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mercredi 20 septembre 2023

Des femmes, des crimes et de la littérature : "Shedunnit", le merveilleux podcast de Caroline Crampton - par Mar(c)tin Winckler



(illustration : (c) Rebecca Hendin) 

Je viens de découvrir un podcast for-mi-dable. Il est en anglais, ce qui le rend difficile d'accès aux francophones qui ne parlent pas cette langue (qui ne "l'entendent pas", comme on disait autrefois). Et c'est bien dommage. Mais il est d'une telle qualité que je m'en voudrais de le garder pour moi. 

Shedunnit est un podcast écrit, produit et raconté par l'autrice anglophone Caroline Crampton. Le mot-valise qui lui tient lieu de titre est construit à partir du mot Whodunnit, bien connu des amateurs de romans d'énigme/policiers/de mystère (je reviens plus bas sur la question terminologique) anglophones/philes. 

C'est la contraction de "Who (has) done it ?" - Qui a commis le crime ? Le terme désigne les romans dans lesquels un crime a été commis et dont certains des personnages tentent de découvrir qui en est l'auteur. 

Shedunnit (C'est elle qui l'a commis...) est un podcast consacré à ce qu'on appelle dans les pays anglophones The golden age of Murder Mysteries -- l'âge d'or des romans d'énigme. C'est à dire la période historique -- l'entre-deux guerres mondiales --pendant laquelle ces romans se multiplièrent comme des petits pains, d'abord dans le monde anglophone, puis bien au-delà

C'est donc un podcast littéraire et historique, mais c'est aussi (comme son nom l'indique) une série radiophonique consacrée à la place des femmes dans ce genre particulier de la littérature qu'est le... 

[Ici, je dois ouvrir une parenthèse. La langue anglaise propose bon nombre d'expressions pour désigner les romans appartenant à ce genre (whodunnit, murder mystery, crime fiction, detective stories) et leurs sous-genres (cozy mystery, impossible crimes, locked-room murders, police procedural, courtroom drama...). 

La langue française est moins riche, et englobe tout ça dans le terme générique de "roman policier" ou de "polar". Or, le terme de "polar" ne permet pas de rendre compte de la richesse du genre, ne serait-ce que parce que beaucoup de ces romans ne mettent pas en scène des policiers, sinon dans un rôle secondaire... 

On parlait autrefois (jusque dans les années cinquante) de "roman de mystère" mais l'expression a pratiquement disparu du vocabulaire. On parle aussi parfois de "roman criminel", mais le terme est vague alors que, encore une fois, la langue anglaise a des termes pour presque tous les sous-genres. Je vais donc sciemment, dans la suite de ce texte, employer le terme anglais]

... Murder Mystery. 

Le genre, nous apprend Caroline Crampton dans le tout premier épisode de son podcast, est né à une époque (les années 20) où les femmes sont dans une situation inédite : rien qu'au Royaume-Uni, en 1921, on parle d'un "surplus" (!!!) de 2 millions de femmes. Et c'est une époque où beaucoup de femmes dont l'époux ou le fiancé a péri pendant la guerre -- mais aussi beaucoup de femmes célibataires -- subviennent seules à leur besoins, contrairement aux générations précédentes. Elles travaillent en usine, deviennent infirmières et enseignantes, secrétaires et journalistes, et s'engagent dans l'armée. Au Royaume-Uni, elles accèdent aussi au droit de vote dès 1918. 

Et bien sûr elles lisent beaucoup (bientôt plus que les hommes), elles écrivent dans les journaux, souvent sous pseudonyme, et publient des romans. 

Les autrices de Murder Mysteries sont le reflet de ce changement sociologique. Agatha Christie ("Hercule Poirot", "Miss Marple") était préparatrice en pharmacie pendant la seconde guerre mondiale et se forma plus tard à l'archéologie. Dorothy L. Sayers ("Lord Peter" et "Harriet Vane") était rédactrice dans une agence de publicité. Josephine Tey ("Inspector Grant") était physiothérapeute. Gladys Mitchell ("Mrs Bradley") était professeur d'histoire. Ngaio Marsh ("Roderick Alleyn") tenait une boutique d'artisanat... 

Et leurs textes parlent des femmes de leur époque. En écoutant Caroline Crampton, on apprend que dans les Murder Mysteries de l'époque ce sont souvent des Spinsters (terme péjoratif désignant les femmes qui ont vécu seules toute leur vie) qui résolvent les énigmes vous connaissez probablement Miss Marple, mais saviez-vous que Lord Peter (le héros de Dorothy Sayers) a souvent recours à  une agence de détectives dirigée par une femme, Ms Climpson, qui n'emploie que des femmes célibataires... 

Et la plupart de ces romancières mettent en scène des femmes indépendantes et qui tiennent à le rester. En cela, elles offriront aux lectrices des modèles de rôle qui ne leur étaient pas donnés dans les romans écrits par les hommes, et dans un genre littéraire populaire, qui n'est pas réservé (mais est souvent méprisé et ignoré) par les "élites" sociales. 

