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vendredi 3 février 2023

Ecrire, c'est soigner - par Marc Zaffran/Martin Winckler

  



ÉCRIRE C’EST SOIGNER

 12 mai 2022

Colloque Littérature, Ecriture, Soins 

Cergy 







ECRIRE C’EST SOIGNER

 

Au commencement, écrire, c’est se soigner


Comme lire, d’ailleurs. (Ou regarder des films ou des documentaires ou autre chose.)

Ecrire c’est dire qui on est, ce qu’on pense, ce qu’on ressent, ce qu’on supporte ou non – sans que personne vous coupe la parole.

Même quand on n’écrit pour personne, on écrit à quelqu’un qui n’est pas là mais qui écoute. Une thérapeute[1] virtuelle, attentive et qui ne pose pas de question, en quelque sorte. Les questions, on peut de toute manière (se) les poser et y répondre seul(e) — ou du moins donner les réponses qui nous viennent... et en trouver d’autres en écrivant.

Car la vertu de l’écrit, même quand on écrit pour soi, « au kilomètre », c’est qu’un mot, une phrase, un paragraphe en appellent d’autres. Parfois on cale, mais ça n’est pas grave. Ce qui est déjà écrit existe, on peut le voir, le relire. On peut l’apprécier ou le critiquer, mais on ne peut pas le faire disparaître à moins de jeter la feuille à la poubelle.

Et aujourd’hui, quand on met un texte dans la corbeille de l’ordinateur, il n’est pas perdu.

 

Je peux en témoigner : écrire, ça soigne la personne qui écrit.

J’ai passé mon adolescence à écrire parce que je n’avais personne à qui parler. Je n’étais pas malade, j’étais juste un garçon isolé, qui n’avait personne à qui poser des questions élémentaires et gênantes sur son corps, la manière dont il fonctionnait (ou ne fonctionnait pas correctement ?) ses émotions et ses idées (parfois farfelues). Ecrire m’a permis de vivre avec moi-même.

 

Ecrire, ça soigne le moral.

 

Pendant mes études de médecine, écrire m’a permis de ne pas être englouti par la violence de l’atmosphère de la faculté de médecine. Oui, c’était aussi délétère dans les années 70 que ça l’est maintenant – et nous n’avions pas les réseaux sociaux pour dénoncer cette violence. Merci à l’internet et aux réseaux sociaux de permettre aux étudiantes en santé et à tant de personnes soignées de le faire aujourd’hui.

 

Écrire m’a permis de me faire entendre au moins de quelques camarades, via les revues underground auto-produites que publiaient une poignée d’entre nous. Mine de rien, le simple fait de pouvoir écrire qu’on était favorable à la légalisation de l’avortement, du cannabis et de l’aide médicale à mourir, ça nous faisait du bien. Ça nous permettait, encore une fois, d’exister et de s’affirmer comme autre chose qu’un pion sur le très grand échiquier de l’hôpital.

 

Écrire, je le faisais aussi dans les dossiers : je m’adressais aux internes, au chefs de service, aux infirmières et je me faisais un point d’honneur d’écrire lisiblement et de poser les questions que personne n’avait voulu entendre pendant la visite à douze.

 

Il est arrivé qu’un médecin vienne me voir et me dise : « J’ai vu ce que tu as écrit dans le dossier. Effectivement, personne ne s’était posé la question avant. » Une trace écrite n’est pas aussi spectaculaire qu’une parole, mais parfois, elle finit par trouver le regard qui va se pencher sur elle.

 

Écrire, c’est important quand on (se) pose des questions : ça permet d’abord de les formuler (ne serait-ce que pour les reformuler plus tard) avant qu’elles s’envolent. Ça permet aussi de partager ses interrogations même s’il n’y a personne pour les entendre à ce moment-là. Les écrits restent. Et ils restent aussi pour soi : on oublie aisément ce qu’on a pensé ; quand on l’a écrit, on peut le retrouver. Ce qu’on a pensé était peut-être sans importance, peut-être essentiel mais, dans un cas comme dans l’autre, on ne peut le savoir que si on en a laissé une trace.

 

Écrire fait du bien, ce n’est pas qu’une vue de l’esprit.


Les effets bénéfiques de l’écriture sur le moral – en particulier celui des personnes ayant subi des traumas, mais aussi souffrant de maladies terminales )- ont été documentés par des psychologues américains, Pennebaker[2] et Smyth[3].

 

Évidemment, tout le monde ne tire pas des bénéfices de l’écriture. Pour écrire, il faut, déjà, avoir une relation non conflictuelle à l’écriture : je veux dire qu’il faut ne pas avoir été dissuadé d’écrire, ni s’être fait asséner que ce qu’on écrit n’a aucune valeur, et de toute manière on ne sera ni Proust ni Flaubert – comme si c’était ça l’objectif !

