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vendredi 27 janvier 2017

L'homme à la fenêtre (nouvelle inédite) - par Martin Winckler

Aujourd'hui, sur sa page FB, Joachina a publié ce texte. Il s'agit d'un poème que je connaissais par coeur quand j'étais adolescent. 

"Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plis ténébreux, plus éblouissant qu 'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déj
à, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelque fois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c'eut été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz vous" Es-tu sur que cette légende soit la vraie?" Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis?"
 


(Baudelaire, petits poèmes en prose, 1869) 

Sa lecture m'a fait du bien (j'avais oublié plusieurs phrases du poème, même si je m'en rappelais la plus grande partie) et m'a rappelé une nouvelle écrite il y a plus de trente ans. C'est cette nouvelle (probablement écrite avec le texte de Baudelaire au fond de ma mémoire) que je reproduis ici aujourd'hui. 


*

L'HOMME A LA FENETRE





...Seulement, quand on croit à la réalité‚ des choses, user d'un moyen artificiel pour se les faire montrer n'équivaut pas tout à fait à se sentir près d'elles.
                                                                                                                Marcel Proust




Ils venaient d'emménager dans une tour au bord de la rivière. C'était l'hiver. Daniel venait d'avoir treize ans. Pour la première fois, il avait une chambre seul. On avait d'abord fait entrer le lit, puis les chaises, le meuble droit dont la porte rabattable lui servait de plan de travail depuis qu'il allait au lycée. Et puis était venu le cortège de valises, de boîtes, de menus objets. Il venait de déposer un carton de livres au pied du meuble lorsque sa mère, debout à la fenêtre encore sans rideaux, l'avait appelé.
- Viens voir...

Il s'était approché ; elle avait posé son bras sur les épaules du garçon, s'était penchée et, du bout de l'index posé sur le carreau à hauteur de leurs yeux, elle avait désigné un immeuble de l'autre côté de la rivière.

Au début, Daniel ne vit rien de particulier. Au bout de quelques secondes, il distingua une fenêtre aux rideaux écartés. A travers la vitre on pouvait apercevoir la silhouette de profil d'un homme assis, peut-être accoudé à une table et penché sur quelque chose.
- Qu'est-ce qu'il fait ?
La mère tourna la tête, le regarda sans répondre. Enfin, elle sourit et soupira :
- Il travaille...

Daniel haussa les épaules, fit volte-face et reprit le transport des cartons de livres entassés au fond de la camionnette de location, via un ascenseur poussif et grinçant. Chaque fois qu'il entrait dans la pièce, il prenait le temps de jeter un coup d'oeil en face. Au milieu de l'après-midi, alors que déjà le jour s'estompait, il réalisa que l'homme n'avait pas bougé.

La nuit venue, malgré tous ses efforts, il ne put retrouver la fenêtre parmi les dominos de lueurs.
Le lendemain était un dimanche. Daniel se réveilla tôt dans son nouveau monde. Il restait des cartons à vider. Il avait hâte de retrouver ses livres, ceux qu'il avait toujours près de lui et ceux dont il avait oublié l'existence, ceux qu'il avait déjà dix fois relus et ceux qu'il se promettait de lire le moment venu. Et puis il faudrait tout mettre en place, retrouver un ordre. Il se leva, ouvrit les volets sur la brume qui montait de la rivière. L'air s'éclaircit. Un soleil pâle apparut. Il bataillait à mort pour faire tenir une douzaine de livres de poche dans un espace manifestement trop exigu lorsque, reprenant son souffle, il distingua à nouveau l'autre rive. Là-bas, les rideaux étaient ouverts et l'homme était assis à la même place que la veille.

Daniel laissa ses livres sur le lit et s'approcha de la fenêtre, les yeux fixés sur l'homme avec la plus vive curiosité. Il ne le voyait pas très bien à cette distance, mais assez cependant pour deviner que c'était un homme brun, imberbe, portant peut-être de fines lunettes rondes. Il ne semblait faire aucun mouvement. Daniel se demandait comment il pouvait rester assis sans montrer aucun signe de vie. 