Shedunnit est un podcast passionnant parce que Caroline Crampton y raconte non seulement la carrière d'auteurs et surtout d'autrices connues et moins connues, évoque leurs personnages célèbres et moins célèbres, mais elle invite aussi autrices et auteurs et spécialistes du genre à parler  des personnages Queer dans les Murder Mysteries (et non, Queers et lesbiennes n'y sont pas toujours des victimes ou des assassins, loin de là...) ; d'affaires criminelles célèbres de l'époque et de leur influence sur les romancières et romanciers ; de l'inventeur britannique de l'expertise médico-légale ; et des Honkaku, les Murder Mysteries japonais de l'entre-deux guerres

Elle s'interroge aussi sur le premier Whodunit (et le découvre très loin dans le passé de la littérature occidentale) ; elle raconte que la naissance des mots croisés est contemporaine de celle des Detective Fictions et aborde les aléas des adaptations cinématographiques et télévisées... 

Déjà fort de 129 épisodes à l'heure où j'écris, Shedunnit est... extraordinaire. C'est une suite brillante d'analyses littéraires et historiques - rédigées selon une perspective manifestement féministe. C'est aussi une mine de références et de conseils de lectures car le site de Shedunnit renferme non seulement l'intégrale des podcasts, mais aussi leur transcription intégrale, des liens vers tous les ouvrages cités et vers les contributrices et contributeurs invités par Caroline Crampton, des conseils de lecture, un club du livre...  Sans oublier que Caroline Crampton écrit et raconte merveilleusement. 

Pour les amatrices et amateurs du genre qui ont la chance d'entendre l'anglais, c'est une pure merveille et une source de grands bonheurs. 

Mar(c)tin W. 





 


lundi 11 septembre 2023

La rentrée littéraire, l' "humour" et le mépris - par Martin Winckler/Marc Zaffran

Cette semaine de septembre 2023 -- semaine de "rentrée littéraire" -- je suis tombé sur un dessin d' "humour" du dessinateur Chappatte. 

(NB : Conflits d'intérêts de l'auteur de ce billet : aucun ; je n'ai pas de livre qui sort cette année, ni à la rentrée d'automne, ni en janvier). 


Vous l'avez peut-être vu, vous aussi. 



Et je dois dire qu'il m'a laissé songeur. 

C'est censé être un dessin d'humour. Mais de quelle situation le dessinateur se moque-t-il ? 
(Car il se moque, ça ne fait aucun doute.) 


Soulignons d'abord qu'en période de rentrée littéraire, il y a toujours pléthore de nouveautés sur les tables des librairies. La pyramide que le dessinateur met en scène n'a donc rien de très extraordinaire. 

Ensuite, il prend la peine tout de même de mentionner au moins trois auteurs identifiables dans son dessin : Christine Angot et Amélie Nothomb (affiches sous le présentoir) et Titeuf (sur un panneau suspendu, à gauche). 

Qui sont donc les autrices et les auteurs empilés sur la pyramide ? 

On ne le sait pas. Ils ne sont pas identifiables. 

La seule chose que l'on sait, c'est ce que les deux personnes au premier plan disent : 

"Les gens ne lisent plus. Ils écrivent". 

Leur posture est significative : les deux personnes sont atterrées. La femme a les bras qui tombent, l'homme a les mains dans les poches, ce qui laisse entendre que ni l'une ni l'autre n'est tenté de feuilleter les livres qui leur sont proposés pour se faire une idée du contenu. Trop mauvais, sans doute : les bras leur en tombent d'emblée ! 

Le commentaire est clair : il n'y a plus ni lectrices ni lecteurs, il n'y a que des soi-disant autrices et auteurs. 

Et je me pose la question : qu'est-ce qui a pu donner à ce dessinateur satirique l'idée que le commentaire de ses personnages est non seulement drôle, mais aussi représentatif de la réalité ? 

Le dessin laisse entendre que "avant" (sous-entendu : Quand "les gens" n'écrivaient pas autant ? Quand ils lisaient plus ? ), les livres publiés étaient véritablement des "oeuvres" d'auteurs et autrices dignes de ce nom. Et que ce n'est plus le cas. 

Or, ll faut être très ignorant de la réalité de l'édition pour penser que les éditeurs publient le premier manuscrit arrivé par la poste et que les rayons sont, en 2023, envahis par des plumes nouvelles mais (c'est sous-entendu) tout à fait dénuées de qualités littéraires. 

Ce n'est pas seulement faux, c'est méprisant à l'égard des écrivantes et écrivants nouvellement publiées et de celles et ceux, beaucoup plus nombreux, qui ne le sont pas même lorsque leur texte pourrait tout à fait l'être. 

C'est méprisant à l'égard des lecteurs et les lectrices -- il y en a encore beaucoup, merci, comme en témoignent les chiffres d'affaire de l'édition en France. Et s'il y a moins de livres qui se vendent, ce n'est peut-être pas seulement parce que "les gens lisent moins", c'est peut-être aussi parce qu'il y a moins d'argent à consacrer aux livres, en ces temps difficiles ? 

C'est méprisant, enfin, à l'égard des professionnelles de l'édition, qui bossent toute l'année pour publier des livres qu'iels aiment, et espèrent faire connaître. Et qui les choisissent. 

Oui, il y a du népotisme dans l'édition, et des passe-droits, et du favoritisme, mais il y a aussi des éditeurs et des éditrices qui se démènent pour publier des livres sensationnels. Alors il serait plus juste de ne pas mettre tout le monde dans le même panier, et d'examiner les livres l'un après l'autre. 