Pour oser écrire, il faut ne pas été avoir traumatisé par des enseignantes qui accordent plus de place à l’orthographe ou au « style » qu’au contenu. Or, l’orthographe et le style n’ont aucune importance dans l’écriture. Ce qui compte c’est ce que transmet l’écriture – comme la parole – de la personne qui écrit. Encore faut-il le lire sans passer ce qui est écrit au crible de filtres qui servent, avant tout, à sélectionner qui parle ou écrit « bien » et qui parle ou écrit « mal ».  Ces filtres sont des critères de classe, et rien d’autre. Ils « expliquent » qu’on puisse aujourd’hui qualifier L.-F. Céline ou Michel Houellebecq d’« auteurs de talent » malgré le contenu hautement discutable de leurs livres. Ce sont ces mêmes critères élitistes qui ont permis aux classes dominantes de minimiser ou de passer sous silence, pendant des siècles, presque toute la littérature écrite par des femmes.

(Et oui, écrire c’est politique !!!)  

 

L’un des principaux obstacles aux effets soignants de l’écriture (et je dis bien « soignants », et non thérapeutiques, j’y reviendrai), c’est le préjugé selon lequel il y a des personnes qui « savent » écrire et d’autres non.

Mais écrire, ça s’apprend, ça s’entraîne, ça se cultive, exactement comme la photographie, la pratique du chant ou d’un instrument, la natation ou la course à pied, le dessin, la mécanique, le bowling... ou la confection d’un plâtre de jambe. Bref, ça se travaille. Et comme c’est un travail, il faut aimer travailler à ça. Si on n’aime pas travailler à écrire, il ne faut pas s’y éreinter. Il y a d’autres formes d’expression tout aussi respectables, qui font du bien à celles qui les pratiquent et à celles qui les apprécient.

 

Écrire, ça soigne l’ignorance et ça organise la pensée


On apprend à parler en écoutant les autres et en reproduisant des sons, puis en assemblant des mots et en composant des phrases. Plus on écoute, plus on parle. Plus on parle, plus on sait parler.

Pour apprendre à écrire, il est utile de lire beaucoup. Ça tombe sous le sens : on apprend à écrire en regardant les autres écrire – en les lisant. Mais la lecture a une autre vertu : elle nous apprend beaucoup plus de choses que la parole. D’abord parce qu’on apprend beaucoup plus de choses en lisant un texte qu’en écoutant une seule personne. C’est une question de densité d’informations. La parole est un outil merveilleux, mais la quantité d’informations qu’on peut livrer en parlant est limitée. De plus, ce qui nous est transmis par la parole est linéaire, on ne peut pas habituellement revenir au début ou au milieu. Tandis qu’on peut relire un texte, voire le parcourir de manière discontinue, très rapidement et autant de fois qu’on le veut.

De sorte que lorsqu’on lit beaucoup (je veux dire « beaucoup de pages » et « beaucoup de personnes qui écrivent »), non seulement on apprend à écrire de diverses manières mais aussi on accumule une flopée d’informations dont on va pouvoir se servir par la suite, dans la vie comme dans l’écrit.

Quand j’ai commencé à exercer la médecine générale, je me suis joint à la rédaction d’une revue médicale, La Revue Prescrire.

Je m’y suis éduqué à la médecine, et on soigne mieux quand on est moins ignorant : on est moins anxieux, on prend moins les vessies pour des lanternes, on se débarrasse de tas de préjugés – et donc, de tas de peurs qui nous empêchent d’avancer. Mais j’y ai aussi appris à écrire, tous les jours, beaucoup, sous beaucoup de formes. À lire des textes et à les résumer et donc à les transmettre. À écrire des textes de toutes les longueurs, de la note de lecture de cinq lignes au dossier de quinze pages. À transcrire des expériences vécues. Quand je voulais parler d’une de mes patientes et de ce qu’elle m’avait appris, j’écrivais une vignette d’un feuillet. J’en ai écrit souvent. Et les textes courts, quand on les met bout à bout, ça en fait des longs. 

 

Écrire, ça aide à soigner.


En même temps que j’écrivais pour Prescrire, je rédigeais des feuillets d’information pour les personnes qui venaient consulter à mon cabinet de campagne. Des feuillets qu’on tapait et qu’on photocopiait, ma secrétaire et moi, en vingt ou trente exemplaires et qui disparaissaient très vite – tout le monde avait envie d’avoir une fiche disant quoi faire en cas de fièvre chez un bébé ou de traumatisme crânien chez les personnes de tous les âges. Alors on en photocopiait d’autres.

Ce sont ces fiches qui m’ont montré qu’écrire ça soigne.

Et je reviens à la distinction entre le soin et la thérapeutique (ou le traitement).

