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jeudi 8 mars 2018

8 mars 2018 : Je me souviens de ces femmes

Je me souviens de la femme de 30 ans qui avait été envoyée en hôpital psychiatrique parce qu'elle avait tenté de se suicider.
J'étais externe dans le service, c'est moi qui l'avais reçue. Elle m'avait raconté son histoire.
Elle voulait être enceinte et ne pouvait pas. On lui avait trouvé une "tuberculose génitale". Sa belle-famille (grande bourgeoise) l'avait rejetée en disant qu'elle n'était "bonne à rien". Son mari ne l'avait pas défendue.
On l'avait mise sous traitement antituberculeux en lui disant "De toute manière vous êtes stérile". Au bout de deux mois, elle s'était retrouvée enceinte.
On lui avait dit : "le traitement est tératogène il faut avorter".
Le mari n'avait rien dit. La belle-famille n'avait pas compati - ils étaient opposés à l'avortement, qui venait d'être légalisé. Mais avoir un petit-enfant malformé, ça, non...
Elle avait subi son IVG, mais n'avait pas supporté l'accumulation des problèmes.
Elle s'était tailladé les veines et s'était retrouvée dans le service.
Elle m'avait confié qu'à plusieurs reprises on avait refusé de lui expliquer ce qu'était une tuberculose génitale. Comment une maladie des poumons pouvait-elle toucher les trompes et les ovaires ?

Je lui avais répondu comme je pouvais, et comme elle n'était pas enfermée dans le service, je l'avais emmenée à la bibliothèque de la fac pour qu'elle trouve des livres qui en parlaient. On les avait feuilletés ensemble, j'avais appris en même temps qu'elle que le bacille tuberculeux pénètre par la respiration, mais il creuse la paroi des alvéoles pulmonaires, entre dans les vaisseaux et va ensuite se greffer et proliférer dans des organes comme le rein, les ovaires, la hanche et le genou, les vertèbres...

Elle était sortie au bout de deux ou trois semaines. "On" (les médecins et sa belle-famille) avait décidé que sa tentative de suicide était due au médicament antituberculeux. Pas à une "dépression" liée à cette accumulation de catastrophes. La dépression, c'était honteux. On lui avait prescrit un autre médicament antituberculeux et la pilule, tout de même, puisqu'apparemment elle n'était pas si stérile que ça.

Quelques semaines plus tard, elle a appelé dans le service et a demandé à me parler.
Elle était enceinte.
Le médecin pneumologue lui avait prescrit un antituberculeux qui inactivait les effets de la pilule.

***

Je me souviens de la femme qui souffrait d'un cancer du foie et à qui on avait dit qu'elle souffrait d'une maladie parasitaire rare. Elle n'en avait plus que pour quelques semaines, peut être quelques mois à vivre. On ne le lui avait pas dit. Elle avait compris. On l'avait dit à son mari. Il ne voulait pas en parler avec elle. Les médecins les avaient tous deux murés dans le silence et le chagrin. C'est elle qui consolait son mari et ses enfants en disant "Tout ira bien, vous allez voir, je vais guérir."

***

Je me souviens de la jeune femme qui s'était évanouie dans un café et que les pompiers avaient hospitalisée de force. Aux urgences (j'étais jeune interne) mes aînés m'avaient dit de lui faire un bilan complet et de la garder en observation.
Elle m'avait raconté qu'elle travaillait de nuit, qu'elle n'avait pas dormi depuis trois jours, et pas mangé depuis la veille au matin, et qu'en voyant le serveur lui apporter le café et le croissant dont elle rêvait, elle avait tourné de l'oeil.
Elle se sentait parfaitement bien.
Mais comme elle était confuse quand les pompiers étaient arrivés, ils n'avaient pas voulu la laisser tranquille.
"Le pire, c'est que j'ai même pas pu manger mon croissant. J'ai faim et personne ne me croit et je suis coincée ici sans pouvoir prévenir mes parents." (Il n'y avait pas de téléphone cellulaire, à l'époque, et on ne laissait pas les patients appeler comme ça...)
Elle m'a dit : "C'est terrible qu'on ne m'ait pas crue. On ne croit jamais les femmes. "
Je suis allé lui chercher un mauvais café, du pain et de la confiture dans l'office et j'ai tiré le rideau pour qu'elle déjeune tranquillement. Quand je suis revenu, elle tournait comme un lion en cage. Je lui ai donné ses vêtements et je lui ai dit de rentrer chez elle. J'ai cru qu'on me sermonnerait sévèrement mais dans le service, tout le monde l'avait oubliée. 

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Je me souviens de l'adolescente que sa mère m'a un jour amenée en consultation dans mon cabinet médical de campagne. La mère voulait savoir ce qu'elle avait. L'adolescente était presque mutique, elle me répondait en secouant la tête. Elle était manifestement enceinte de plusieurs mois, 6 ou 7 au moins. La mère insistait absolument pour que je l'examine. Je me suis contenté de chercher les bruits du coeur du foetus, je ne voulais pas lui imposer un examen gynécologique.
J'aurais voulu faire sortir la mère, mais elle tenait à rester là et sa fille était mineure. Finalement, j'ai dit à la jeune fille : "Je pense que vous êtes enceinte, Mademoiselle."
La mère a lancé, de l'autre bout de la pièce : "Ca m'étonne pas, c'est mon mari qui s'occupe d'elle."