Bien sûr, il ne voyait que le haut du corps de l'homme, penché, peut-être accoudé à une table. Les mouvements de ses mains étaient imperceptibles. Le jeu des pieds, les jambes qui s'allongent ou viennent se replier sous le siège, restaient cachés. Tôt ou tard, pensait Daniel, il finira par s'étirer, se gratter la tête, se lever pour ouvrir la fenêtre.

Mais six cartons de livres plus tard, l'homme n'avait pas bougé.

Comme la matinée s'écoulait, les stations de Daniel à la fenêtre se firent plus longues. Il était irrité par la quasi immobilité de l'homme. Cette inertie faisait monter en lui de la colère et une certaine fascination. Il voulut laisser passer l'heure du repas, rester là pour le surprendre au moment où la faim le ferait quitter son siège, à l'instant où quelqu'un, une femme sans doute, viendrait le distraire de sa tâche en déposant devant lui un sandwich ou du café.

Mais on était dimanche. Le repas familial ne tolérait pas d'absence et Daniel dut quitter son poste.
A son retour, il lui fut impossible de dire si l'homme avait bougé. Il semblait assis dans la même position qu'auparavant (mais comment savoir lorsqu'on ne peut vérifier ? Sa tête était-elle droite tout à l'heure, ou bien inclinée déjà ? La silhouette ne s'était-elle pas tassée ? Les fines lunettes rondes, les avait-il sur le nez lorsque Daniel avait abandonné son guet ? ) et cela l'irrita plus encore, tant il lui paraissait inhumain que l'on puisse ainsi s'absorber dans l'immobilité. Non, vraiment ce n'était pas possible, ça ne pouvait être qu'une illusion, un effet de la distance et de sa myopie d'adolescent. Il avait affaire à quelqu'un d'exceptionnellement studieux ou concentré : qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'un homme assis à travailler restât presque immobile ?

Son irritation le poussa à imaginer cent subterfuges destinés à faire sortir l'homme de son inertie. Il se mit à en dresser la liste : lui téléphoner, crier au feu de son balcon, aller frapper ou faire frapper à sa porte... et jusqu'à l'idée fort peu défendable de tirer sur la vitre avec sa carabine à air comprimé. Mais bientôt la honte le saisit de se découvrir aussi agressif, et il raya tout. Il tenta ensuite, au moyen de savants croquis, de concevoir un procédé qui permettrait, en son absence, de saisir l'homme en mouvement. Un système de minuterie à monter sur son Instamatic... à raison d'une photo tous les quarts d'heure de deux à cinq, oui ça faisait douze poses, ce serait bien le diable si... Mais il renonça en se disant que les pauvres images qu'il en tirerait ne lui apporteraient rien. Ce qu'il désirait n'était pas tant de constater que l'homme se levait ou sortait de la pièce, mais de le surprendre dans son premier mouvement, de le voir clairement passer de l'immobilité à l'action.

Au milieu de l'après-midi, Daniel froissa la feuille à présent couverte de dessins géométriques venus tromper son irritation et masquer ses manoeuvres de comploteur. Il rabattit le plan de travail contre la porte du meuble droit, tira la chaise et s'assit dessus à califourchon, les mains sur le dossier, le menton sur les mains, le front contre la vitre.

L'immeuble d'en face ressemblait comme un frère à celui dans lequel sa famille venait d'emménager. La façade qu'il voyait était gris sale. Les fenêtres s'alignaient sur dix étages en trois rangées verticales. Celle qui l'intéressait se trouvait à hauteur du septième, légèrement en contrebas de son regard. Daniel eut un indéfinissable sentiment de malaise. Pour une raison incompréhensible, la fenêtre de l'homme semblait différente des autres.

