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vendredi 3 février 2017

"La La Land", film catastrophe (La séquence du spectateur, 2)

La semaine dernière, je suis allé voir La La Land avec ma blonde.

Ma blonde est canadienne ; bien qu'on n'ait pas grandi avec les mêmes films et les mêmes chansons, sa culture musicale et cinématographique est au moins aussi étendue que la mienne et c'est avec un plaisir non déguisé qu'on s'apprêtait à passer deux heures à chanter et danser par écran interposé.

On est sortis anéantis. Et très en colère.

Loin de moi l'idée de gâcher le plaisir de celles et ceux qui sont revenus enchantés du film de Damien Chazelle. C'est leur droit le plus strict, les goûts et les couleurs ça ne se discute pas et je n'ai pas l'intention, ici, de dénigrer le leur. Mais j'ai très envie d'expliquer pourquoi je ne partage pas l'enthousiasme d'une partie de la critique et du public à l'égard de ce film. Pour que ceux et celles qui n'ont pas aimé se sentent moins seuls, et n'aient pas le sentiment d'être des andouilles qui n'ont rien compris. Ce n'est pas le cas. On a le droit de ne pas aimer La La Land ou de l'avoir trouvé pas terrible pantoute, et de s'être ennuyé(e) ; sans avoir honte de le dire.
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D'abord, une réminiscence : Quand j'étais gamin, j'allais souvent au cinéma le dimanche après-midi avec mon frangin. Le cinéma était sur la place de la mairie, à deux pas de notre maison, on y allait sans nos parents alors qu'on n'avait que dix et douze ans, et on allait voir ce qu'on voulait : des westerns, des films d'aventure et des films de guerre. Les films un peu plus "adultes" (les drames psychologiques) ne nous intéressaient pas, évidemment.



A partir de l'âge de douze ou treize ans, sans doute influencé par l'exposition hebdomadaire à Pierre Tchernia officiant l'émission "Monsieur Cinéma", je me suis mis à lire des revues "intellectuelles" comme Positif ou Les Cahiers du Cinéma, des livres consacrés à Orson Welles, John Ford, Howard Hawks et Jerry Lewis. Je me suis mis dans la tête qu'il y avait des bons films et des mauvais (ce qui est vrai) et que seuls les films des "grands réalisateurs" étaient bons (ce qui est évidemment faux).

Un jour, mon frère a voulu aller voir un "western spaghetti". Je ne me rappelle pas le titre mais j'étais farouchement opposé au fait d'y aller. J'avais le sentiment de trahir tout le panthéon du 7e art (Ford, Hawks et Hathaway en tête) en allant voir pareil sous-produit.

Mon père a insisté pour que j'accompagne mon frère, en disant : "Tu ne sais pas si ce film est bon ou mauvais. Et même s'il l'est, pour apprécier les bons films, il faut en voir des mauvais."

J'y suis allé. Le film était (à ma grande honte) moins mauvais que je ne le craignais ; on a passé un très bon moment, et je regrette aujourd'hui de ne pas avoir suffisamment de souvenirs précis pour le rechercher et y rejeter un coup d'oeil. C'est dire à quel point j'étais content de l'avoir vu.

Tout ça pour dire que j'ai depuis longtemps fait une croix sur mes préjugés "élitistes" en matière de cinéma (ou de télévision). Je ne crois pas qu'il y a du "grand" cinéma et du "petit", mais qu'il y a des films qui marquent et font plaisir et d'autres... qui ne laissent pas grand souvenir.

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On ne voit jamais un film "hors contexte" : il y a les circonstances extérieures (avec qui, dans quel état d'esprit) et ce qu'on pourrait nommer l' "intertextualité" du film : une partie du plaisir qu'on tire de la vision tient, bien évidemment, à toutes les allusions qu'on y trouve à des films antérieurs, à des musiques ou des éléments familiers, à des lieux qu'on connaît, à des émotions déjà ressenties.

C'est particulièrement vrai quand on va voir un film "de genre". Si j'apprécie particulièrement plusieurs des films Marvel (et tout récemment Civil Wars et Doctor Strange) c'est parce que j'y retrouve l'excitation et l'émerveillement de mes lectures de comic-books d'autrefois.




