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vendredi 5 juin 2020

Tout travail d'écriture mérite salaire - même si les éditeurs de sciences humaines pensent (et pratiquent) le contraire- par MW/MZ

NB : Désormais, sur ce blog, tous les termes qui désignent des personnes de toutes les genres sont utilisés sous leur forme féminine (et, le cas échéant, féminine-plurielle). 

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Juin 2020

Je reçois d'une professionnelle de santé-et-écrivante française une invitation à participer à un ouvrage collectif de sciences humaines, qu'elle dirige. Elle me propose de rédiger un article sur un problème que je connais relativement bien. 
Ce serait un long texte : 18 000 à 20 000 signes (autrement dit : 10 à 15 feuillets ou pages) - à rendre pour la fin du mois (dans trois semaines, donc). 

Je lui donne mon accord de principe, je demande à voir l'édition précédente de l'ouvrage (mon article est destiné à une 2e édition augmentée), je fais quelques remarques/suggestions et je lui demande combien mon texte sera rémunéré.

Entretemps, je me rends sur le site d'une librairie en ligne qui affiche le sommaire de l'ouvrage précédent. Les contributrices sont pour la plupart des universitaires, des enseignantes, des praticiennes libérales, des médeciennes, des professionnelles de santé hospitalières, des chercheuses salariées. 

Le lendemain, ma correspondante m'écrit  : 

"Concernant la rémunération - et je suis bien navrée d’être porteuse de mauvaise nouvelle - aucune n’est prévue. La bibliographe des auteurs fournie en fin d'ouvrage permet au lecteur d’aller plus loin dans lecture (j’ai bien conscience en écrivant ces lignes que notre dictionnaire ne va pas faire exploser le nombre de ventes de vos livres)."

Je lui réponds : 


J'ai regardé sur la version e-book de votre ouvrage la liste des contributrices et contributeurs et j'ai le sentiment que toutes (ou un grand nombre d'entre elles/eux) sont des hospitaliers, des chercheurs et universitaires. Publier fait partie de leurs fonctions rémunérées. Ce n'est pas mon cas. 

Je ne suis ni professeur ni salarié et je n'exerce plus la médecine. Ecrire n'est pas une activité annexe, c'est mon activité principale. Si je passe ma vie à écrire des livres ou des articles, c'est parce que ça me permet de gagner ma vie. 
D'un autre côté, je ne suis pas opposé à l'engagement bénévole : je m'y exerce couramment sur mes blogs et mon site et dans des activités associatives multiples. 

Mais cet ouvrage n'est pas une entreprise à but non lucratif : l'éditeur le vendra, les lectrices devront l'acheter et, en tant que directrice, vous êtes probablement rémunérée - ce qui n'est que justice. 

Alors, passer plusieurs jours en recherches et en écriture sur un texte de 10 à 15 feuillets avec pour toute gratification l'ajout d'une bibliographie succincte (alors que le public peut trouver l'intégrale gratuitement sur mon site), ce n'est, comme on dit au Québec, "pas correct". 

En vous remerciant de vous être adressée à moi, je me vois néanmoins au regret de décliner votre proposition.e
Très amicalement, 


Elle m'écrit une nouvelle fois : 

"Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la question du temps consacré en recherche et écriture qui mérite rémunération.
Étant entendu que [l'éditeur] ne réglera pas (c’est quasi certain car une personne que j’avais contactée lors de la première édition avait fait la même remarque que vous. Étonnement, il n’y en a eu qu’une), j’aimerais  chercher une solution de mon côté. 
Pourriez vous m’indiquer le montant estimé pour l’article [que je vous ai proposé de rédiger] ?"

Je lui écris en retour : 

"Merci de votre réponse
Chaque fois que j'ai dirigé des ouvrages collectifs (1) , j'ai exigé de l'éditeur que les auteurs/trices soient rémunérées. 
Si [votre éditeur]  ne paie pas, je ne veux pas être l'exception (c'est à dire que vous trouviez un financement pour me payer alors que les autres auteurs/trices ne le sont pas) car in fine, ce sera toujours un travail que l'éditeur obtiendra et exploitera sans rémunération. 
Par conséquent, je vous remercie beaucoup pour cette attention, qui me touche, et même si j'aurais aimé collaborer avec vous,  je préfère ne pas collaborer avec un éditeur qui a de telles pratiques."

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Que ce soit bien clair : il m'est arrivé à de très nombreuses reprises (plus que je ne peux en compter), depuis 20 ans, d'écrire sans être rémunéré : des articles, des préfaces en particulier, pour des associations ou des livres. Et de donner des conférences gratuitement. 

Je l'ai toujours fait volontiers : par solidarité, par engagement, par désir de soutenir une expérience ou un ouvrage dont je savais qu'ils ne seraient pas rémunérateurs. Comme une comédienne "installée" qui renonce à son cachet pour permettre à une jeune cinéaste de faire son premier film. 

Mais quand les commanditaires ont de l'argent, quand ce sont des entreprises qui prospèrent, il n'y a aucune raison de leur faire des cadeaux. Car c'est créer un précédent très défavorable aux intervenantes potentielles qui n'auraient pas mon "poids". Ainsi, je ne donne jamais de conférence sans cachet quand l'institution qui m'invite a les moyens de me rémunérer - je demande simplement d'être rémunéré comme n'importe quelle intervenante. 
Si ce dictionnaire doit avoir une 2e édition, c'est que la 1ère s'est bien vendue. Il n'y a donc aucune raison que je travaille gratuitement pour une maison d'édition qui fait du profit.

