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vendredi 26 janvier 2024

Du mépris hautain de certains "Hhh-écri-vains" - par Martin Winckler


A tou.te.s les écrivant.e.s qui écrivent sans savoir (ni se demander, Dieu merci !) si iels "font" de la littérature. Avec mon chaleureux soutien et mes vifs encouragements. 

Bonne année 2024 !!! 


L'autre jour, sur Facebook,  j'aperçois la photo d'un auteur francophone connu, respecté, estampillé, multiprimé, ornée d'un petit texte.

L'auteur en question -- la soixantaine, chauve, chemise bleu sombre ouverte sans col -- regarde droit vers la caméra. Il a peut-être un demi-sourire en coin. Je dis "peut-être" parce qu'on n'est pas sûr qu'il sourie, même à demi. Il est peut-être simplement circonspect. Ou peut-être que la photo l'a saisi pendant qu'il était en train de compléter son sourire. Un instantané, c'est trompeur... Et ambigu. 

Le texte imprimé sur la photo ne l'est pas moins. 


Et c'est signé "Jean-Edouard" (c'est pas son vrai nom). 

Faut-il dire que ça m'a énervé ? Je précise que ça m'aurait énervé venant de n'importe qui, c'est pour ça que je ne trouve pas nécessaire de vous donner son nom. Ce sont les paroles que je discute ici, pas la personne. Autant dire que dans mon esprit, "Jean-Edouard" c'est moins le type du portrait que la ou les personnes qui ont décidé de placarder ces affirmations et son nom sur son portrait comme si c'était une maxime de La Rochefoucauld ou un bon mot de Bossuet. 

Pourquoi ça m'a énervé ? Prenons les choses dans l'ordre : 

"Par ailleurs..." 

On comprend que ces quelques phrases sont extraites de quelque chose : un entretien, un article, peut-être un podcast ou une émission de télé. On n'a pas le contexte ni l'ensemble de la pensée de l'auteur en question. Cependant, les phrases imprimées sur la photo peuvent être lues comme un tout, un aphorisme, une déclaration, une profession de foi ou au moins un credo puisqu'elles sont publiées sans contexte et semblent se suffire à elles-mêmes. Donc, même si c'est pas l'auteur qui les publie comme ça, les personnes qui s'en sont emparées les ont comprises - et nous les retransmettent - comme un tout. 

"... je tiens à dissiper deux malentendus"

Sur cette phrase-là, je reviendrai tout à l'heure. 


"La littérature n'a pas pour vocation de raconter des histoires". 

Ah bon ? Et où il a vu ça, Jean-Edouard ? Il tient ça de qui ? 
C'est une opinion personnelle ou c'est une vérité vraie indiscutable ? 
C'est le produit d'un travail scientifique fouillé, étayé, fondé sur des preuves, ou bien c'est juste un truc qu'il lance comme ça, en passant, pour provoquer ? (Et il a le droit !) 
Impossible de le dire mais ça surprend et ça "interroge", comme on dit. 

Qu'est-ce qu'il veut dire par "La littérature", d'ailleurs ? 

"La littérature" c'est difficile à définir puisque par exemple, en France, On dit que certains livres sont de la littérature (les collections blanches de Gallimard, Minuit et P.O.L, mettons ; les "grands classiques" comme Proust, Flaubert et cie) et que d'autres n'en sont pas -- par exemple les romans policiers, les romances, la SF, les romans graphiques, les romans pour jeunes adultes, les autobiographies, les journaux personnels... 

(Quand je dis "On", je parle de ceux qui savent -- les professeurs, les critiques, bon nombre d'auteurs et d'autrices bien informé.e.s -- toutes catégories dont je ne fais pas partie car j'ai la faiblesse de croire que la littérature c'est tellement vaste qu'on ne peut pas la (dé)limiter, la classer, la ficher, l'estampiller, la cloisonner, la faire entrer dans des cases... Bref, la littérature, dans mon esprit, c'est le Numéro 6...) 






Tandis que, par exemple, chez les anglophones cette distinction n'existe pas, on parle de "fiction" et de "non-fiction", deux catégories qui se préoccupent seulement du contenu (c'est imaginaire ou c'est factuel) et non du statut du texte (c'est de la litchératchure ou ce n'en est point). 

... n'a pas pour vocation... 

