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lundi 6 novembre 2017

La douleur a raison contre le médecin - par Marc Zaffran/Martin Winckler


Je me souviens d'un patient.
Je pense à lui tous les jours.

On était dans les années 70. J'étais aide-soignant pour l'été. Comme j'étais le fils du médecin-chef et faisais mes études de médecine, mes collègues me laissaient "traîner" avec lui pendant qu'il voyait les patients. Je ne traînais pas trop car il y avait du boulot, mais j'avais quand le même le temps d'apprendre certaines choses.

Le patient - je ne me rappelle pas son nom, et je le regrette - était entré à l'hôpital local de Pithiviers pour des douleurs abdominales intenses qui restaient encore inexpliquées. Il était allongé en chien de fusil sur son lit et il se tordait de douleur.

Il avait une soixantaine d'années (l'âge que j'ai aujourd'hui) et il s'exprimait avec un fort accent d'Afrique du Nord. Il était probablement rapatrié, comme mon père -- et comme moi, mais ce jour-là, j'avais oublié ce détail.

Mon père et son interne (je me souviens de son prénom à lui, Richard,  c'était un bon médecin et il doit toujours l'être) ont examiné le patient l'un après l'autre, délicatement, en prenant leur temps et en lui parlant de manière aussi rassurante que possible. Ils lui avaient donné un antalgique puissant (du Palfium, si je me souviens bien) mais il n'était pas encore soulagé.

Je me suis tenu à distance. Les cris et les gesticulations du patient me mettaient profondément mal à l'aise.

Quand nous sommes sortis de la chambre, j'ai dit : "Il fait du cinéma, non ? Il ne peut pas avoir aussi mal que ça ! "

Mon père m'a fusillé du regard.
"Tu n'as pas le droit de dire ça ! La douleur a raison contre le médecin. Quand un patient dit qu'il souffre, il t'est interdit de dire le contraire ou de minimiser ce qu'il ressent. Si tu n'es pas capable de te souvenir de ça, tu ne peux pas faire ce métier !"

Il y avait de la surprise, de la déception et de la colère dans sa voix.

Ca m'a coupé le souffle.
Mon père m'adorait, et je le vénérais en retour. Il avait toujours voulu que je devienne médecin et voilà qu'il me disait que je n'en étais peut-être pas capable.

Sur le moment j'ai pensé que le patient "faisait du cinéma" parce qu'il exprimait ses cris avec le même accent, sur le même ton que mes oncles ou mes tantes quand ils se lançaient des insultes pour rire. A mes oreilles, l'accent d'un rapatrié, ça ne sonnait pas sérieux.

Mais ce n'était probablement qu'une manière de m'absoudre, et elle ne tenait pas la route : j'aurais sans doute pensé la même chose s'il avait eu l'accent ch'ti ou celui de Marseille - ou s'il n'avait pas parlé français. Sa voix sonnait comme celle d'un étranger. J'avais oublié que je l'étais autant que lui. Et qu'avant tout, j'étais étranger à ce qu'il ressentait !!!

Mais la vérité, au fond, c'est que je ne supportais pas de l'entendre crier et de le voir se tordre sur le lit sans rien pouvoir rien faire. La vérité, c'est que sa souffrance m'avait fait peur - et que j'étais trop ignorant encore pour y faire quelque chose. Et pour l'entendre.

Le lendemain, quand je suis retourné travailler, j'ai voulu aller voir le patient pour... Pour lui dire quoi ? Pour lui faire des excuses ? Pour lui montrer par ma présence que j'étais désolé d'avoir pensé ça de lui ? Je ne sais pas. Pour aller me faire pardonner, sûrement.

Je n'ai pas pu : il était mort dans la nuit. Ma collègue et moi avons passé une bonne heure à essuyer les jets de sang qu'il avait vomis sur les murs et le plafond. Il avait un cancer du pancréas et avait fait une hémorragie digestive.

C'est une des premières leçons de soin que j'aie reçue. Elle me fait encore mal au ventre. Beaucoup moins mal qu'à lui, et je n'en suis pas mort... Mais j'ai mal chaque fois que j'y pense. Et pas seulement au ventre.

***

Cette rencontre m'a, évidemment, beaucoup sensibilisé à la douleur des autres. Je ne supportais déjà pas de voir quelqu'un souffrir, mais je supportais encore moins de refermer la porte sans avoir rien fait. Pendant mes études et après, j'ai cherché à apprendre tout ce que je pouvais pour traiter ou éviter les douleurs que je rencontrais ou pouvais provoquer dans ma pratique  - de l'anesthésie locale aux morphiniques, de l'immobilisation des entorses au retrait de corps étranger dans l'oeil, du traitement des douleurs d'endométriose par la pilule en continu à la pose "douce" des stérilets.