Ou encore, en revoyant pour la quatrième fois Interstellar l'autre jour, je pensais une nouvelle fois que le film de Nolan est en même temps une réminiscence et l'antithèse de 2001 l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (je me promets d'écrire un papier là-dessus).



Ces dernières semaines, juste après avoir vu l'excellent et émouvant Arrival de Denis Villeneuve, ma blonde et moi avons fait une "cure" de films d'espace - L'étoffe des héros, Space Cowboys, Apollo 13, The Martian, Interstellar, Gravity - et il est frappant de voir comment ces films se répondent les uns aux autres : on voit que les réalisateurs et scénaristes des plus récents ont vu les plus anciens. (Et je ne vous apprendrai pas que la "marche des astronautes au ralenti" d'Armageddon, des monstres dans Monstres et Cie. et de bien d'autres films est un "meme" lancé (dans l'espace) par L'étoffe des héros.)




Cette intertextualité devient une composante essentielle du film quand, par exemple, Sleepless in Seattle (Nuits blanches à Seattle) de Nora Ephron cite visuellement An Affair to remember (Elle et Lui) de Leo McCarey et, (dans une hilarante scène dialoguée entre Tom Hanks et Victor Garber) The Dirty Dozen (Les Douze Salopards) de Robert Aldrich. Le film de Nora Ephron pourrait parfaitement fonctionner sans, mais ces références apportent aux spectateurs un plaisir supplémentaire que personne ne peut bouder tant il donne du relief  aux sentiments des personnages - et donc, aux nôtres.




J'ajouterai enfin que j'ai toujours aimé les comédies musicales, depuis mes premiers films d'Astaire ou de Kelly, en passant par toutes celles que j'ai vues en Amérique quand j'avais dix-sept ans, aussi bien au cinéma que sur scène. J'ai à la maison une flopée de DVD de comédies musicales "classiques" ou récentes, de Singing in the Rain à Chicago en passant par de beaucoup moins connues (mais pas moins réjouissantes) telles Kiss Me Kate, Guys and Dolls ou Newsies. 

J'ai aussi eu la chance d'assister (et d'emmener quatre de mes enfants) à une représentation The Book of Mormon à Broadway en 2014 et c'était ab-so-lu-ment éblouissant.

Autant dire que, lorsque je suis allé voir La La Land - au sujet duquel je n'avais lu aucune critique, aucun descriptif approfondi - j'étais donc dans les meilleures disposition du monde, prêt à apporter tous mes souvenirs de cinéma à l'appréciation de ce film dont tous les commentaires sur FB ou Twitter semblaient n'exprimer que plaisir et bonheur.

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Et, justement, j'en attendais peut-être trop.

Mais prenons les choses dans l'ordre.

La moindre des choses quand on fait une comédie musicale, c'est de choisir des acteurs qui savent chanter et danser. Ryan Gosling fait bien illusion au piano, mais il n'a pas de voix, et Emma Stone encore moins. A plusieurs reprises, c'est douloureux de l'entendre chanter tant elle force sa voix et ne parvient jamais à la maîtriser. (J'ai trouvé d'ailleurs que pendant tout le film, l'un et l'autre acteur parlent à la limite de l'intelligibilité, ce qui est un exploit quand on connaît le niveau de qualité sonore des salles de cinéma actuelles.)
Quant à la danse, elle est très pauvre (même le numéro d'ouverture, impressionnant par son ampleur, mais étique dans sa chorégraphie) : l'un et l'autre ne semblent savoir danser que la valse, assez mal d'ailleurs pour que, lorsqu'on les voit en ombre chinoise (à l'observatoire), on se rende compte qu'il ne s'agit pas d'eux...

Leur amateurisme serait acceptable si les personnages étaient traités comme des amateurs et non comme des danseurs professionnels ; ou encore s'ils avaient le niveau de préparation d'une Renée Zellweger ou d'une Catherine Zeta-Jones dans Chicago (ah, oui j'oubliais, Zeta-Jones est une vraie danseuse...).




Le même amateurisme serait tout aussi acceptable si les gros morceaux de danse étaient confiés à des professionnels. Mais là, les deux acteurs sont le couple dansant central - et unique, autre signe de pauvreté du film. Dans l'épatante Kiss Me Kate, le couple central ne danse pas, il ne fait que chanter (très bien, je vous remercie). Les numéros dansés sont assumés entre autres par de vrais pros comme Ann Miller et Bob Fosse. Du coup, on oublie que les deux personnages principaux ne dansent pas...