Le mot "vocation" me fait me gratter la tête, parce qu'en principe, la vocation, ça concerne une personne, pas un concept. Un prêtre peut avoir la vocation ; un médecin, à la rigueur. Mais la littérature n'a pas de "vocation", aucune muse ne l'a appelée en lui disant "Eh, ma pote la Littérature, fais-moi rire/pleurer/trembler/fulminer/rêver !!!" et elle ne se lève pas la nuit pour produire quoi que ce soit. 

La littérature, si ça existe et si on peut la définir, c'est produit par des millions de personnes (au moins) et pour savoir si c'est par "vocation" (terme à définir) ou pour tout plein d'autres raisons, il faudrait le leur demander, à chacune... 

"... de raconter des histoires". 

On aimerait demander à Jean-Edouard de préciser sa pensée. Est-ce qu'il a voulu dire "n'a pas toujours pour vocation" ou "pas nécessairement", par exemple ? Parce que là, on serait d'accord ; comme "la littérature" est un champ plutôt imprécis, aux contours larges et extensibles, on ne va pas contester qu'elle peut produire des textes qui ne racontent pas d'histoires, comme c'est souvent le cas en poésie, par exemple. 

Mais si Jean-Edouard voulait dire "n'a jamais pour vocation", est-ce que tous les poèmes narratifs (et y'en a une flopée) de Victor Hugo ne sont pas de la littérature ? Et Les Misérables, non plus ? Et Proust, alors ?  Lire toutes les histoires qu'il y a dans sa Recherche, c'est vraiment du temps perdu ? 

On aimerait aussi savoir si, dans l'esprit de Jean-Edouard (ou des personnes qui le citent, avec son assentiment ou non), les personnes qui lisent des textes-qui-racontent-des-histoires et pensent qu'elles lisent de la littérature se fourrent le doigt dans l'oeil jusqu'au coude. Si elles se trompent du tout au tout. Si elles vivent dans le mensonge -- ou dans le déni, ce qui serait pire...  

Et si tel est le cas, qu'est-ce qu'on fait de tous les textes qui racontent des histoires ? En commençant par l'Iliade, l'Odyssée, le Mahabharata, le Dit du Genji, les Mille et une nuits ? (Je vous épargne la liste de tout ce qui vient après...) 

Pasque si Jean-Edouard (ou ceux qui le mettent en avant) pense vraiment que quand ça raconte des histoires, ce n'est pas de "la littérature", il va falloir requalifier un paquet de choses. Et quand on se met à requalifier, on requalifie quoi, et comment ? Et qui requalifie, au fait ? 


"L'écrivain n'a pas à délivrer de message."

"Il n'a pas", c'est un peu ambigu, ça aussi. Là encore, s'il était écrit "pas toujours" ou "pas forcément", ce serait plus clair. Mais là, est-ce que ça veut dire : "Il ne doit pas" ou "Il n'est pas obligé de" ? Et puis d'abord, pourquoi "il" et pas "iel" ou "il ou elle" ? Les auteures, les autrices et les écrivaines ne comptent pas ? 

Si c'est "I(e)l ne doit pas", de quel droit dit-il (lui fait-on dire) ça, (à) Jean-Edouard ? Il a été nommé préfet de la Police-aux-écritures (haha) ? Moi qui suis écrivante professionnelle et publie (entre autres) des livres qui racontent tout plein d'histoires et qui sont considérés (Par certains, au moins ; par Jean-Edouard ? Je ne saurais le dire, ne l'ayant jamais rencontré) comme de la littérature, je délivre des messages si je veux quand je veux, d'abord ! 

Mon corpus écrit, mon choix !!!! 

Et si c'est "I(e)l n'est pas obligé·e de", on est bien content qu'il le dise, mais est-ce qu'on avait vraiment besoin de Jean-Edouard (ou de ses citataires) pour le constater, le savoir, le penser et se le dire pour soi (et pour les auteurs et autrices qu'on lit) ? 

Quand on lit beaucoup, on sait bien que sur les étagères des librairies, au rayon "littérature", il y a des flopées de livres qui
1° ne racontent rien de rien, 
et
2° ne délivrent aucun message même quand on écarquille les yeux et qu'on ouvre grand ses oreilles. 

(Ces livres-là, personnellement, je dépasse rarement la douzième page, mais il en faut pour tous les goûts.) 

Et d'ailleurs, c'est quoi un "message" ? Pasque ça aussi c'est foutrement ambigu. Sauf erreur de ma part, toute parole (orale ou écrite) est un message - elle transmet des informations. Quelle partie de ce "message" l'écrivain "n'aurait-i(e)l pas à délivrer" ? Ou bien y aurait-il des "messages" dignes d'être considérés comme de la littérature et d'autres pas ? 

