mon chemin d'écriture. Par ses textes et par sa présence, elle m'a aussi appris à vivre. 

Merci, Claude. 




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Texte de Pauline :  

A Claude 

- Vous êtes toute seule ? lui demande La Mort. 

Elle sourit. Son regard est profond, encore vif et perçant. On la lui fait pas.. Elle l’a  déjà fait le tour de cette question, dans une nouvelle du même nom. Bien sûr  qu’elle est toute seule ! Ça ne se voit pas ? Disloquée, mais seule.  

- Vous savez, La Mort, je devenais une vieille femme ratatinée.  - Vraiment ? 

- Mon corps m’échappait, ma mémoire aussi.  

- Vous êtes bien exigeante avec vous-même, Claude.  

- Je suis lucide, La Mort. Et puis, cela faisait plusieurs années que j’avais terminé  d’écrire. Les brouillons, les heures passées par mon amie à taper mes textes, les  relectures, la métamorphose des mots, la course folle de Sam, les caresses de la  féline Guapa, l’émoi des animaux du zoo… Tout a travaillé par mon corps. Et cela  m’échappait. 

Il me restait mes livres, les auteurs anciens, que j’aimais relire. Mes promenades au  parc Georges Brassens. Mon piano aussi. Oh, pas grand-chose, mais cela me faisait  plaisir. 

- Chère Claude, dites-moi, on peut dire que vous m’avez tourné autour… - Oui, La Mort, je sais que vous étiez là. Depuis ma naissance. Et dans chacun de  mes textes. Dans chaque corps, dans chaque personnage, dans chaque frontière  fragile entre la réalité et la déraison, vous étiez là, tapie, sinueuse. Enfants sans  existence, ventres vides et vidés, parents qui nous échappent, femme se mouvant  dans l’ombre, danseuses jouant avec l’apesanteur. Vous étiez là, follement vivante. Je vous tournais autour, créais autour de vous. 

Le silence s’installe.  

Dans la mémoire de chacun peut s’élancer Martha, Eglantine, Mathilde, Julien,  Eudoxie, Elissa, Estelle et Stefa, Gérard et son lecteur précoce, Claire, entre ses deux  « Terrasses ».`

- Alors, Claude, vous êtes toute seule ? répéta La Mort. 

- Je crois qu’il m’attend, La Mort. A une table, là-bas, dressée pour deux. Je vais  retrouver l’homme que j’ai terriblement aimé.  

Claude, tu as rejoint nos Chers Disparus. L’harmonie, au numéro trois, s’est envolée.  

Nous nous sommes rencontrées, pour la première fois, à la librairie Ithaque. Tu  venais de publier, aux éditions Actes Sud, Le Désert de la grâce. J’étais jeune  étudiante, je venais de commencer la danse – la danse venait de me prendre à  bras le corps. Pendant 17 ans, nous avons correspondu, échangé, archivé, voyagé  (jusqu’à ce qu’enfin, je soutienne ma thèse à l’université de Pau). Tu m’as  accompagnée dans mes écrits et dans ma vie, mariage, naissances (Mon grand a  largement baigné dans la première partie de ma thèse. A Pau, pour la soutenance,  ma deuxième avait tout juste un mois… elle a aujourd’hui 7 ans et demi), séparation,  disparition du père (combien d’heures nous avons passé à parler des héritages  familiaux, des non-dits et de ce que le corps porte et garde comme trace, de la  ténacité à vivre au milieu des histoires qui ne nous appartiennent pas). Je devais  t’appeler pour te dire comment s’était passée mon opération.  

Je crois que tu as toujours porté, en toi et dans chacun de tes écrits, une force  animale, une pulsion de vie, quasi monstrueuse, qui tranchait avec la finesse et les  déliés de ton corps de danseuse, la douceur de ton regard. 

Jusqu’aux limites du soutenable, Doris Humphrey a cherché à expérimenter : Fall and Recovery. 

Tu as choisi le côté de ton Jardin Forteresse. 

A nous, maintenant, de composer avec ton absence.  

Pauline




(Photo de Louis Monnier)