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Je me souviens de la dame âgée, hémiplégique, clouée au lit dans une salle commune qu'elle partageait avec quatre autres femmes, toutes atteintes de démence alors qu'elle-même était parfaitement lucide et douée d'un humour mordant. On m'avait envoyé là pour faire "l'interrogatoire" de ces femmes, en sachant parfaitement que je ne parviendrais pas à en tirer trois mots. La cinquième patiente m'avait fait signe de m'asseoir au bord du lit, près d'elle et elle m'avait dit de l'interne : "Il a voulu vous bizuter, mais on va le couillonner, tous les deux." Elle m'avait raconté en détail l'histoire des quatre autres femmes, qu'elle entendait ressasser depuis des mois, chaque fois que passait la visite.
La visite finissait toujours par elle, en deux minutes, parce qu'elle était installée dans le coin, derrière la porte. Et les médecins n'aimaient pas lui parler parce que dès qu'ils lui demandaient "Et la petite dame, comment elle va ?" Elle répondait  : "Et vous, comment allez-vous ? Vous n'avez pas bonne mine ce matin ! Vot' petite amie vous a dit non, hier soir  ?"

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Je me souviens de la femme qui avait été enceinte trois fois sous pilule, et qui jurait mordicus qu'elle ne l'avait pas oubliée, et à qui son médecin avait imposé trois fois de recommencer à la prendre parce que c'était la meilleure. Elle a cessé d'être enceinte quand un autre médecin - qui savait qu'on peut être enceinte avec une pilule insuffisamment dosée, sans l'oublier - l'a crue et lui a prescrit un DIU.

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Je me souviens des femmes a qui leur médecin disait "A quarante ans vous ne risquez plus rien, je vous prescris plus la pilule" et qui se retrouvaient enceinte quelques mois plus tard. On en voyait beaucoup, au centre d'interruption de grossesse du CH du Mans.

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Je me souviens des femmes qui venaient avec un oeil tout noir en disant qu'elles s'étaient cognées à une porte de placard ouverte.

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Je me souviens des femmes qui me demandaient de couper le fil de leur stérilet très court pour que leur mari ne se rende pas compte qu'elles en avaient un. Elles ne voulaient plus être enceinte mais les maris voulaient d'autres enfants et leur interdisaient de prendre la pilule.

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Je me souviens des femmes dont l'enfant était mort au berceau et que les médecins, les flics et les assistantes sociales traitaient comme si elles l'avaient tué de leurs mains.

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Je me souviens des femmes qui me demandaient si on pouvait porter plainte pour viol quand c'était le mari ou le concubin qui violait.

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Je me souviens des femmes qui me demandaient des arrêts de travail répétés et qui finissaient par me dire qu'elles n'en pouvaient plus de savoir que leur contremaître ou leur chef de bureau allait les coincer dans les toilettes.

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Je me souviens de la femme qui avait été aide-soignante, puis infirmière de réanimation, puis surveillante du service des IVG et directrice de la maison maternelle (où accouchaient les femmes enceintes en rupture d'environnement familial et social) et qui est devenue ensuite conseillère au Planning quand elle a pris sa retraite. Je me souviens de tout ce qu'elle m'a enseigné et aidé à comprendre, alors que je ne comprenais rien.

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Je me souviens de la jeune femme qui avait mal pendant et après ses règles au point de se tordre de douleur et qui en plus souffrait quand elle faisait l'amour avec son compagnon - qui souffrait de la voir souffrir. Aucun médecin ne la croyait. Tout le monde lui disait : "C'est dans votre tête". Quand elle m'a entendu dire : "Non, c'est pas plus dans votre tête que dans la tête des autres femmes qui souffrent comme vous et que personne ne croit", elle a fondu en larmes.

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Je me souviens de la femme qui un jour a disparu, et que tout le monde a cherché sans savoir où elle était passée. On pensait qu'elle était morte. Des années plus tard, je l'ai croisée dans la rue, dans une autre ville, elle m'a reconnu, elle m'a pris par le bras et m'a murmuré  : "Je vous en supplie, ne dites à personne que je suis vivante" avant de me planter là. 

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Je me souviens des histoires que, lorsque j'avais huit ou neuf ans et que je m'installais pour lire sous la grande table de la salle à manger, avant les repas de famille, j'entendais ma mère, ma soeur, mes tantes et mes cousines raconter en mettant la table et en apportant les plats pendant que les hommes jouaient au poker dans le bureau de mon père, des histoires de la vie d'autres femmes, des femmes qu'elles connaissaient, leurs cousines, leurs amies, leurs voisines. 


Marc Zaffran/Martin Winckler