Ce n'était pas les rideaux ouverts. Plusieurs autres fenêtres laissaient ainsi apercevoir une armoire, un mobile, des affiches. C'était peut-être la position de l'homme, en apparence presque appuyé contre la fenêtre. Mais de même qu'il avait laissé ses rideaux ouverts, il avait sans doute approché sa table et son siège près des vitres pour profiter de la maigre lumière.

Non, ce qui faisait l'étrangeté de la fenêtre était peut-être plutôt l'absence d'activité visible dans les appartements contigus. A d'autres étages, Daniel avait vu des femmes ouvrir, secouer un torchon ou un balai, battre un tapis, poser une cocotte-minute sur le bord et en faire jaillir un jet de vapeur. Au-dessus et au-dessous de l'homme, il y avait eu de la vie, du mouvement, des éclairs de lumière, des ombres sur les vitres, des visages et des silhouettes allant et venant. Tandis que les ouvertures du septième étage restaient muettes, comme si l'homme en était le seul habitant.

De sa place, Daniel ne distinguait pas clairement ce qui se trouvait au-dela de l'homme assis. Y avait-il des livres sur le mur du fond, une porte, un tableau ? Le corps penché faisait rempart.
Il se leva brusquement, sortit dans le couloir, se mit à fouiller des cartons encore pleins, repoussa des boîtes de chaussures, souleva des nappes, des albums de photos, des disques, du linge, jusqu'au moment où il fit tant de bruit que sa mère, elle-même occupée à ranger casseroles et faitouts dans la cuisine, finit par apparaître.
- Que cherches-tu ?
- Rien ! Tu ne sais pas où Papa a mis ses jumelles ?
- Ses jumelles ? Pourquoi faire ?
- Pour... (il s'interrompit, leva les yeux) ...pour regarder quelque chose.
Elle s'approcha, s'essuya les mains à son tablier.
- Quelque chose, ou quelqu'un ?
Il ne répondit pas. Tandis que, sur la défensive, il se redressait, elle leva la main et passa ses doigts dans les cheveux de son fils.
- Je n'aimerais pas trop qu'on s'introduise chez moi sans mon consentement...
Elle le regarda en souriant puis s'en fut. Daniel jura entre ses dents et regagna sa chambre.

C'était une après-midi sans particularité, une de ces après-midi de dimanche où rien ne se passe, où tout le monde reste somnolent, en semi-hibernation. Les mouvements divers que Daniel avait saisis quelques heures plus tôt s'étaient taris. La façade semblait morte.

Il était assis sans bouger, les yeux fixés depuis un long moment sur la silhouette, lorsqu'il commença à se demander ce qui pouvait ainsi justifier une telle concentration. Il avait bien quelques idées, mais laquelle ressemblait à la réalité ? Il se leva, abaissa le panneau du meuble droit, tira d'un sac en papier un cahier vierge, saisit un stylo et se mit à écrire.

