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mardi 8 novembre 2022

Ce qu'on vaut et ce qu'on reçoit - par Mar(c)tin W.





 

A Baptiste B., qui sait ça mieux que personne. 


Le mois dernier, j'ai passé trois semaines à "tourner" dans une douzaine de villes et de librairies pour présenter Franz en Amérique. A présent (nous sommes le 8 novembre 2022) je suis de retour chez moi et, comme chaque fois, je me sens un peu abattu. 

C'est bien naturel : une tournée de librairies est à la fois fatigante et excitante. D'abord parce que je profite de mon passage pour revoir des ami.e.s. Ensuite parce que je rencontre toujours des personnes épatantes : les libraires qui m'invitent et me reçoivent ; les lectrices qui viennent me faire signer des livres - pas toujours celui qui vient de sortir, souvent un livre précédent qui les a beaucoup marquées ; et parmi elles, certains viennent me confier quelque chose de très personnel, qui a été réveillé ou parfois apaisé par la lecture d'un de mes bouquins. 

Pendant trois semaines, je n'ai pas beaucoup dormi. Non parce que je me suis couché tard, mais parce qu'après les signatures - et parfois un souper avec des amis ou avec mes hôtes libraires - je n'avais pas envie de dormir et j'en ai reculé le moment en écrivant, en lisant ou en regardant des téléséries jusqu'à pas d'heure. Il faut dire que j'ai aussi participé à plusieurs rencontres avec des étudiantes (en santé, mais pas seulement) - et que tout ce qu'elles avaient à dire était passionnant et stimulant et avait de quoi me garder éveillé. 

Cela fait une semaine que je suis rentré, et à chaque retour succède une période de flottement. Comme ma blonde et moi vivons depuis un an dans une maison qui n'est pas toute neuve et dans laquelle il y a toujours quelque chose à faire, j'ai de quoi m'occuper. Et ça me change les idées. 

Faire une tournée, c'est un peu sortir du monde même si pour moi c'est toujours rencontrer un monde différent : je suis un homebody, quelqu'un qui aime rester chez lui. Si je n'avais pas un chien à promener tous les jours, je pourrais ne pas sortir de chez moi pendant plusieurs jours d'affilée, sans que ça me manque. J'ai toujours été comme ça. 

Mais quand on va à la rencontre des autres, on passe en quelque sorte d'une bulle à une autre. Une bulle très vaste, certes, mais une bulle tout de même : une suite de lieux privilégiés. Les personnes qui viennent à ma rencontre sont heureuses de me rencontrer, et je peux compter sur les doigts d'une main les rares occasions, depuis vingt ans, où j'ai fait une rencontre "désagréable" (et encore, c'était très passager). Le mois dernier, je n'ai rencontré que du bonheur : beaucoup de surprises, beaucoup de moments très émouvants, beaucoup de joie. J'en éprouve encore une grande gratitude pour toutes les personnes qui me les ont fait vivre. 

Quand je rentre chez moi, je me retrouve dans le réel. Et le monde réel m'écrase un peu, comme tout le monde. J'entends ce qui se dit sur le réchauffement climatique, la violence policière et les violences contre les femmes, le résultat contesté des élections au Brésil, les incertitudes des élections aux Etats-Unis, les bateaux de réfugiés qui coulent ou qu'aucun pays ne veut laisser aborder, la guerre en Ukraine... Et je mesure ma chance. Et ça m'attriste, et ça me fait honte. 

J'ai honte aussi de mes affres de scribouillard : est-ce que ce livre-ci sera lu ? est-ce que le prochain est suffisamment intéressant pour que j'aie l'audace de l'écrire ? est-ce qu'écrire des livres n'est pas tout à fait vain, au fond, en regard de la violence du monde ?  D'une violence à côté de laquelle les affres d'un scribouillard n'ont pas grande importance... 

Et puis ce matin, je reçois une invitation de P.O.L, qui invite autrices, auteurs et amies à venir boire le champagne rue Saint-André des Arts pour fêter le Prix Médicis reçu par Emmanuelle Bayamack-Tam. 

J'aimerais bien pouvoir me téléporter rue Saint-André des Arts pour boire le champagne avec eux. Mais la technologie de Star Trek n'est pas encore au point dans le monde réel. Tant pis. 

Je suis très, très heureux pour Emmanuelle, pour la maison P.O.L et pour toutes mes camarades. Dans une petite maison, un prix littéraire n'est pas seulement bon pour son autrice, il est bon pour toutes les autrices et auteurs. J'en sais quelque chose. 

Et puis j'ai un faible pour le Médicis : c'est celui qu'ont reçu des autrices, des auteurs et des livres qui m'ont profondément ému : Georges Perec pour La Vie mode d'emploi, Jean-Luc Benoziglio pour Cabinet Portrait, Jean Echenoz pour Cherokee, Marc Cholodenko pour Les Etats du désert, Serge Doubrovsky pour Le Livre brisé, Marie Darrieussecq pour Il faut beaucoup aimer les hommes, Nathalie Azoulai pour Titus n'aimait pas Bérénice, Mathieu Lindon pour Ce qu'aimer veut dire. 

Mais - comme beaucoup d'écrivantes sans doute - je ne peux pas m'empêcher de ressentir un petit pincement d'envie. Recevoir un prix, c'est être "choisi", c'est être "élu". Même quand - comme c'est mon cas - on a déjà reçu un prix important (1), et même si ce prix m'a fait connaître et m'a considérablement aidé à publier les livres qui ont suivi, je n'ai jamais été tout à fait sûr d'être un auteur "légitime" :  j'ai entendu trop de gens dire qu' "un médecin ne peut pas aussi être un bon écrivain" (et que "les romans qui ont un succès populaire sont rarement des romans de grande valeur littéraire") pour ne pas douter, régulièrement, de la valeur de ce que j'écris. En espérant qu'un jour, cette "valeur" sera "reconnue" de manière spectaculaire par le "monde littéraire". 

(Oui, je sais, je sais, c'est un peu immature, mais que voulez vous, quand on est fatigué...) 

Mon sentiment d'illégitimité n'est pas rationnel. C'est une émotion auto-entretenue. Elle ne s'éteint pas avec le temps (ni avec la raison). J'ai appris à vivre avec. Et, dieumerci, même si c'est surtout entre deux bouquins que c'est le plus difficile à vivre et même si je mets toujours un certain temps à la surmonter au début de l'écriture de chaque livre (oui, de chaque livre), elle ne m'empêche pas d'écrire. 

Et puis j'ai de la chance : je suis bien accompagné dans la vie. 

Tout à l'heure, j'ai laissé échapper : 

"Je suis désolé, je pense que je ne recevrai jamais le prix Médicis..." 

Elle a mis ses bras autour de mon cou et elle a murmuré doucement : 

"Oh, Marco, je ne veux pas que tu reçoives un prix. Surtout pas. Ce que je veux, c'est que tu continues à écrire comme tu le fais, et que tu continues à recevoir des lettres de lectrices qui disent qu'un de tes livres a changé leur vie." 

Oui, j'ai beaucoup de chance. Je suis entouré et aimé par une personne qui ne me laisse jamais oublier l'essentiel. 

Et qui, lorsqu'il le faut, me rappelle que ce que je "vaux", j'en  reçois le témoignage chaque jour, dans ma boîte courriel. 

Merci à vous toutes pour cette reconnaissance quotidienne. 


Mar(c)tin W. 

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(1) Le Livre Inter 1998 pour La Maladie de Sachs