Ici, Gosling et Stone sont manifestement incapables d'assumer le poids qu'on leur fait porter : ça se voit à leur raideur et la gueule sinistre avec laquelle ils se déplacent. Comparez ça à n'importe quelle comédie musicale classique : dans chaque scène de Chantons sous la pluie vous pouvez compter les dents de Debbie Reynolds ou de Gene Kelly ; ils sourient sans arrêt - et ils nous donnent le sentiment que c'est facile. Dans La La Land, tout se traîne, à commencer par les personnages.

Attention ! Gosling et Stone sont de très bons acteurs - (re)voyez Crazy Stupid Love - quand ils sont bien dirigés, et quand ils ont quelque chose à raconter. Ici, rien de tel - ce qui nous amène au deuxième point : l'absence de scénario. 

Ceux qui prétendraient qu'"une comédie musicale ne raconte rien" n'ont manifestement pas vu (ou pas connaissance de) West Side Story, South Pacific, Chicago ou Billy Eliot. Ou de The book of Mormon, écrit par Trey Parker et Matt Stone, les deux compères de South Park.




La La Land ne raconte rien... 

Et ce rien (ou ce pas grand-chose) est vraiment très mince. De quoi s'agit-il donc ? Du coup de foudre entre une femme qui veut devenir actrice et un pianiste qui veut ouvrir son propre club de jazz. Et puis ? Et puis ? Et puis, c'est tout. Il n'y a pas d'intrigue, pas d'enjeu qui les dépasse, pas d'obstacle lié à l'adversité, pas de méchant ou de conflit, pas de personnages secondaires, sinon fantomatiques : les colocataires de l'héroïne n'apparaissent qu'une fois et on ne connaît pas leur nom ; le couple mixte ami du personnage de Gosling fait de la figuration muette ; quant à John Legend, qui en est une à lui tout seul, et aux musiciens de jazz afro-américains qu'on voit dans les clubs, il semblent n'être là que pour servir de faire-valoir aux deux personnages principaux, blancs et très peu créatifs.

C'est dommage, parce qu'avec de bons personnages secondaires, même si ce ne sont pas des danseurs de haut vol, on peut faire d'excellents numéros.




Enfin, pour un film de 2016 qui se passe dans le milieu du showbiz, il est d'un hétérocentrisme confondant. Il n'y a pas un seul personnage gay ou queer dans tout le film. A croire qu'il n'y a pas de communauté LGBTQ à Hollywood...

Enfin, quel musicien digne de ce nom, respectueux des musiciens d'aujourd'hui, se permettrait de dire que "le jazz est en train de mourir" (lamentation du personnage de Gosling) ? Quelle arrogance ! Quelle vanité ! Quel mépris pour ceux et celles qui le font vivre tous les jours ! Le fait que ce soit un personnage de musicien blanc ajoute au malaise. L'idée qu'il va faire "revivre le jazz" à lui tout seul en ouvrant une boîte de nuit est au moins risible. Au pire, insultant.

Le jazz se meurt et Hollywood est "straight".
Ben voyons.



De même, on voit Gosling jouer (crédiblement) au piano les morceaux qu'il a "composés" pendant tout le film, mais on n'entend pas un mot du one-woman-show de Stone, alors qu'elle passe une bonne partie du film à le peaufiner et à le préparer. C'est dommage, mais ça met en relief une nouvelle fois la vacuité du scénario (et son manque de diversité et de parité...). En outre, l'un et l'autre personnage n'embrassent leur vocation première (pianiste, auteure) que pour l'abandonner à la fin : Gosling devient patron de boîte de nuit, Stone devient actrice et joue les textes des autres alors qu'elle s'est défoncée à écrire son propre spectacle. Il est devenu un pilier de bar, elle est devenue une icône. Bravo, les artistes. C'est encourageant pour ceux qui travaillent.

Mais entre le début et la fin, que s'est-il passé ?  Ils se sont aimés, se sont séparés et se retrouvent. On a déjà vu ça cent fois, mais en cent fois mieux. Et parfois, en moins de deux minutes.



... Et ne le raconte pas bien. 