L'homme ne lisait pas, sûrement pas. On ne lit pas sans tourner des pages, sans se redresser à un moment ou à un autre, sans changer de position... sans se lever pour pisser une fois de temps en temps. Daniel le savait bien, qui lisait toujours allongé sur son lit et ne savait pas lire sans bouger, ne serait-ce que pour tourner et d'une seule main faire rejouer cent fois le même microsillon sur le Teppaz blanc sans quitter des yeux les pages, ou simplement pour poser un coussin sous sa tête, le retirer, le remettre, se coucher sur le côté quand les navires flottaient sur de grandes mers calmes et se redresser quand les héros affrontaient un péril. De toutes façons, assis à une table je ne pourrais pas. Je ne sais pas. Je fatiguerais. Ou alors, je me balancerais sur ma chaise, comme quand je révise. Bon, donc il ne lit pas. Il ne révise pas non plus. Il n'a pas l'air si jeune, pas l'air d'un étudiant. Et puis il y aurait plus de désordre que ça sur sa table, là on ne voit presque rien. Il ne dessine pas. Ca bouge, quand on dessine. On se redresse pour remettre en perspective, on lève le dessin on le regarde à bout de bras. Il ne bricole pas une maquette ou quelque chose de ce genre : il faut au moins se tourner un peu de temps à autre pour saisir une pince ou un tube de colle, fouiller sur la table au milieu des pièces de balsa ou de plastique, regarder par terre ou sous la table pour retrouver la pièce perdue ou le trombone déplié qui sert à percer les trous que la notice mentionne mais que la machine a oubliés, et puis je suis sûr que si c'était le genre de type à maquettes, on les verrait sur une étagère du mur, ou même il en pendrait une ou deux au plafond. J'ai déjà fait tout ça. Pas possible de ne pas bouger. Ou alors il fait un puzzle, un grand puzzle de dix mille pièces, mais c'est pareil : il bougerait, et puis il serait obligé de faire le tour de sa table et puis il faut bien qu'il bouffe ce gars-là, il a bien un travail, quand même ? Il y a quelque chose d'incompréhen-sible là-dedans, il n'y a rien qu'on puisse faire avec si peu de gestes, des mouvements si ténus. Sauf peut-être ça : écrire. Oui, ça ne demande pas grand-chose : juste les doigts d'une main, il s'appuie sur l'autre, il tourne les pages d'une main aussi, la même, et encore, seulement s'il écrit comme moi sur un cahier, mais s'il n'a que des feuilles blanches, il lui suffit de les faire glisser d'un mouvement de poignet, comme ça... Oui, ça doit être ça, ça ne peut être que ça, il écrit, la main qui tient le stylo glisse sur un si petit espace que, de loin, on ne la voit pas bouger ; l'autre main est posée sur le bord de la feuille et lorsque celle-ci est remplie, il l'écarte du bout des doigts. Il peut écrire pendant des heures, d'ailleurs c'est ce qu'il fait depuis deux jours, il s'est mis devant une ramette entière et il écrit sans arrêt du lever du jour à la tombée de la nuit. C'est un pari qu'il a fait. Ecrire un roman d'un trait en un week-end, ou même en cinquante-trois jours et neuf heures. C'est sûrement un roman, pour l'absorber comme ça. Ou alors c'est qu'il n'a plus le choix, c'est une question de vie ou de mort, il n'a plus d'argent, ce livre c'est sa dernière chance, il doit avoir fini dans quelques jours alors il ne perd plus une minute, il écrit tout le temps. Il écrit le jour : on lui a coupé l'électricité, alors il écrit le jour, et la nuit il se lève de sa table, il fait tout ce qu'on peut faire dans le noir, il mange s'il a encore quelque chose à manger, il se lave, il se change, il frotte l'une de ses trois paires de chaussettes dans une bassine en plastique. S'il n'est pas trop tard, il sort. Il va prendre l'air. Il va au café boire un coup, parler au patron, lire le journal, pour avoir le courage de tenir. Il finit par remonter chez lui. Quand il entre, il laisse la porte ouverte pour profiter de la lumière du couloir. Sur son bureau, il y a un calendrier qui indique l'heure de lever du soleil. Il prend son réveil, la minuterie le replonge dans le noir. Il rallume dans le couloir. Il remonte son réveil, règle la sonnerie, un pied dans l'ombre de l'appartement, un pied dans la lumière, et puis finit par le poser loin du lit, sur le bureau peut-être, pour s'obliger à se lever, pour ne pas risquer d'étouffer la sonnerie avant d'être complètement réveillé... Il se couche tout habillé. Il fait froid. Ce sera moins dur de se lever.

