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dimanche 28 janvier 2024

"Votre littérature, vous la construisez en vous-même" -- Lettre à Hélène, lectrice - par Martin Winckler


Hélène, 

Je ne sais pas si c'est votre prénom, ni si vous lirez jamais ceci, car je sais peu de choses de vous. 

Je ne sais si quelqu'un qui vous connaît et vous aura reconnue vous signalera un jour ce message ; s'il vous rappelle de mauvais souvenirs, je vous prie de me le pardonner, vous n'êtes en aucun cas tenue de le lire. 

Je sais seulement - et surtout - qu'un jour, vous avez écrit à un "auteur connu". Je ne sais pas ce que vous aviez exprimé dans votre lettre, mais voici comment il le rapporte dans un de ses livres : 

Un jour, une lycéenne qui avait lu mon roman XXXX dans le cadre du Goncourt des Lycéens, m’avait écrit, d’un ton pincé, pour me dire qu’elle n’avait rien compris à mon livre, que ça ne racontait pas d’histoire, qu’elle se demandait bien quel message j’avais voulu faire passer. 

Evidemment, son compte-rendu est un peu court. Vous en avez sûrement dit plus que ça. La plus élémentaire honnêteté de sa part aurait été de publier l'intégralité de votre lettre, puisque vous aviez pris la peine de l'écrire et de l'envoyer ; mais il n'en a rien fait, il s'est contenté de publier sa réponse à la suite de ce paragraphe. 

Sa réponse, vous la connaissez déjà, je ne vais donc pas vous l'imposer une nouvelle fois, mais pour les autres personnes qui liraient ceci et voudraient la connaître, ils pourront la trouver à la fin de cet autre texte, sur ce même blog

Si je vous écris, aujourd'hui, ce n'est pas pour "réparer" (je ne pense pas que ce soit possible) les propos insultants que cet inqualifiable* a tenus dans sa réponse, ni la laideur du procédé consistant à publier cette lettre méprisante dans un de ses livres, comme s'il en était fier (il le laisse entendre, d'ailleurs, cet andouille !!!). 

Si je vous écris, c'est pour vous dire, d'abord, que je suis de tout coeur avec vous. Car, en vous répondant ainsi, cet inqualifiable* ne s'est pas contenté de très mal vous traiter, il a aussi montré son mépris pour toutes les personnes qui lisent et écrivent. Ce qu'il vous a écrit est purement et simplement une violence de classe, de caste, âgiste et sexiste. Et son mépris disqualifie non seulement ce qu'il dit, mais le disqualifie, lui, en tant qu'interlocuteur. 

Ensuite, je tiens à vous remercier de lire des livres ; et même, parfois, ceux qui ne vous intéressent pas, et qui vous semblent ne rien raconter et ne pas dire grand-chose. Je suis un écrivant, j'ai la chance d'être publié, mais je n'oublie jamais que dans un monde où tout est commerce, je ne le serais pas - ou très difficilement - s'il n'y avait pas des lectrices pour me lire. (Je dis "lectrices" parce que la majorité des personnes qui achètent des livres et les lisent sont des femmes.) Alors merci, pour les autrices et les auteurs que vous lisez. Vous les honorez et vous contribuez à les faire vivre, ou survivre. 

De plus, je vous remercie d'avoir des opinions sur vos lectures. C'est tout ce qu'une autrice ou un auteur peut souhaiter : qu'une lectrice pense quelque chose d'un de ses livres. Toutes les personnes qui écrivent le font avec leurs pensées, leurs sentiments, leurs émotions, et elles espèrent qu'en retour, leurs textes déclenchent pensées, émotions et sentiments à la lecture. Il n'y a rien de pire qu'un livre qui laisse indifférente ou amnésique. Merci de faire vivre les livres avec vos émotions et vos questions ! 

Merci encore de prendre la plume pour écrire à celles ou ceux dont vous lisez les livres. C'est le plus beau geste et signe d'intérêt, de partage et de sororité qu'une autrice ou un auteur puisse attendre. On s'adresse aux autres, sans savoir qui iels sont, en espérant une réponse, sous une forme ou une autre. En écrivant, vous répondez "Je vous ai lu.e." -- et c'est la plus belle réponse qui soit. Cela veut dire qu'on n'a pas écrit en vain.

Merci également, de savoir ce que vous attendez d'un livre. Qu'il raconte des histoires, qu'il transmette quelque chose - et toutes les autres attentes que vous avez en plus de celles-là. Les autrices et les auteurs ont besoin de lectrices exigeantes : c'est grâce à cela qu'elles se creusent le cerveau pour -- entre autres -- inventer des histoires. Je suis lecteur depuis longtemps, et c'est parce que j'ai toujours attendu plus des livres que je lis (et des personnes qui les ont écrits) que j'essaie, à mon tour, d'écrire des livres qui captivent, qui émeuvent, qui éclairent au moins un peu le monde et la vie. Alors, oui, continuez à être exigeante, nous tous - lectrices et écrivant.e.s - nous en avons besoin. 

Enfin, j'aimerais vous demander une faveur. Je ne la demande pas pour moi, mais pour toutes les écrivantes qui méritent votre respect, votre intérêt et votre lecture. Toutes ces écrivantes qui ne sont pas des fats vaniteux et mal embouchés comme l'inqualifiable* innommable à qui vous avez eu affaire. 

Cette faveur est simple : ne croyez pas un mot de ce qu'il vous a écrit. La littérature n'est pas cette chose rabougrie, étriquée et flétrie qu'il voudrait enfermer dans ses "définitions" poussiéreuses et momifiées. La littérature, c'est tout ce que vous lisez et aimez lire. Elle est faite de tous les textes et de toutes les formes, de tous les goûts et de toutes les couleurs, de toutes les origines et de tous les futurs. Il n'y en a d'ailleurs pas une seule, mais autant qu'il y a de lectrices : la littérature c'est ce que chacun.e de nous lisons, séparément et ensemble. 

La littérature, c'est aussi, ou ce sera, ce que vous écrirez peut-être. Car il y a une écrivante dans chaque lectrice, j'en sais quelque chose : j'ai longtemps été l'une avant d'être l'autre, et nul n'a le droit de vous laisser entendre que vous ne pourrez pas, si vous le désirez, écrire un jour des textes infiniment plus intéressants que ceux des inqualifiables* boursouflés de suffisance. 

Chaque livre que vous lisez, vous l'écrivez en vous-mêmes, vous en gardez la trace. Ce n'est pas le livre à lui seul qui vous marque, c'est vous, d'abord, qui choisissez ce que vous en retenez, le souvenir d'un sourire ou d'un goût ou d'un souffle ou d'une mélodie. Alors ne laissez personne prétendre que vous n'êtes pas actrice, autrice et maîtresse de ce que vous lisez. Votre littérature, vous la construisez en vous-même, un livre après l'autre. 

Voilà, j'en ai fini. Si on vous a signalé ce message, je vous remercie de l'avoir lu jusqu'au bout. 

Et je vous remercie de m'avoir, sans le savoir, incité à l'écrire. 

En vous souhaitant de belles lectures, de belles correspondances, de belles rencontres et une bonne vie, 

Et avec toute ma solidarité et ma reconnaissance, 

Mar(c)tin  

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(* : Remplacez ce mot par la première insulte qui vous vient à l'esprit.)