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dimanche 24 juillet 2016

Le Don

J'avais écrit le texte qui suit pour le recueil "Je te donne" publié ces dernières semaines par Librio. Comme l'éditrice préférait un texte de fiction, j'en ai écrit un autre, qui a rejoint ceux d'Agnès Ledig et Baptiste Beaulieu dans le volume. Voici donc le texte inédit. 

***
En souvenir des camarades 

La première fois que j’ai donné du sang, c’était en fac de médecine, à Tours, au milieu des années soixante-dix. Je venais d’avoir vingt ans. Deux ou trois fois par an, le centre de transfusion sanguine du CHU installait un poste de prélèvements juste à côté de la cafétéria des étudiants. A travers les cloisons vitrées, on pouvait voir l’équipe du CTS ouvrir les cloisons mobiles d’une salle de travaux dirigés et s’installer avec le matériel, les chaises longues, les tables couvertes de sandwichs.

Si je me souviens bien, la première fois, on y est allés à trois ou quatre : Frédérique, Jean-Pierre, Serge – mes camarades de fac les plus proches – et moi. On s’était probablement retrouvés là entre deux cours pour boire un café, un thé ou un chocolat, mais en voyant les infirmières penchées sur les premiers donneurs et donneuses allongées, on s’était dit qu’il était plus urgent d’aller donner du sang. Ça allait de soi. 

Et c’était l’occasion : on pense plus facilement à faire une chose exceptionnelle quand elle se présente à nos yeux. Fred, qui n’avait jamais peur de héler les autres a lancé à la cantonade : « Hé, les carabins, venez donner votre sang au lieu de rester avachis ! » Je ne me rappelle pas si ça a eu beaucoup d’effet, mais bon, elle a bien fait. On a toujours raison d’interpeller les assis. C’est seulement à ces moments-là que certains se rendent compte qu’ils sont assis, et ça les incite à se lever.

Les années suivantes, et surtout pendant les stages, c’était plus difficile de se retrouver : on n’avait pas tous les mêmes horaires, le même rythme. Parfois, quand je me sentais étouffer dans un de mes stages, j’allais prendre l’air à la bibliothèque. En passant devant la cafétéria, si je voyais l’équipe du CTS, j’entrais. J’enlevais ma blouse, je m’installais sur une chaise longue, je relevais ma manche et allons-y. À l’époque, les questions qu’on nous posait étaient peu nombreuses – si on était en bonne santé, si on prenait des médicaments. Le sida n’existait pas encore, l’hépatite B était peu fréquente, on se préoccupait plus du confort des donneurs que de la transmission éventuelle de germes. Et on ne posait pas de question sur notre sexualité. L’infirmière ou l’interne me prenait la tension, elle était toujours basse et j'étais maigre comme une asperge, alors je l’entendais s’inquiéter : « Tu es sûr que ça ira ? Tu ne te lèveras pas trop vite, hein ? »

Ça me faisait sourire : je ne savais pas ce qu’était de tomber dans les pommes, je n’avais pas peur des piqûres, je n’avais pas peur du sang. Je les rassurais : tout irait bien.
Et tout allait bien, effectivement. Les infirmières étaient plus qu’expertes, j’ai toujours eu de bonnes veines et, si ce n’était une douleur fugace (on n’avait pas de crème anesthésique, à l’époque), je n’aurais pas su qu’on me piquait, tant c’était rapide. Quand les infirmières formaient une stagiaire, elles me demandaient si je l’autorisais à me piquer (« Tu as de très belles veines. ») ; j’acceptais volontiers. Ça ne me déplaisait pas, du haut de mes vingt-deux ou vingt-trois ans, d’avoir l’air héroïque.

Je me souviens avoir un jour demandé à l’infirmière qui me prélevait si le CTS passait dans les autres facultés – en Lettres, en Droit, aux Beaux-Arts. Elle m’avait répondu que oui, mais que, paradoxalement, les étudiants en médecine étaient ceux qui donnaient le moins souvent leur sang. Je me suis gratté la tête. Je ne comprenais pas. Cette année-là, au début du cours de l’après-midi, avant que le prof n’arrive, je suis monté sur l’estrade, j’ai pris le micro et j’ai dit quelque chose du genre : « Vous ne le savez peut-être pas, mais le CTS est installé à côté de la cafétéria, ils sont là jusqu’à six heures, allez donner votre sang. » Un petit nombre d’étudiants ont hoché la tête. Certains ont grommelé. La plupart n’ont rien dit ou seulement haussé les épaules. Je ne sais pas combien ont décidé d’aller donner leur sang une fois le cours terminé. J’ai eu le sentiment que mon message les avait pour la plupart laissés indifférents.