Quand le réveil sonne, il fait encore nuit bien sûr. Il va au lavabo, il fait couler de l'eau, et lorsqu'elle est très chaude, il emplit un bol, y verse deux ou trois cuillères de café soluble, rajoute deux ou trois sucres et boit dans l'obscurité. Il se met à la table, il finit le café. Il pose le bol par terre. Il cherche les feuilles, il retrouve le stylo à l'endroit où il l'a laissé la veille, et il attend. Il attend que la lueur soit suffisante pour ne pas écrire en dehors de la feuille, et alors il se remet à écrire, sans même voir les mots. Mais à force d'écrire ainsi, il doit savoir écrire les yeux fermés. Il écrit peut-être depuis si longtemps qu'il ne sait plus faire que ça, et il a trouvé la juste position du corps, des mains, pour écrire pendant des heures sans s'arrêter, sans ressentir ni la faim ni même la soif, ni la fatigue, ni la douleur dans le bas du dos, ni les fourmis dans les jambes

Il s'interrompt. Il a mal au cou. Il tourne la tête. La nuit est tombée. Tout à l'heure il a allumé sa lampe de bureau sans même s'en rendre compte. De l'autre côté de la rivière, la fenêtre s'est fondue à la façade. Des silhouettes et des éclairs bleus s'agitent dans des cuisines ou des salons.

Le réveil sonne. Daniel se dit que c'est lundi, qu'il doit se lever pour retourner au lycée. Il s'assoit au bord du lit. Ses vêtements sont posés pêle-mêle sur la chaise. Sur la tablette du meuble droit, le cahier est ouvert et le stylo n'a pas été recapuchonné. Daniel se frotte les yeux. Les volets sont fermés, mais de toute façon à cette heure-ci il ne le verra pas. Il prendra le car avant le lever du jour. Ce soir, le même car le déposera au pied de l'immeuble après la tombée de la nuit. Il enrage. Il se dit qu'il ne fera jour que dans les salles de cour et les couloirs à n'en plus finir, et de là pas moyen de. Enfin, sauf si...

Il veut en avoir le coeur net. Il veut s'assurer que l'homme écrit, comme il pense l'avoir découvert. Et que pourrait-il faire d'autre ? Mais il veut le voir écrire, et pas seulement le deviner ; il veut se prouver qu'il a vu juste, abolir la distance entre eux, le toucher des yeux puisqu'il a su l'imaginer. Au fond, sans se l'avouer clairement, il espère que l'homme finira par l'apercevoir à son tour, qu'il prendra conscience de toute l'attention que Daniel lui porte depuis deux jours, tous les efforts qu'il a faits pour le comprendre. Il pense qu'il le mérite.
- Oui, c'est ça, je le mérite.
Alors, il prend une décision : il va revenir ici à midi. Il lui faudra trente ou quarante minutes à pied, mais il a le temps de faire l'aller retour. Il ne mangera pas mais il trouvera bien dans le frigo un morceau de fromage et une tomate à grignoter. Il s'habille. Il est heureux.

Il est presque une heure de l'après-midi. Le prof de français ne voulait plus les lâcher. Daniel a couru, il est essoufflé, il a grimpé les sept étages à pied de peur de croiser quelqu'un. Il se dit qu'il est stupide : personne ne le connaît encore dans l'immeuble. En fait, c'est par impatience qu'il n'a pas attendu l'ascenseur.
Il ouvre, s'arrête sur le seuil. Et si sa mère était là ? Mais non, pas à cette heure. Il entre et referme à clé, puis se rue dans sa chambre, se colle à la fenêtre. Oui, oui, il y est encore, il est encore à sa place. Il va en être sûr, à présent.