Bon, je crois deviner de quels "messages" il est question : les messages qui veulent absolument dire quelque chose. Qui transmettent des valeurs. Des engagements. Des opinions. Des critiques. Des révoltes. Des convictions profondes, comme celles pour lesquelles on milite, entre autres, en écrivant. Tout ça, Jean-Edouard (ou ses citatifs) n'en voudrai(en)t pas, si l'on en croit cette double injonction (peut-être subtilement reformulée). 

Voyons, enfin, Jean-Edouard penserait-il vraiment que la littérature doit être ineffable, éthérée, in-signifiante (ce qui serait somme toute coton, car tout signifiant est un message, et vice-versa) ?  
Voudrait-il vraiment seulement de la littérature dégagée, sans enjeu, apolitique ; pas seulement blanche, mais pratiquement opaque ?  Qui bloque bien la lumière ? 

J'ai du mal à le croire. 
Et ce serait un peu triste ; mais aussi, franchement, voué à l'échec. 

Pasque, sauf erreur, un texte, quand il est imprimé, l'autrice ou l'auteur ne le contrôle plus. Que se passe-t-il si un message s'est, malgré tous leurs efforts, glissé dedans ? Qu'est-ce qu'iels doivent faire ? Demander à l'éditeur de tout envoyer au pilon ? Publier un rectificatif : "A la page 127, je tiens à affirmer vigoureusement qu'il n'y a aucun message !!!!" ? Faire leur mea culpa à la télé ? Implorer Jean-Edouard et tous les Saints de la littérature française pour recevoir l'absolution ? 

Et les lectrices et lecteurs, si ça leur chante de percevoir un message (n'importe lequel) dans le bouquin, que faudrait-il faire ? Le leur interdire ? Leur dire que c'est pas bien, pas approprié, pas "littéraire" ? Exiger qu'iels cessent de voir des messages partout ? 

Bref, qu'est-ce qu'ils ont dans la tête, Jean-Edouard ou ses citateurs, quand ils nous assènent des trucs pareils ? 

D'autant que, comme c'est dit en ouverture, cette double injonction vise "à dissiper deux malentendus".  

Ben oui, dame ! Si vous pensiez que la littérature a pour fonction de raconter des histoires et que les écrivains ont le droit de délivrer un message, vous n'aviez pas bien compris !!! Vous étiez doublement dans l'erreur !!!! 

A lire ça, on se dit  "Il est fort, Jean-Edouard ! Il sait déjà quelles fautes (d'appréciation littéraire) les autres commettent, avant même qu'ils ou elles aient dit quoi que ce soit !!! Un vrai directeur de conscience à l'ancienne, façon Port-Royal !!! Louons Dieu que des hommes comme lui soient là pour nous corriger avant qu'on ne persiste fâcheusement dans cette double faute !!!"

(En littérature comme au tennis, les doubles fautes, c'est diabolique - et impardonnable.) 

Je m'énerve, je m'énerve, mais il faut que je précise, tout de même : Jean-Edouard n'y est peut-être pour rien... 
La double injonction qui lui est attribuée a été postée par un organisme qui a pour but de faire écrire des personnes qui ont le désir d'écrire

Organisme que j'aime beaucoup, et avec qui j'ai travaillé plusieurs fois. 

Mais avec lequel, sur ce coup-là, je suis pas d'accord. Du tout, du tout. 

Ce qui me gêne, c'est que lorsqu'on a le désir d'écrire, depuis trois semaines ou depuis cinquante ans, cette double injonction ne laisse pas beaucoup de latitude. Et si on décide (à Dieu ne plaise !) de passer outre cette parole-d'évangile-peut-être-apocryphe -de-Jean-Edouard, et de raconter des histoires en délivrant des messages, on semble condamné·e d'avance à ce que ça ne soit pas de la littérature, mais du blasphème. De l'hérésie. Pour ne pas dire : de la soupe. 

C'est un peu fort, je trouve. Pasque bon, quand on y réfléchit, c'est tout de même un sacré... message, que ses citationnistes lui font délivrer là, à Jean-Edouard, en trois petites phrases !!! Et ça ne peut pas être l'essentiel de sa pensée... 

D'ailleurs, parmi ses bouquins, à Jean-Edouard, est-ce qu'il y en a qui racontent des histoires (et qui ne sont pas de la littérature) et d'autres qui n'en racontent pas (mais qui en sont) ? Lesquels ? J'aimerais le savoir parce que j'ai été jadis un lecteur de Jean-Edouard, mais j'aimerais être sûr que je me suis pas trompé sur ce que j'ai lu. 