J'ai appris beaucoup de choses, mais pour chaque notion ou geste que j'apprenais, je découvrais qu'il y en avait dix autres que je ne savais pas.

J'ai appris à écouter ce que les autres disaient de la douleur. Par exemple, cette mère dont j'examinais la fillette de 11 ou 12 ans. Elle avait mal au ventre. La mère m'a demandé ce que j'en pensais. Elle avait très peu de signes et j'ai dit : "Je ne suis pas sûr que ce soit l'appendicite." La mère a répondu : "Quand son frère a eu l'appendicite, il avait mal exactement comme ça." J'ai adressé la fillette à un chirurgien. Il a confirmé le sentiment de la mère et a opéré. Il a trouvé un abcès autour de l'appendice. La mère savait que la douleur de sa fille n'était pas naturelle.

La douleur a raison contre le médecin.

J'ai appris à réfléchir aux douleurs que je provoquais : quand je me suis mis à pratiquer des IVG, puis à poser des DIU ("stérilets"), je voyais les femmes sursauter de douleur  chaque fois que je posais une pince de Pozzi sur le col de leur utérus. La pince de Pozzi est terminée par deux pointes, comme des crocs de boucher. Ca ne peut pas ne pas faire mal. 

Alors j'ai appris à utiliser des pinces plates, ou à ne pas utiliser de pinces du tout.

La douleur a raison contre le médecin.

J'ai beaucoup appris, pendant mon exercice médical, mais l'une des choses, paradoxalement, que je n'ai pas apprises, c'est ce qu'est la douleur, pourquoi et comment on a mal. J'ai acquis des notions sommaires, mais le gros de mon apprentissage a porté sur le "Comment soulager". Vous me direz, c'est déjà ça. Certes, mais je savais bien que ça n'était pas suffisant.

Je suis en train de réparer cette (grosse) lacune.

Depuis quelques mois, avec un ami médecin, Alain Gahagnon, praticien dans un centre de la douleur, je co-écris un livre destiné à toutes les personnes (y compris les apprenti.e.s-soignant.e.s et les soignant.e.s) qui ne veulent pas rester dans l'ignorance.

Ca s'intitulera Tu comprendras ta douleur (à paraître chez Fayard).

Et pour l'écrire, j'apprends tout ce que je ne savais pas encore.

A ce stade encore précoce de la rédaction du livre, j'ai cependant déjà appris et compris, grâce à Alain G., à nos échanges et nos lectures, une chose fondamentale, que nous allons écrire et réécrire et répéter sans cesse dans le livre.

La douleur n'est pas produite par le marteau qui écrase le doigt, le cancer qui grignote la vertèbre ou l'inflammation qui dévore l'articulation.

La douleur est produite, perçue et comprise par le cerveau de celle ou celui qui a mal.

Et parce que tous les cerveaux (tous les corps) sont différents, la douleur est une expérience individuelle, indicible, incomparable et unique. La douleur ne peut être dite et, le plus souvent, mesurée que par la personne qui en souffre. 

Il en va de la douleur comme de la faim, du chagrin, du désir, de a fatigue ou de a peur : chacun.e est seul.e à savoir ce qu'on ressent.

Et surtout, chacun.e est seul.e à ressentir la douleur comme ça ! 

Autant dire que quelle que soit la douleur - qu'elle soit provoquée par une cause visible ou non, qu'elle soit soudaine ou de longue durée, qu'elle soit isolée ou accompagnée d'autres symptômes, pour la personne qui a mal, cette douleur est toujours réelle ! 

Elle devrait donc avoir la même réalité aux yeux de celles et ceux qui ont pour métier de la soigner.


*

Parce que le cerveau produit la douleur, c'est aussi le cerveau qui la module, qui la transforme, qui la filtre, qui l'annule ou l'exacerbe. 

Et tous les processus qui se déroulent dans, ou agissent sur le cerveau sont susceptibles de modifier la douleur : la fatigue, le chagrin, les activités cognitives, le mouvement, le sommeil, le bagage culturel, la peur, les paroles de ceux qui nous entourent.

Dire à une personne qui souffre : "Vous souffrez parce que vous êtes anxieux/se, déprimé.e/fatigué.e" est une monstrueuse stupidité. La douleur n'est pas le "résultat" d'un processus mental, elle est un processus mental. Les autres processus neurologiques (fatigue, faim, émotions, peur) l'augmentent ou la diminuent (repos, plaisir ils ne la créent pas.

On n'a pas mal partout parce qu'on est déprimé.e. Mais on peut être déprimé.e - et il y a de quoi - parce qu'on a mal partout, depuis longtemps et parce que personne n'y croit !!! 