Enfin, pour ça, faut avoir la curiosité de les regarder, les bouquins en question. 

Mais le dessinateur ne l'a pas fait. Il a rendu son jugement, et voilà tout. 

Au fond, qu'est-ce qu'il veut dire par son   "Les gens ne lisent plus, ils écrivent" ? 

Il veut avant tout exprimer du mépris. 

Un mépris implicite envers les personnes qui, un jour, se mettent à écrire.  Et qui, bien sûr, ne lisent plus... Comme si lire et écrire étaient antinomiques !!! 

Certes, les ateliers d'écriture et l'auto-édition se sont beaucoup développées, ces dernières années. Surtout depuis la pandémie. Mais est-ce surprenant ? Et même, est-ce inquiétant ? Pour ma part, je trouve ça assez réjouissant. 

Pour d'autres, c'est peut-être l'annonce d'une catastrophe. 

Car la pensée qui sous-tend ce dessin, je l'entends d'ici : 

"Mais enfin, écrire, c'est tout de même pas comme faire de la musique, du sport ou de la poterie !!! 

Certes, toutes ces activités sont parfaitement respectables. Mais l'écriture, c'est autre chose !!! 

Tout le monde ne peut pas se mettre à écrire comme ça, du jour au lendemain ! 

Il faut avoir du talent. Et même du génie ! N'est pas Flaubert ou Proust qui veut, enfin !  

Et puis d'abord, il faut savoir conjuguer le subjonctif et ne jamais faire de fautes d'orthographe !!! 

Ecrire, c'est sérieux ! C'est réservé ! Aux grand(e)s de ce monde ! A l'élite ! 

Pas à n'importe quels "gens" qui décident de prendre la plume. 

Ces gens qui pourraient bien, puisqu'ils ne lisent plus (ils sont tellement incultes, de ne pas lire et de se targuer d'écrire), venir un jour occuper les tables de nouveautés et y prendre la place des VRAIS AUTEURS. 

Et y opérer -- quelle horreur !!!! -- un "grand remplacement littéraire", en quelque sorte... 

Dieu nous préserve d'une telle éventualité ! "


Oui, ce dessin est bien, décidément, une expression de mépris. 

Un mépris de classe, un mépris bien élitiste. Un mépris, somme toute, bien français.  





Marc Zaffran/Martin Winckler 


PS : Pendant que j'écrivais ce billet, je pensais à un autre texte, écrit il y a longtemps. Je ne savais plus où et quand je l'avais écrit. Je l'ai retrouvé ce matin. C'est la fin d'un billet/tribune pour Libération, publié sous le titre "Bloc-Notes d'un citoyen ordinaire" le 4 décembre 1999. 

Il se concluait ainsi : 

A une époque où Libé publiait encore beaucoup ses lecteurs, un bandeau noir intitulé «Pourquoi écrivez-vous?» hanta ses pages pendant quelques jours. 

Ce «teasing» ambigu annonçait un supplément «Salon du livre», réponses d'écrivains estampillés. 

Aux réponses de lecteurs, Daniel Rondeau, alors responsable de la rubrique livres, rétorqua, hautain: «Manifestement, vous avez répondu à une question qui ne vous était pas destinée.» 

Aujourd'hui, Libé n'a plus de courrier des lecteurs et Rondeau publie ... une biographie de Johnny. 

Mais une chose n'a pas changé: l'écriture, comme la parole, est à tout le monde. Prenez-la. 

Ce que vous avez à dire vaut la peine d'être crié ou écrit. Ouvrez vos gueules.

A la suite de la publication de ce billet, j'ai reçu plusieurs lettres me reprochant d'inciter "tout le monde et n'importe qui" à ouvrir sa gueule. 

Certaines choses n'ont pas beaucoup changé depuis 1999. 

MW






jeudi 7 septembre 2023

De la démagogie wincklérienne (Le Retour...) - par Marc Zaffran/Martin Winckler





Ces jours-ci, Babelio me signale qu'une personne a laissé un commentaire au sujet d'un de mes livres, Les Brutes en blanc. 


Voici ledit commentaire : 

"Ce documentaire date un peu mais il reste terriblement d'actualité malgré tout.
Je suis (et j'ai toujours été) gênée par le coté démago de Winckler, mais je suis malgré tout convaincue que son analyse est fouillée et réaliste !
Je suis admirative de la toute dernière partie dans laquelle il expose clairement ce qu'il faut faire si on a subi de la maltraitance médicale.
Je pense que c'est un livre à lire !"

J'ai été frappé par le paradoxe qui consistait pour cette lectrice, en quatre phrases, à dire du bien de mon livre et de son contenu et, en même temps, via un commentaire subjectif fait "en passant", à me  (dis)qualifier en m'affublant d'un "côté démago". 

***

Ce n'est pas la première fois qu'on me taxe (ou l'un de mes livres) de "démago" ou "démagogique". 

J'ai déjà raconté, en 2009 (!!!) dans un autre article de ce blog, une interaction avec deux personnes, et parlé des termes "démagogique" et "manichéen", dont on m'a souvent affublé 

Une nouvelle fois j'ai décidé d'écrire à la lectrice qui avait laissé le commentaire sur Babelio pour lui demander de préciser sa pensée. 