J'aimerais être sûr que ces bouquins de lui que j'ai aimés, et qui me semblent tout à fait raconter des histoires (et parfois, subtilement, délivrer des messages, pas toujours visibles mais quand même), j'aimerais être sûr, dis-je, que dans mon enthousiasme, je n'ai pas pensé à tort que c'était de la littérature ! 

Pasque ça, vous voyez, je ne m'en remettrais pas. 


Mar(c)tin Winckler 


Post-scriptum du 27.01.24 : 
J'ai pris beaucoup de précautions. Trop. Un de mes amis vient de me révéler que les phrases en question étaient bien signées "Jean-Edouard" et provenaient d'un livre dans lequel il répond à une lycéenne qui lui avait écrit. 

Intrigué, je suis allé consulter le livre en question. Voici l'extrait, qui en dit long. Très long. Attention, c'est du lourd.

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“(...) Ce qui est en jeu, dans la littérature, ce sont des questions hyper spécialisées, hyper techniques, souvent d’une infinie complexité, la plupart du temps inaccessibles au profane. Un jour, une lycéenne qui avait lu mon roman XXXX dans le cadre du Goncourt des Lycéens, m’avait écrit, d’un ton pincé, pour me dire qu’elle n’avait rien compris à mon livre, que ça ne racontait pas d’histoire, qu’elle se demandait bien quel message j’avais voulu faire passer. J’avais fait grand cas de sa lettre, et je m’étais efforcé de lui répondre avec soin :

        "Chère Hélène (le prénom a été modifié – ou pas, je ne sais plus), j’aurais pu accueillir votre lettre d’un haussement d’épaules et d’un sourire amusé. Mais je vais vous répondre, car votre lettre me paraît exemplaire d’une méconnaissance très répandue de ce qu’est la littérature. En vérité, les sources de votre légitimité m’échappent. C’est parce que vous êtes en première « littéraire » que vous me jugez – et condamnez – avec autant d’aplomb ? C’est comme si vos camarades de première « scientifique » jugeaient des travaux de physiciens quantiques et allaient leur écrire pour se plaindre que leurs travaux sont incompréhensibles. Incompréhensibles pour qui ? Pour les lycéens ? Personne n’a dit le contraire. La littérature, pour être jugée, demande un minimum de connaissance, d’expérience et de culture.

        Par ailleurs, je voudrais dissiper deux malentendus.

        1) La littérature n’a pas pour vocation de raconter des histoires.

        2) L’écrivain n’a pas à délivrer de message.

        La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d’un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d’intelligence et de sensibilité peut s’opérer entre l’auteur et le lecteur. C’est ce qui se passe en général avec les livres des grands auteurs, reconnus par la critique et l’université. Or, précisément, mes livres sont reconnus par la critique et l’université, ils sont édités à l’étranger, font l’objet d’articles, de mémoires et de thèses. Je voudrais, si cela vous intéresse d’en savoir davantage sur la littérature, vous recommander la lecture d’un livre “accessible et passionnant, Préface à une vie d’écrivain, d’Alain Robbe-Grillet, qui, depuis près de cinquante ans, s’emploie à débarrasser la littérature de tous les lieux communs, présupposés et clichés qui l’empoussièrent."

J’ajoutais en post-scriptum : "J’ai lu votre lettre à mon fils Jean (qui doit avoir votre âge et votre impertinence), et qui, dans une réponse moins circonstanciée que la mienne, a conclu, en se marrant : « Va te cacher, Hélène ! "

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La messe est dite, et c'est très clair. 
Jean-Edouard est ce qu'on fait de pire et de plus caricatural en matière d' "Hauteur" francophone : le fat supérieur, condescendant, méprisant, fier comme tout de se savoir grand-puisque-les-critiques-et-l'université-le-disent, et pas gêné le moindrement d'insulter et d'humilier une lectrice, ni de lui transmettre, avec le sien, le mépris de son fils -- décidément à bonne école. 

Bref, c'est un inqualifiable*, qui ne mérite même pas d'être nommé ici. 
(* Remplacez ce mot par la première insulte qui vous vient à l'esprit.) 


Martin Winckler/Marc Zaffran 

PS : Hélène mérite d'autres lettres que celles de ce cuistre. J'ai décidé de lui écrire à mon tour.