Il ressort dans le couloir. Hier soir, il a vu l'étui des jumelles rangé au sommet d'une armoire. Il tire une chaise, grimpe, attrape la courroie, retourne à la fenêtre. Il est fébrile, maladroit. Les jumelles sont énormes, difficiles à manipuler. Il tente de les maintenir posées contre la fenêtre, écarte le rideau d'une main, s'énerve. Son souffle embue la vitre et les oculaires. Il ne voit plus rien alors il ouvre, il fouille ses poches, en sort un mouchoir, essuie frénétiquement les lentilles, et s'appuie sur la balustrade du minuscule balcon. Il scrute. C'est flou. Il manipule les jumelles avec des tâtonnements irrités. Comment règle-t-on cet engin ? Quand un oeil y voit clair, l'autre baigne dans le vague. Il ferme un oeil, il recommence. Il se trompe, il s'agite et voici les jumelles qui basculent dans le vide. La courroie entortillée autour de son poignet lui arrache presque la main : à l'autre extrêmité, les jumelles ont décrit un splendide arc de cercle et rebondissent avec un bruit mat contre le béton de la balustrade. Tremblant, il les hisse jusqu'à lui. Il craint d'avoir brisé une lentille, mais non, elles sont entières. Une encoche sur le fourreau métallique est la seule trace de l'accident. Le coeur battant, Daniel recule dans la chambre, reprend son souffle. Son cou palpite, ses oreilles tintent. Il tire une chaise jusqu'à la fenêtre, s'assoit en équilibre instable sur l'étroit balcon, pose délicatement les jumelles sur la bordure de ciment, les agrippe fermement, cligne des yeux.

Il faut d'abord la retrouver cette fenêtre, où est-elle donc ? Il jette un regard par dessus l'objectif. Ah voilà. A travers les champs enfin à peu près nets, il détaille la façade.
- Ca, c'est la petite vieille du sixième, donc en montant juste un peu...
L'instrument tremble entre ses mains. Nouveau coup d'oeil au-dessus des optiques. C'est alors qu'il comprend ce qui rend cette fenêtre étrange, maintenant il le voit : elle n'est pas comme les autres alignée sur l'une des trois rangées verticales. Elle est placée entre deux rangées, celle de gauche et celle du milieu, au niveau du septième étage. Ah, c'est sûr, à présent, il écrit ! Sa chambre doit être une chambre de bonne, une pièce borgne pour laquelle on a percé une fenêtre, et voilà pourquoi il est cloîtré là, il vit dans ce cube au fond d'un appartement entre une cuisine et une salle de bains !...
L'excitation de Daniel est à son comble, il sait que l'heure tourne, il ne peut plus rester là longtemps. Il plonge à nouveau sur les jumelles. La vieille dame est en train de refermer sa fenêtre. Il la dépasse, remonte, le voici au septième. Un peu à gauche...

L'image tremble un peu. Ou bien ce sont ses mains. Il voit la fenêtre. Il ne voit plus que ça.
Les rideaux sont d'un marron sale. Les vitres ne portent aucun reflet, malgré le soleil. L'homme est assis à sa place. Oui, il doit écrire puisque dans sa seule main visible il tient un objet long et fin, qui pourrait être un porte-plume ou un crayon. Il est accoudé à quelque chose qui ressemble à un secrétaire surmonté de petits tiroirs, et sur le sommet duquel est posée la silhouette d'une lampe.
Devant l'homme, on ne voit ni feuille ni cahier. Au-delà de son profil, il n'y a ni porte, ni mur, ni rien. Il n'y a pas de pièce secrète. La fenêtre, les rideaux, le bureau, la lampe, l'homme au visage indéfinissable vêtu d'une chemise blanche, tout est là sur le mur, peint entre deux fenêtres du septième étage.

Il pleura pendant tout le chemin du retour.

Longtemps, il évitera de regarder l'autre rive. Il se mettra à sa table pour lire et étudier et ne s'approchera de la fenêtre que pour fermer les volets, une fois la nuit tombée.
Plus tard, il a quatorze ou quinze ans, il s'invente des histoires ou se met à réécrire celles qu'il a lues. Puis il tombe amoureux et consigne ses émois et ses chagrins sur des cahiers qu'il cache dans le meuble droit.

Et bien plus tard encore, il est assis là, un dimanche après-midi et il écrit depuis longtemps quand, sous l'effet de la fatigue ou de la lassitude ou peut-être simplement pour reprendre son souffle, il se redresse, s'étire, tourne la tête et porte ses regard vers la fenêtre.
Le temps est clair. On distingue nettement l'autre rive. Derrière la fenêtre aux rideaux ouverts, un homme vient de poser sa plume et le regarde.


(1990)
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