Merci pour ce commentaire. Pourriez-vous cependant préciser ce que vous entendez par "le côté démago de Winckler" ? Depuis le temps qu'on me dit que mes livres sont "démago", personne n'est en mesure de définir le mot et ce qu'il sous-entend, exactement. Peut-être le pourrez-vous ? Dans cette attente, merci d'avoir pris le temps de me lire. 

La réponse n'a pas tardé. Le lendemain, la lectrice répondait : 

Bonjour. J'avoue que je ne m'attendais pas à me confronter directement à vous, même si ça ne change rien à ce que je ressens fondamentalement?
J'ai cherché la définition de démagogue avant d'écrire mon commentaire, pour être sûre que c'était bien le bon mot?
Sur le site de linternaute (https://www.linternaute), il est écrit que « Une personne ou un propos démagogue fait preuve de démagogie [sic], c'est-à-dire une stratégie politique visant à flatter l'ego et les émotions d'un groupe de personnes, dans les buts de gagner leur approbation et de renforcer sa propre popularité ».
Ce qui me met mal à l'aise quand je lis vos livres (en plus de celui-ci, j'ai lu « La maladie de Sachs » et « Le Choeur des Femmes »), c'est le sentiment que vous faîtes votre éloge d'un bout à l'autre, que vous avez besoin de plaire au lecteur. Ce que je traduis, peut-être à tort, par une attitude démagogue.
Ça n'enlève rien à l'intérêt de vos livres, mais je suis gênée par la forme.
Avec tout mon respect

J'ai répondu à mon tour : 

Votre perception est parfaitement respectable. Je regrette que cette perception ("J'ai besoin de plaire au lecteur".) vous détourne du contenu des livres et de leur objectif. Sachez que ce n'est pas la perception de l'immense majorité des lectrices. Merci de m'avoir répondu.

***

A présent, je suis encore plus perplexe. Elle a cité la  définition du mot "démagogue" à laquelle je pensais aussi (et que j'avais prise en référence il y a presque quinze ans), mais au lieu de préciser en quoi elle trouve que je suis "démago", elle déclare que même si "mes livres ont de l'intérêt" et que "Les Brutes en blanc est d'actualité et sa description réaliste", elle pense que je "fais mon propre éloge" et que je veux "plaire au lecteur"... 


On est donc passé de "Vous flattez l'égo et les émotions d'un groupe de personnes" à "Vous flattez votre propre égo". 


Son "Vous faites votre propre éloge",  je ne le comprends pas bien non plus. Si je racontais ma propre vie, encore ! J'aimerais bien, mais je suis loin d'avoir vécu tout ce que vivent mes personnages, hélas... Si cette lectrice prend mes romans pour de l'autofiction, désolé, ça n'en est pas. D'ailleurs, je n'écris jamais en voiture. 


Par ailleurs, je regrette mais j'ai pas encore rencontré d'écrivant(e) qui cherchait à déplaire aux lectrices... Par principe, j'écris d'abord pour me faire plaisir, en espérant que ça fera plaisir aux autres, et quand ça leur plaît, ça me fait encore plus plaisir. En cela, je crois, je suis un auteur tout à fait conventionnel.  


Allons, loin de moi l'idée de jeter la pierre à cette lectrice de Babelio.  Je suis sincère : j'apprécie qu'elle ait pris le temps de me répondre. 


Et à vrai dire, je lui suis reconnaissant de me donner cette occasion d'écrire ce que je pense de ce terme/reproche récurrent de "démago". 


D'un point de vue général, il est toujours plus simple de dénigrer/disqualifier une autrice ou un auteur en disant qu'iel "a plagié" (Marie Darrieussecq a écrit à ce sujet un excellent livre, Rapport de police) ou qu'iel est "démago" ou "manichéen" que de parler du fond du problème - c'est à dire, du contenu des livres et de leur signification. 


La (dis)qualification n'a que des avantages : elle évite d'avoir à argumenter, elle se contente d'accuser, de libeller, de médire et, somme toute, de salir. 


La (dis)qualification ne dit rien, elle cherche à noyer le poisson. Enfin, l'autrice ou l'auteur. Et elle masque complètement l'absence d'arguments de la personne qui l'énonce. 


Mais quand un terme particulier ("démago") revient régulièrement dans la bouche de certain(e)s, la moindre des choses consiste à l'entendre, voire à le recevoir et, pourquoi pas, à l'accepter, et l'embrasser. 


Alors, voilà, je le dis haut et fort : je suis démago et je le revendique !  


Si écrire beaucoup (romans, essais, pamphlets, manuels pratiques...) et sur des sujets variés (et pas forcément "intellectuels") est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je m'en félicite : je gagne ma vie grâce à ça. Il y a des métiers moins honorables. D'autant que personne n'est obligé de me lire, ni même de payer pour me lire (les bibliothèques sont faites pour ça). 


Si prendre la défense de la médecine générale (La Maladie de Sachs), de l'aide médicale à mourir (En souvenir d'André) et d'une formation soignante centrée sur la bienveillance et le soutien des personnes soignées (Les Trois médecins, L'Ecole des soignantes) est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je n'ai pas honte de l'être : ce sont les valeurs auxquelles je crois. Mais en tant que discours politique c'est pas très efficace : je n'ai encore été élu nulle part. Ni été coopté pour être conseiller d'un ministre de la santé. 