 

Soigner n’est pas traiter, ni inversement.


Traiter, c’est prescrire ou appliquer un traitement spécifique : par exemple donner un antalgique pour une douleur, un antibiotique pour une pneumonie bactérienne, un antihypertenseur pour... une hypertension.

Soigner, c’est autre chose. Soigner, je l’ai toujours senti intuitivement, depuis toujours, et je ne l’ai formulé ainsi que depuis quelques années, c’est faire en sorte que la personne qui souffre (quelle que soit la cause de sa souffrance) se sente mieux ou moins mal après que vous lui avez dispensé des soins.

 

Soigner, ce n’est pas un geste ou une méthode, c’est une attitude, guidée par plusieurs principes simples, qui sont superposables à ceux de l’éthique clinique :

1° être bienveillante et bienfaisante – c’est-à-dire vouloir le bien des autres et leur faire du bien — tout en respectant leur définition du bien, sans leur imposer la nôtre,

2° ne pas nuire – ce qui veut dire entre autres ne pas mentir, ne pas tromper, ne pas maltraiter, ne pas exploiter, ne pas user de son statut de soignante pour faire pression, ne pas menacer...  

3° avoir pour objectif que la personne à qui on délivre des soins n’ait plus besoin de nous - autrement dit : ne pas l’enchaîner.

 

Il n’est pas nécessaire d’être un humain pour soigner. Les éthologues ont montré que tous les mammifères et un certain nombre d’animaux qui ne sont pas des mammifères (pensez aux oiseaux, en particulier) soignent – leur partenaire de reproduction, leurs rejetons en particulier. Mais allez donc vous abonner vous au compte de « The Dodo » sur Instagram. Vous y verrez des animaux de toutes sortes soigner ou être soignés par des animaux d’autres espèces.

Et l’une des constatations que font les éthologues, en particulier les primatologues, c’est que lorsqu’un chimpanzé va consoler un de ses congénères mâles après qu’il s’est fait rosser, ou une femelle qui hurle parce que son petit est mort, ça ne fait pas seulement du bien à celui ou celle qu’on console. Ça fait aussi du bien à celle ou celui qui console.

 

Pour soigner, il n’est même pas nécessaire d’être physiquement présent. 


Nous en avons tous et toutes fait l’expérience : le souvenir d’une soignante et de ses soins nous guide et nous fait du bien.

C’est une des raisons pour lesquelles l’écrit peut être une manière de soigner extrêmement puissante.  

 

J’ai pu constater les effets soignants de l’écrit à travers deux formes. Je suis convaincu que ce ne sont pas les seules mais ce sont celles que je connais le mieux, et dont je peux vous parler sans dire trop de bêtises.

 

La première forme est le partage du savoir.

Pour soigner en partageant le savoir par écrit, il me semble important de :

-       dire la vérité et, quand on ne la connaît pas, dire qu’on ne la connaît pas. Mais dire aussi tout ce qu’on sait, sans cacher ni mentir ni travestir la réalité ;

-       être scrupuleusement fidèle aux connaissances scientifiques et se retenir de faire passer ses propres hypothèses pour des réalités avérées ;

-       écrire sans jargonner, dans un langage accessible à toutes, sans jamais présumer que la lectrice sait de quoi on parle, mais sans la traiter de haut. Ni, surtout, comme une enfant ;

-       transmettre un savoir utile. Utile pour comprendre, utile pour faire, utile pour se libérer.

 

Tout cela, on peut le faire par écrit, même avec des notions complexes. J’ai co-écrit un livre sur la douleur dont c’était exactement le but. Il a fallu, d’abord, que je comprenne ce qu’était la douleur pour ensuite l’expliquer. Alors, j’ai posé à mon co-auteur, qui connaissait bien mieux que moi, les questions élémentaires auxquelles je voulais pouvoir donner les réponses aux personnes qui allaient se les poser en ouvrant le livre. Nous avons mis en commun son savoir sur la douleur et mon savoir-faire d’écrivante au service des lectrices. Les livres qui partagent le savoir sont souvent bien meilleurs quand ils sont écrits à plusieurs.  

 

La deuxième forme de soin par l’écrit consiste à partager des expériences – les siennes et celles qu’on a reçues des autres.

Les textes autobiographiques, les journaux intimes ont une valeur inestimable. Mais pour les écrire, il faut avoir vécu. On ne peut pas tout vivre, mais on peut avoir envie de transmettre tout de même une expérience qui nous a touchées, émues, changées.

Et pour cela, la forme la plus efficace (et je tiens au mot « efficace »), c’est la fiction. C’est une activité très différente, mais ça s’apprend aussi. Par rapport au texte autobiographique, la fiction conduit à prendre du recul. Ça peut être important quand ce qu’on veut transmettre est encore à vif.