Voilà une comédie musicale qui lorgne du côté des classiques et rend hommage à Singing in the rain en se situant dans le milieu du cinéma. Il y a un plan mémorable de ce dernier film pendant lequel Kelly et O'Connor traversent un plateau : on voit trois films se tourner à l'arrière-plan. C'est drôle, informatif, fabuleux.

Dans La La Land, que voit-on du monde du cinéma en dehors des trottoirs entre les plateaux et des séances de casting, bien vues, mais tout de même anecdotiques ? Rien. La mise en scène n'a ni punch ni énergie, elle non plus, et quand elle cite Rebel without a cause (La Fureur de vivre), c'est pas pour nous montrer James Dean ou Natalie Wood (qui pourraient être les "totems" des deux personnages) mais un bête plan de voiture arrivant à l'observatoire, pour bien nous faire comprendre dans le plan suivant (le même, exactement !) que Gosling et Stone vont au même endroit pour "danser dans les étoiles" !!! (Soupir.)

A la fin du film, pendant la séquence de "réalité alternative" imaginée par Stone, et qui imite ouvertement les grands ballets de fin de Singing in the rain et de An American in Paris, plusieurs plans nous montrent des décors peints en couleurs pétantes, comme chez Donen/Kelly et Minelli. Mais alors que dans lesdits films, le décor fait partie intégrante de l'action et des ballets, ici, il est juste plaqué, et les acteurs ne font que le traverser. Beaucoup de bruit (et d'argent) pour pas grand-chose.

De beaux décors, ce n'est rien sans de beaux artistes.







Coup de grâce : la musique est insipide et les lyrics inexistants. 

Je regrette d'avoir à dire que compositeurs et paroliers de La La Land ont composé des chansons sans énergie, sans esprit, sans humour et sans étincelle. En dehors de la scie insupportable que Gosling nous inflige au piano tout au long du film, je vous défie d'avoir retenu le moindre refrain en sortant. En revanche, ça m'étonnerait que vous ne connaissiez ni America ni Singing in the rain ni Nous sommes des soeurs jumelles.


Tiens, Les Demoiselles de Rochefort ! En voilà une comédie musicale réussie, et française en plus... Il faut dire qu'il y avait un vrai musicien (Michel Legrand), de vrais danseurs (Kelly, Chakiris) et des acteurs/trices qui savaient chanter (Danielle Darrieux) ou judicieusement doublées (Anne Germain et Christiane Legrand pour Deneuve et Dorléac ; Jacques Revaux pour Perrin).

Et quand on chante, dans une comédie musicale, il faut que la chanson exprime quelque chose que les dialogues n'expriment pas, et non qu'elle ne fasse que répéter ce qu'on sait déjà de manière assez insipide. Cela, les vrais auteurs le savent. Même ceux qui ne font pas de comédie musicale d'habitude, mais qui s'y mettent avec bonheur le jour venu.



...

Je m'arrête là, il est toujours désagréable de tirer sur une ambulance et si je tire sur celle-là c'est parce qu'elle est en or massif et que son succès l'empêchera de souffrir de mes rafales. Ce qui m'a mis en colère, c'est qu'au fond, ce film passe sous silence (en n'utilisant pas du tout) les dizaines de chanteurs et danseurs de talent qui rament chaque semaine sur les planches de Broadway ou dans les studios de télévision. Quel gâchis et quelle déception pour les spectateurs.

Mais encore une fois, je n'écris pas pour dénigrer ou le plaisir que certains ont pu ressentir en allant voir La La Land. Nous vivons une époque où nous avons besoin de films qui nous remontent le moral, et je ne doute pas que dans le marasme qui règne actuellement aux Etats-Unis et dans le monde, ce film ait fait écho à ce besoin. Les comédies musicales ont connu leur heure de gloire entre la grande dépression et la fin de la deuxième guerre mondiale, ce n'est pas fortuit.

Mais si, comme moi, vous n'avez été profondément déçus par La La Land et cherchez à vous remonter le moral, je vous recommande vivement de retourner aux sources. Les comédies musicales ne manquent pas, il y a des joyaux au catalogue des éditeurs de DVD et de Blu-Ray. Je n'ai fait qu'en citer que quelques-unes. (Si vous me le demandez, j'ajouterai une liste de recommandations à la fin de l'article.)

Après notre retour du cinéma, ma blonde et moi on a regardé Singing in the rain. Et on s'est sentis nettement mieux.

Il nous a suffi de voir ça...