Si écrire ce que je pense, crois et dénonce (en particulier : qu'une grande partie du corps médical maltraite la population - à commencer par les femmes) est un propos démagogique, alors oui, je suis démago. Et je ne m'en cache pas : je le dis et je le pense depuis... cinquante ans, au bas mot. (On peut donc à juste titre me reprocher d'être monomane.)


Si donner aux femmes une information de santé utile et pratique (Contraceptions mode d'emploi, Tout ce que vous vouliez savoir sur les règles, C'est mon corps) est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je ne le regrette pas : en trente ans, je n'ai pas reçu une seule lettre (ou entendu une seule déclaration) de lectrice me disant que l'un de mes textes lui avait pourri la vie. 


Si employer le féminin générique ou l'écriture inclusive, ou parler de soignantes, d'écrivantes et de lectrices pour désigner des groupes majoritairement féminins est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je persiste et signe. Et si ça en défrise certains (surtout des hommes), ça me fait bien marrer. 


A moins.... à moins que le problème ne soit là, justement. 


"Le Winckler, il arrête pas de caresser les femmes dans le sens du poil. Forcément, y'en a qui tombent dans le panneau. Ca leur fait plaisir. Mais son féminisme à la petite semaine, c'est que de la démagogie ! Ce qu'il veut, au fond, c'est les séduire, le salaud !!! "  


Bon sang, mais c'est bien sûr !!! 


Un homme, médecin, écrivant, qui prend fait et cause pour les femmes (sans oublier les personnes LGBTQI A+, les personnes handicapées, les personnes racisées, migrantes et immigrées et toutes les personnes soumises à l'arbitraire médical, en général...) 


un type qui hypnotise de ses paroles, écrits et fictions doucereuses toutes ces personnes fragiles, naïves et innocentes, faciles à manipuler et qui ne savent pas faire la différence entre une information fiable, un discours critique et une manoeuvre de séduction, 


ce type ne peut juste pas être sincère. Il a certainement de (sales) idées derrière la tête. 


Et donc, un (sale) type pareil, c'est sûrement un démago. Là !  


Marc Zaffran/Martin Winckler


vendredi 3 février 2023

Ecrire, c'est soigner - par Marc Zaffran/Martin Winckler

  



ÉCRIRE C’EST SOIGNER

 12 mai 2022

Colloque Littérature, Ecriture, Soins 

Cergy 







ECRIRE C’EST SOIGNER

 

Au commencement, écrire, c’est se soigner


Comme lire, d’ailleurs. (Ou regarder des films ou des documentaires ou autre chose.)

Ecrire c’est dire qui on est, ce qu’on pense, ce qu’on ressent, ce qu’on supporte ou non – sans que personne vous coupe la parole.

Même quand on n’écrit pour personne, on écrit à quelqu’un qui n’est pas là mais qui écoute. Une thérapeute[1] virtuelle, attentive et qui ne pose pas de question, en quelque sorte. Les questions, on peut de toute manière (se) les poser et y répondre seul(e) — ou du moins donner les réponses qui nous viennent... et en trouver d’autres en écrivant.

Car la vertu de l’écrit, même quand on écrit pour soi, « au kilomètre », c’est qu’un mot, une phrase, un paragraphe en appellent d’autres. Parfois on cale, mais ça n’est pas grave. Ce qui est déjà écrit existe, on peut le voir, le relire. On peut l’apprécier ou le critiquer, mais on ne peut pas le faire disparaître à moins de jeter la feuille à la poubelle.

Et aujourd’hui, quand on met un texte dans la corbeille de l’ordinateur, il n’est pas perdu.

 

Je peux en témoigner : écrire, ça soigne la personne qui écrit.

J’ai passé mon adolescence à écrire parce que je n’avais personne à qui parler. Je n’étais pas malade, j’étais juste un garçon isolé, qui n’avait personne à qui poser des questions élémentaires et gênantes sur son corps, la manière dont il fonctionnait (ou ne fonctionnait pas correctement ?) ses émotions et ses idées (parfois farfelues). Ecrire m’a permis de vivre avec moi-même.

 

Ecrire, ça soigne le moral.

 

Pendant mes études de médecine, écrire m’a permis de ne pas être englouti par la violence de l’atmosphère de la faculté de médecine. Oui, c’était aussi délétère dans les années 70 que ça l’est maintenant – et nous n’avions pas les réseaux sociaux pour dénoncer cette violence. Merci à l’internet et aux réseaux sociaux de permettre aux étudiantes en santé et à tant de personnes soignées de le faire aujourd’hui.

 

Écrire m’a permis de me faire entendre au moins de quelques camarades, via les revues underground auto-produites que publiaient une poignée d’entre nous. Mine de rien, le simple fait de pouvoir écrire qu’on était favorable à la légalisation de l’avortement, du cannabis et de l’aide médicale à mourir, ça nous faisait du bien. Ça nous permettait, encore une fois, d’exister et de s’affirmer comme autre chose qu’un pion sur le très grand échiquier de l’hôpital.

 

Écrire, je le faisais aussi dans les dossiers : je m’adressais aux internes, au chefs de service, aux infirmières et je me faisais un point d’honneur d’écrire lisiblement et de poser les questions que personne n’avait voulu entendre pendant la visite à douze.