C'est d'autant plus important à souligner qu'en France, beaucoup d'éditeurs de sciences humaines fonctionnent de cette manière : les autrices sont payées au lance-pierre, ou ne sont pas payées du tout parce que pour une enseignante ou un chercheuse, une publication est une plume de plus à son panache - ça ne l'enrichit pas, mais ça met son CV en valeur. L'éditeur, lui, encaisse. 

Or, cette manière de procéder est insupportable et malhonnête. Toute autrice passe du temps à rédiger - qu'il s'agisse d'articles, de chapitres ou de livres entiers. Ecrire n'est pas un passe-temps. C'est un travail. Et les éditeurs savent parfaitement ce qu'ils peuvent tirer, financièrement, d'un livre collectif qui constituera la  "somme" (temporaire) ou l'ouvrage de référence autour d'une question donnée. La rémunération des autrices devrait donc toujours faire partie de leur budget. 

(Dans la plupart des autres pays d'Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord, il ne vient à l'idée d'aucune revue, institution ou maison d'édition de demander un texte ou une conférence sans rémunération... Mais ici, il s'agit de la France. Longtemps, écrire fut un privilège réservé aux riches et, par un curieux glissement, on laisse entendre encore aujourd'hui qu'être publié est un "honneur" qui se suffit à lui-même... Plus ancien régime que ça, je meurs.) 

Je ne jetterai pas la pierre aux contributrices de livres de sciences humaines qui écrivent sans demander de rémunération. (Je ne parle pas des revues savantes, qui ont un tout autre mode de fonctionnement.) Chaque situation, chaque personne est différente, et leurs motivations pour donner des textes sans contrepartie sont probablement très diverses. 

Néanmoins, je leur ferai remarquer qu'en n'exigeant pas, individuellement ou collectivement, d'être rémunérées, elles acceptent de laisser entendre que leur écriture n'a pas valeur de travail

Elles suggèrent également que publier compte somme toute plus que payer son loyer. 

Cependant, parmi les contributrices à un ouvrage collectif, il y a des personnes mieux loties que d'autres. Certaines, de par leur situation enviable, peuvent se permettre d'écrire gratuitement parce que leurs revenus sont déjà très élevés. 

Celles-là font mine d'ignorer ou d'oublier que leurs collègues moins bien loties font les frais de leur "générosité". Car ces "pointures" auraient le poids suffisant pour exiger d'être rémunérées - et imposer une rémunération pour toutes les contributrices. Encore leur faudrait-il adopter une éthique de solidarité... 

Mais en n'exigeant pas de salaire pour leur écriture (et pour tout le monde), elles contribuent à pérenniser un système dans lequel des maisons d'édition construisent leur fonds éditorial sur du travail gratuit. Elles en sont donc complices. 

Et il ne faut pas oublier que lorsqu'un organisateur de congrès, un éditeur ou un producteur invite des "personnalités" et un escadron de chercheuses anonymes à participer à ses tables rondes, à ses livres ou à ses émissions, c'est toujours, et avant tout pour se faire briller et pour y trouver son profit. 
Pas pour les beaux yeux des participantes. 

Or, gagner de l'argent sur le dos de travailleuses non payées, ça porte un nom. 

Je ne vous ferai pas l'insulte de rappeler lequel. 

Martin Winckler/Marc Zaffran 


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(1) Petites précisions sur mes activités passées de (co-)directeur d'ouvrage/directeur de collection : 

Pour mon premier recueil collectif en tant que co-directeur (Les nouvelles séries, en collaboration avec Alain Carrazé - Les Belles Lettres/Huitième Art, 1997), aucune contribution n'a été rémunérée mais il s'agissait quasiment d'un travail militant... Il y avait très peu de livres sur les séries à l'époque - et la plupart avaient été publiés par Huitième Art, maison constamment au bord du dépôt de bilan...)  

En 1998, le succès de La Maladie de Sachs m'a donné le poids nécessaire pour que lors de tous les ouvrages collectifs que j'ai dirigés par la suite, les autrices soient rémunérées de manière décente. 
(Ce sont : 
Le Guide Totem des séries, en collaboration avec Christophe Petit (Larousse, 1999)
Les Miroirs obscurs (Le Diable Vauvert, 2005) 
Noirs Scalpels (Le cherche midi, coll. "Néo", 2005) 
Le Meilleur des séries (Hors Collection, 2007)
et L'année des séries 2008, en collaboration avec Marjolaine Boutet (Hors Collection, 2008). 

En 2005-2007, j'ai dirigé "La Santé en questions", une collection de courts livres pour les éditions Fleurus. Les a-valoir, très convenables, étaient les mêmes pour toutes les autrices. C'était une bonne petite collection, et je reste très fier de l'avoir coordonnée même si elle n'a pas duré. Toutes les autrices ont été heureuses de contribuer - pour plusieurs, c'était leur premier livre. 

Au début des années 2010, un éditeur de sciences humaines m'a proposé de diriger une collection de livres consacrés aux séries télévisées. Le tarif proposé pour chaque livre (et donc, chaque autrice) était tellement scandaleux que j'ai refusé d'y participer.