TOUT ce qui influe sur les processus émotionnels et cognitifs ont un effet sur la douleur.  Et en particulier les effets produits par l'attitude et les paroles des soignant.e.s : les paroles blessantes, le refus de répondre et d'écouter, le mépris, le sarcasme, les insultes, l'humiliation, la culpabilisation.


*

"Vous exagérez"

Etre soignant.e est difficile (oui, c'est difficile d'entendre des gens se plaindre et de les voir souffrir toute la sainte journée) et c'est souvent usant, mais on ne peut pas prétendre soigner si on ne cherche pas de toutes ses forces à empêcher les gens de souffrir. 

A quelqu'un qui souffre, dire "Vous en faites trop", "Vous exagérez" ou (misérable tautologie) "C'est dans la tête", c'est appuyer encore plus fort sur ce qui lui fait mal. C'est le contraire d'une attitude soignante. C'est au mieux stupide et négligent ; au pire, c'est sadique.

Devant quelqu'un qui dit "J'ai mal", la seule attitude éthique est de l'entendre et de lui faire dire au plus précis ce qu'est ce mal, pour le définir au mieux et lui proposer ce qui convient pour le soulager.

(Et, soit dit en passant, il est contraire à l'éthique pour un.e professionnel.le de santé de ne pas croire un.e patient.e - quelle que soit la circonstance. Qu'il s'agisse de douleur ou d'autre chose.)


"La douleur doit être respectée" 

Pendant mes études j'ai entendu certains médecins déclarer  : "La douleur doit être respectée. La calmer trop vite, c'est se priver d'un symptôme éclairant." 
Quelle monstrueuse connerie ! 

La douleur n'éclaire rien. Elle n'a aucune valeur rédemptrice pour le patient, et aucune valeur diagnostique pour le médecin quand le patient se tord de douleur !

La douleur perturbe le jugement de tout le monde ! Elle doit être calmée au plus vite. Une fois la douleur soulagée, patient.e et soignant.e peuvent discuter et réfléchir. Pas avant.  


"Vous n'avez rien"

Beaucoup de patient.e.s souffrant de douleur(s) chronique(s) s'entendent dire "Je ne comprends pas pourquoi vous souffrez. Pourtant, vous n'avez rien ! Je ne vois rien sur vos tests qui l'explique ! " C'est à la fois ignorant et cruel. Oui, cette personne a quelque chose : elle a mal !!! 

Le nier est une crapulerie ! Il est évident qu'on ne voit rien parfois sur des radios ou des prises de sang pour expliquer une douleur : la douleur n'est jamais visible !!! 

Des causes de douleur le sont parfois, mais des radios très inquiétantes ne s'accompagnent souvent d'aucune douleur, tandis que des personnes qui souffrent le martyre ont des radios strictement "normales".


Soigner, c'est se préparer à soulager et c'est éviter de faire du mal

Tout ce qui se passe entre les soignant.e.s et les patient.e.s est susceptible d'accentuer ou d'apaiser la douleur. Et il n'est pas difficile de savoir ce qui l'atténue : l'écoute, le réconfort, la présence, la réassurance, la gentillesse, la prise en compte de la peur et de l'isolement.

Soigner, ça commence par une attitude susceptible d'atténuer la douleur présente ou à venir, et à prévenir celle qu'on est susceptible d'infliger par les soins. 

Pour empêcher quelqu'un de souffrir, les mots et les attitudes comptent autant que les techniques, et l'addition des unes et des autres permet de mieux soigner.

"La douleur a raison contre le médecin".

J'ai longtemps cru que la phrase était de mon père. Plus tard j'ai découvert qu'elle est de René Leriche, chirurgien "historique" qui se pencha sur le traitement de la douleur au milieu des champs de bataille de la première guerre mondiale. Le fait qu'il devint président de l'Ordre des médecins sous Vichy n'est pas à son honneur, mais ça n'efface pas son apport antérieur : il fut l'un des pionniers et des premiers défenseurs de l'anesthésie locale. Avant lui, on ne prenait pas la peine d'insensibiliser la peau avant d'inciser un abcès ou d'en retirer une tumeur.

"La douleur a raison contre le médecin".

Aujourd'hui, cette phrase nous appartient à tou.te.s.

Que vous soyez soignant.e ou non,
Ne laissez personne dire que la douleur est bonne.
Ne laissez personne souffrir sans l'entendre.
Ne dites jamais à quelqu'un qui souffre : ce n'est pas vrai.
Ne laissez jamais personne dire que vous n'avez pas mal.


Marc Zaffran/Martin Winckler