 

Il est arrivé qu’un médecin vienne me voir et me dise : « J’ai vu ce que tu as écrit dans le dossier. Effectivement, personne ne s’était posé la question avant. » Une trace écrite n’est pas aussi spectaculaire qu’une parole, mais parfois, elle finit par trouver le regard qui va se pencher sur elle.

 

Écrire, c’est important quand on (se) pose des questions : ça permet d’abord de les formuler (ne serait-ce que pour les reformuler plus tard) avant qu’elles s’envolent. Ça permet aussi de partager ses interrogations même s’il n’y a personne pour les entendre à ce moment-là. Les écrits restent. Et ils restent aussi pour soi : on oublie aisément ce qu’on a pensé ; quand on l’a écrit, on peut le retrouver. Ce qu’on a pensé était peut-être sans importance, peut-être essentiel mais, dans un cas comme dans l’autre, on ne peut le savoir que si on en a laissé une trace.

 

Écrire fait du bien, ce n’est pas qu’une vue de l’esprit.


Les effets bénéfiques de l’écriture sur le moral – en particulier celui des personnes ayant subi des traumas, mais aussi souffrant de maladies terminales )- ont été documentés par des psychologues américains, Pennebaker[2] et Smyth[3].

 

Évidemment, tout le monde ne tire pas des bénéfices de l’écriture. Pour écrire, il faut, déjà, avoir une relation non conflictuelle à l’écriture : je veux dire qu’il faut ne pas avoir été dissuadé d’écrire, ni s’être fait asséner que ce qu’on écrit n’a aucune valeur, et de toute manière on ne sera ni Proust ni Flaubert – comme si c’était ça l’objectif !

Pour oser écrire, il faut ne pas été avoir traumatisé par des enseignantes qui accordent plus de place à l’orthographe ou au « style » qu’au contenu. Or, l’orthographe et le style n’ont aucune importance dans l’écriture. Ce qui compte c’est ce que transmet l’écriture – comme la parole – de la personne qui écrit. Encore faut-il le lire sans passer ce qui est écrit au crible de filtres qui servent, avant tout, à sélectionner qui parle ou écrit « bien » et qui parle ou écrit « mal ».  Ces filtres sont des critères de classe, et rien d’autre. Ils « expliquent » qu’on puisse aujourd’hui qualifier L.-F. Céline ou Michel Houellebecq d’« auteurs de talent » malgré le contenu hautement discutable de leurs livres. Ce sont ces mêmes critères élitistes qui ont permis aux classes dominantes de minimiser ou de passer sous silence, pendant des siècles, presque toute la littérature écrite par des femmes.

(Et oui, écrire c’est politique !!!)  

 

L’un des principaux obstacles aux effets soignants de l’écriture (et je dis bien « soignants », et non thérapeutiques, j’y reviendrai), c’est le préjugé selon lequel il y a des personnes qui « savent » écrire et d’autres non.

Mais écrire, ça s’apprend, ça s’entraîne, ça se cultive, exactement comme la photographie, la pratique du chant ou d’un instrument, la natation ou la course à pied, le dessin, la mécanique, le bowling... ou la confection d’un plâtre de jambe. Bref, ça se travaille. Et comme c’est un travail, il faut aimer travailler à ça. Si on n’aime pas travailler à écrire, il ne faut pas s’y éreinter. Il y a d’autres formes d’expression tout aussi respectables, qui font du bien à celles qui les pratiquent et à celles qui les apprécient.

 

Écrire, ça soigne l’ignorance et ça organise la pensée


On apprend à parler en écoutant les autres et en reproduisant des sons, puis en assemblant des mots et en composant des phrases. Plus on écoute, plus on parle. Plus on parle, plus on sait parler.

Pour apprendre à écrire, il est utile de lire beaucoup. Ça tombe sous le sens : on apprend à écrire en regardant les autres écrire – en les lisant. Mais la lecture a une autre vertu : elle nous apprend beaucoup plus de choses que la parole. D’abord parce qu’on apprend beaucoup plus de choses en lisant un texte qu’en écoutant une seule personne. C’est une question de densité d’informations. La parole est un outil merveilleux, mais la quantité d’informations qu’on peut livrer en parlant est limitée. De plus, ce qui nous est transmis par la parole est linéaire, on ne peut pas habituellement revenir au début ou au milieu. Tandis qu’on peut relire un texte, voire le parcourir de manière discontinue, très rapidement et autant de fois qu’on le veut.

De sorte que lorsqu’on lit beaucoup (je veux dire « beaucoup de pages » et « beaucoup de personnes qui écrivent »), non seulement on apprend à écrire de diverses manières mais aussi on accumule une flopée d’informations dont on va pouvoir se servir par la suite, dans la vie comme dans l’écrit.

Quand j’ai commencé à exercer la médecine générale, je me suis joint à la rédaction d’une revue médicale, La Revue Prescrire.

Je m’y suis éduqué à la médecine, et on soigne mieux quand on est moins ignorant : on est moins anxieux, on prend moins les vessies pour des lanternes, on se débarrasse de tas de préjugés – et donc, de tas de peurs qui nous empêchent d’avancer. Mais j’y ai aussi appris à écrire, tous les jours, beaucoup, sous beaucoup de formes. À lire des textes et à les résumer et donc à les transmettre. À écrire des textes de toutes les longueurs, de la note de lecture de cinq lignes au dossier de quinze pages. À transcrire des expériences vécues. Quand je voulais parler d’une de mes patientes et de ce qu’elle m’avait appris, j’écrivais une vignette d’un feuillet. J’en ai écrit souvent. Et les textes courts, quand on les met bout à bout, ça en fait des longs. 