 

L’un des exercices que je donne le plus souvent en atelier d’écriture est tout simplement : « Votre plus beau souvenir d’enfance raconté par quelqu’un d’autre ». Chaque fois que je le propose, les écrivantes de l’atelier produisent des textes épatants — drôles ou émouvants, et parfois drôles et émouvants.

 

Je me suis personnellement rendu compte de l’efficacité de la fiction après avoir publié un roman intitulé La Maladie de Sachs et, dix ans plus tard, un autre roman intitulé Le Chœur des femmes. Le premier se déroule à la campagne. Le second dans un hôpital. Dans le premier, ce sont les patientes et les patients qui racontent. Dans le second, c’est une jeune femme médecin et les patientes qu’elle apprend à écouter. Le lieu et les voix n’avaient pas d’importance (ni le « style », qui avait probablement changé en dix ans). C’étaient les histoires qui comptaient.

 

Ces deux livres soignants ont eu un très gros impact, mesuré non seulement au nombre d’exemplaires qu’il s’en est vendu mais aussi, et surtout, par le nombre de messages de lectrices que je reçois. Le Chœur des femmes a été publié en 2009 et depuis 13 ans bientôt, je reçois des messages de lectrices tous les jours.

Tous. Les. Jours.

Des courriels, des messages par les réseaux sociaux et même, de temps à autre, une lettre manuscrite ou un livre. (Merci encore, les réseaux sociaux et l’internet.)

 

Ce n’est pas moi qui dis que La Maladie de Sachs et Le Chœur des femmes sont des romans qui soignent. Ce sont les femmes (et quelques hommes aussi) qui m’écrivent. Elles disent se sentir mieux après les avoir lus. Elles disent se sentir « plus elles-mêmes ». Elles s’y retrouvent comme dans elles se retrouvent dans des textes autobiographiques.

 

Il y a une grande différence entre les livres de partage du savoir d’une part et, d’autre part, les textes autobiographiques fictions. 


Les livres de partage du savoir ont besoin d’être révisés ou récrits régulièrement. Les textes autobiographiques et les fictions beaucoup moins souvent, voire jamais. Vous le savez bien : on lit encore couramment des romans et des journaux qui datent du dix-neuvième siècle et même avant. On ne lit plus les traités de médecine de la même époque, sinon dans le cadre de recherches historiques.

Mais les romans, les contes, les nouvelles et les textes autobiographiques parlent de l’expérience humaine, qui ne change pas beaucoup avec les époques. Les émotions sont les mêmes depuis qu’on les a décrites dans L’épopée de Gilgamesh, La Bible, L’Odyssée ou le Mahabharata. Elles font partie de nous. Et c’est cela, au fond, que la fiction transmet : une expérience émotionnelle.

 

Écrire pour transmettre des informations, c’est soigner les autres en leur donnant accès à des outils. Quand j’écris des livrees pratiques comme Contraceptions mode d’emploi ou, plus récemment, C’est mon corps !, mon objectif premier est de fournir aux lectrices des outils qui leur permettent de prendre des décisions sans avoir besoin de poser des questions aux médecins. Quand j’écris Ateliers d’écriture, mon objectif premier est de fournir aux écrivantes des outils qui les aidents à écrire sans avoir besoin de poser des questions aux écrivains.

 

Écrire en transmettant des expériences émotionnelles et sensibles permet de soigner les autres en leur disant : « Vos émotions sont respectables, elles sont audibles, elles sont dicibles, vous avez le droit non seulement de les éprouver sans en avoir honte, vous avez aussi le droit de les revendiquer. »

 

On peut donc, je crois, affirmer que l’écriture soigne lorsque le texte qu’elle produit nous allège, nous console, nous libère un peu ou beaucoup ou complètement de ce qui nous enchaîne : la solitude, la peur, le sentiment d’indignité, la colère, le chagrin.

 

On n’a pas besoin d’écrire pour (se) soigner, et on n’a pas besoin de soigner pour écrire.


Mais quand on a la chance de faire l’un et l’autre, c’est vachement bien.

Pour celle ou celui qui écrit, et souvent pour celles ou ceux qui les lisent.

Écrire pour soigner, c’est bon.  

Dans tous les sens du terme.

 

 

Martin Winckler, 3 février 2023



[1] Tout au long de ce texte, j’emploierai le féminin générique pour désigner les groupes de personnes dont les membres sont majoritairement des femmes : soignantes, lectrices et écrivantes, en particulier.

[2] Pennebaker, J.W. (1997). Writing about emotional experiences as a therapeutic process. Psychological Science, 8(3) 162- 166.

[3] Smyth, J., & Lepore, S.J. (2002). The writing cure: How expressive writing promotes health and emotional well-being. Washington, D.C.: American Psychological Association.