 

Écrire, ça aide à soigner.


En même temps que j’écrivais pour Prescrire, je rédigeais des feuillets d’information pour les personnes qui venaient consulter à mon cabinet de campagne. Des feuillets qu’on tapait et qu’on photocopiait, ma secrétaire et moi, en vingt ou trente exemplaires et qui disparaissaient très vite – tout le monde avait envie d’avoir une fiche disant quoi faire en cas de fièvre chez un bébé ou de traumatisme crânien chez les personnes de tous les âges. Alors on en photocopiait d’autres.

Ce sont ces fiches qui m’ont montré qu’écrire ça soigne.

Et je reviens à la distinction entre le soin et la thérapeutique (ou le traitement).

 

Soigner n’est pas traiter, ni inversement.


Traiter, c’est prescrire ou appliquer un traitement spécifique : par exemple donner un antalgique pour une douleur, un antibiotique pour une pneumonie bactérienne, un antihypertenseur pour... une hypertension.

Soigner, c’est autre chose. Soigner, je l’ai toujours senti intuitivement, depuis toujours, et je ne l’ai formulé ainsi que depuis quelques années, c’est faire en sorte que la personne qui souffre (quelle que soit la cause de sa souffrance) se sente mieux ou moins mal après que vous lui avez dispensé des soins.

 

Soigner, ce n’est pas un geste ou une méthode, c’est une attitude, guidée par plusieurs principes simples, qui sont superposables à ceux de l’éthique clinique :

1° être bienveillante et bienfaisante – c’est-à-dire vouloir le bien des autres et leur faire du bien — tout en respectant leur définition du bien, sans leur imposer la nôtre,

2° ne pas nuire – ce qui veut dire entre autres ne pas mentir, ne pas tromper, ne pas maltraiter, ne pas exploiter, ne pas user de son statut de soignante pour faire pression, ne pas menacer...  

3° avoir pour objectif que la personne à qui on délivre des soins n’ait plus besoin de nous - autrement dit : ne pas l’enchaîner.

 

Il n’est pas nécessaire d’être un humain pour soigner. Les éthologues ont montré que tous les mammifères et un certain nombre d’animaux qui ne sont pas des mammifères (pensez aux oiseaux, en particulier) soignent – leur partenaire de reproduction, leurs rejetons en particulier. Mais allez donc vous abonner vous au compte de « The Dodo » sur Instagram. Vous y verrez des animaux de toutes sortes soigner ou être soignés par des animaux d’autres espèces.

Et l’une des constatations que font les éthologues, en particulier les primatologues, c’est que lorsqu’un chimpanzé va consoler un de ses congénères mâles après qu’il s’est fait rosser, ou une femelle qui hurle parce que son petit est mort, ça ne fait pas seulement du bien à celui ou celle qu’on console. Ça fait aussi du bien à celle ou celui qui console.

 

Pour soigner, il n’est même pas nécessaire d’être physiquement présent. 


Nous en avons tous et toutes fait l’expérience : le souvenir d’une soignante et de ses soins nous guide et nous fait du bien.

C’est une des raisons pour lesquelles l’écrit peut être une manière de soigner extrêmement puissante.  

 

J’ai pu constater les effets soignants de l’écrit à travers deux formes. Je suis convaincu que ce ne sont pas les seules mais ce sont celles que je connais le mieux, et dont je peux vous parler sans dire trop de bêtises.

 

La première forme est le partage du savoir.

Pour soigner en partageant le savoir par écrit, il me semble important de :

-       dire la vérité et, quand on ne la connaît pas, dire qu’on ne la connaît pas. Mais dire aussi tout ce qu’on sait, sans cacher ni mentir ni travestir la réalité ;

-       être scrupuleusement fidèle aux connaissances scientifiques et se retenir de faire passer ses propres hypothèses pour des réalités avérées ;

-       écrire sans jargonner, dans un langage accessible à toutes, sans jamais présumer que la lectrice sait de quoi on parle, mais sans la traiter de haut. Ni, surtout, comme une enfant ;

-       transmettre un savoir utile. Utile pour comprendre, utile pour faire, utile pour se libérer.

 

Tout cela, on peut le faire par écrit, même avec des notions complexes. J’ai co-écrit un livre sur la douleur dont c’était exactement le but. Il a fallu, d’abord, que je comprenne ce qu’était la douleur pour ensuite l’expliquer. Alors, j’ai posé à mon co-auteur, qui connaissait bien mieux que moi, les questions élémentaires auxquelles je voulais pouvoir donner les réponses aux personnes qui allaient se les poser en ouvrant le livre. Nous avons mis en commun son savoir sur la douleur et mon savoir-faire d’écrivante au service des lectrices. Les livres qui partagent le savoir sont souvent bien meilleurs quand ils sont écrits à plusieurs.  

 

La deuxième forme de soin par l’écrit consiste à partager des expériences – les siennes et celles qu’on a reçues des autres.

Les textes autobiographiques, les journaux intimes ont une valeur inestimable. Mais pour les écrire, il faut avoir vécu. On ne peut pas tout vivre, mais on peut avoir envie de transmettre tout de même une expérience qui nous a touchées, émues, changées.

Et pour cela, la forme la plus efficace (et je tiens au mot « efficace »), c’est la fiction. C’est une activité très différente, mais ça s’apprend aussi. Par rapport au texte autobiographique, la fiction conduit à prendre du recul. Ça peut être important quand ce qu’on veut transmettre est encore à vif.

 

L’un des exercices que je donne le plus souvent en atelier d’écriture est tout simplement : « Votre plus beau souvenir d’enfance raconté par quelqu’un d’autre ». Chaque fois que je le propose, les écrivantes de l’atelier produisent des textes épatants — drôles ou émouvants, et parfois drôles et émouvants.

 

Je me suis personnellement rendu compte de l’efficacité de la fiction après avoir publié un roman intitulé La Maladie de Sachs et, dix ans plus tard, un autre roman intitulé Le Chœur des femmes. Le premier se déroule à la campagne. Le second dans un hôpital. Dans le premier, ce sont les patientes et les patients qui racontent. Dans le second, c’est une jeune femme médecin et les patientes qu’elle apprend à écouter. Le lieu et les voix n’avaient pas d’importance (ni le « style », qui avait probablement changé en dix ans). C’étaient les histoires qui comptaient.

 

Ces deux livres soignants ont eu un très gros impact, mesuré non seulement au nombre d’exemplaires qu’il s’en est vendu mais aussi, et surtout, par le nombre de messages de lectrices que je reçois. Le Chœur des femmes a été publié en 2009 et depuis 13 ans bientôt, je reçois des messages de lectrices tous les jours.

Tous. Les. Jours.

Des courriels, des messages par les réseaux sociaux et même, de temps à autre, une lettre manuscrite ou un livre. (Merci encore, les réseaux sociaux et l’internet.)

 

Ce n’est pas moi qui dis que La Maladie de Sachs et Le Chœur des femmes sont des romans qui soignent. Ce sont les femmes (et quelques hommes aussi) qui m’écrivent. Elles disent se sentir mieux après les avoir lus. Elles disent se sentir « plus elles-mêmes ». Elles s’y retrouvent comme dans elles se retrouvent dans des textes autobiographiques.

 

Il y a une grande différence entre les livres de partage du savoir d’une part et, d’autre part, les textes autobiographiques fictions. 


Les livres de partage du savoir ont besoin d’être révisés ou récrits régulièrement. Les textes autobiographiques et les fictions beaucoup moins souvent, voire jamais. Vous le savez bien : on lit encore couramment des romans et des journaux qui datent du dix-neuvième siècle et même avant. On ne lit plus les traités de médecine de la même époque, sinon dans le cadre de recherches historiques.

Mais les romans, les contes, les nouvelles et les textes autobiographiques parlent de l’expérience humaine, qui ne change pas beaucoup avec les époques. Les émotions sont les mêmes depuis qu’on les a décrites dans L’épopée de Gilgamesh, La Bible, L’Odyssée ou le Mahabharata. Elles font partie de nous. Et c’est cela, au fond, que la fiction transmet : une expérience émotionnelle.

 

Écrire pour transmettre des informations, c’est soigner les autres en leur donnant accès à des outils. Quand j’écris des livrees pratiques comme Contraceptions mode d’emploi ou, plus récemment, C’est mon corps !, mon objectif premier est de fournir aux lectrices des outils qui leur permettent de prendre des décisions sans avoir besoin de poser des questions aux médecins. Quand j’écris Ateliers d’écriture, mon objectif premier est de fournir aux écrivantes des outils qui les aidents à écrire sans avoir besoin de poser des questions aux écrivains.

 

Écrire en transmettant des expériences émotionnelles et sensibles permet de soigner les autres en leur disant : « Vos émotions sont respectables, elles sont audibles, elles sont dicibles, vous avez le droit non seulement de les éprouver sans en avoir honte, vous avez aussi le droit de les revendiquer. »

 

On peut donc, je crois, affirmer que l’écriture soigne lorsque le texte qu’elle produit nous allège, nous console, nous libère un peu ou beaucoup ou complètement de ce qui nous enchaîne : la solitude, la peur, le sentiment d’indignité, la colère, le chagrin.

 

On n’a pas besoin d’écrire pour (se) soigner, et on n’a pas besoin de soigner pour écrire.


Mais quand on a la chance de faire l’un et l’autre, c’est vachement bien.

Pour celle ou celui qui écrit, et souvent pour celles ou ceux qui les lisent.

Écrire pour soigner, c’est bon.  

Dans tous les sens du terme.

 

 

Martin Winckler, 3 février 2023



[1] Tout au long de ce texte, j’emploierai le féminin générique pour désigner les groupes de personnes dont les membres sont majoritairement des femmes : soignantes, lectrices et écrivantes, en particulier.

[2] Pennebaker, J.W. (1997). Writing about emotional experiences as a therapeutic process. Psychological Science, 8(3) 162- 166.

[3] Smyth, J., & Lepore, S.J. (2002). The writing cure: How expressive writing promotes health and emotional well-being. Washington, D.C.: American Psychological Association.