Je me suis longtemps demandé pourquoi les étudiants en médecine donnaient moins souvent leur sang que les autres. Et longtemps, ma colère contre les études de médecine – et, par extension, envers bon nombre de mes camarades – m’a soufflé des explications plus extrêmes (et fausses) les unes que les autres, parmi lesquelles celle-ci : "Beaucoup d’étudiants en médecine français viennent de milieux privilégiés ; leur conception du partage est, pour le moins, étriquée. Une mentalité de possédant est incompatible avec la générosité. Pour être généreux, il ne suffit pas d’avoir plus que les autres, il faut aussi être « bon »." 
Par conséquent, en concluais-je de manière très vaniteuse, si beaucoup de médecins sont incapables de faire un geste de générosité aussi simple et facile que celui de donner leur sang, c’est qu’ils ne sont pas « bons ». Moi, qui donnais mon sang, je l’étais tellement plus 

Rapide. Très rapide. Très schématique. Aussi sommaire que les jugements entendus de la bouche de certains de mes camarades, ou de mes maîtres, au sujet de patients qui ne leur revenaient pas. Je n’étais pas plus empathique ou compréhensif à leur égard qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. J’avais des préjugés. Et les préjugés obscurcissent la raison.

*

Aujourd'hui encore, je ne sais pas pourquoi les étudiants auraient donné leur sang moins que les autres. Que je sache, il n'y a pas eu d'enquête à ce sujet. Je n'avais, au fond, que le sentiment des infirmières de l'époque. Etait-il fondé ou s'agissait-il seulement d'un "biais de perception", comme on dit aujourd'hui ? Je n'en sais rien.

Mais depuis cette époque, j’ai grandi et relativisé mes préjugés.
Et j’ai lu, aussi. Beaucoup. Depuis début 2009, je n’exerce plus la médecine et je lis encore plus ; et, parce que je vis désormais au Québec, province intellectuellement plus proche de la pensée anglo-saxonne que de la pensée française, je me suis beaucoup intéressé à l’éthique clinique et, par extension, à l’empathie et à l’altruisme.

Ici, une petite parenthèse pour préciser ce que j’entends par empathie et altruisme. 

L’empathie est d’ordre émotionnel : c’est l’aptitude à ressentir ce que l’autre ressent (ou, du moins, à le deviner) – autrement dit : à se mettre à sa place, émotionnellement parlant. Notez qu’on peut éprouver de l’empathie en lisant un livre ou devant les personnages d’un film – et donc, sans que quiconque soit là pour le voir. L’empathie n’est pas quelque chose qui a besoin de la présence de l’autre.

L’altruisme, lui, est d’ordre comportemental : il consiste à faire pour un autre un geste qui ne nous rapporte rien directement, et qui nous coûte au moins un peu. Au minimum, donner une pièce à un sans abri. Au pire, se jeter à l’eau au risque de sa vie pour secourir quelqu’un qui se noie.

Empathie et altruisme sont évidemment liés, mais pas consciemment. D’ailleurs, ils ne sont pas toujours conscients, ni l’un ni l’autre. Mais ils font partie de notre « nature humaine ».

Car, bien avant d’être des questions de morale, empathie et altruisme sont des données biologiques. C’est parce que nous sommes spontanément doués d’empathie et que nous avons des pulsions altruistes que nous avons plus tard énoncé des règles morales, et non l’inverse. Vous l’ignoriez ? Ne vous sentez pas coupable : il y a quelques années, je l’ignorais aussi. Et si j’en parle aujourd’hui, ce n’est pas pour faire la leçon à quiconque, mais pour partager mon émerveillement, ma perplexité et mes interrogations.



Il est nécessaire d’abord de rappeler quelques notions de base : l’être humain, comme toutes les espèces vivantes (végétales, animales et entre les deux) est le produit de l’évolution naturelle. Issus de lignées d’hominidés cousines des grands primates (gorilles, orangs-outans, bonobos, chimpanzés), les humains partagent avec ces derniers 95% de leurs gènes. Et, comme les grands primates, ces gènes ont été hérités de lignées animales bien antérieures, pour beaucoup depuis longtemps disparues.

À partir de notre conception, nous ne nous développons pas « au hasard », que ce soit dans notre corps ou nos comportements. L’évolution concerne le corps entier, le cerveau comme le reste. De même que nos gènes contiennent de quoi nous faire pousser entre autres deux yeux, deux bras et deux jambes, un certain nombre de phénomènes intérieurs, invisibles, mais que nous ressentons clairement, font partie de notre bagage génétique. Si nous avons soif ou faim, si nous éprouvons du chagrin ou du désir, de la peur ou de la colère, si nous aimons le sucré et le gras et sommes révulsés par l’odeur des excréments, si nous avons peur de l’altitude et des araignées c’est parce que nos cerveaux sont programmés pour ça. Et on le voit dès le premier jour : les mouvements des lèvres que fait le nouveau-né pour chercher le sein de la mère (ce que les médecins nomment « le réflexe de fouissement ») et l'action de téter sont des actes spontanés, instinctifs. Personne ne les lui a appris. Les montées de lait de la femme qui entend son nourrisson pleurer sont aussi des réflexes. Et le fait que l'ouïe des hommes se modifie quand ils deviennent pères, ce qui les rend plus sensibles aux cris des nourrissons, c'est également inconscient et involontaire. Nos cerveaux n'en finissent pas de se transformer parce qu'ils en ont les aptitudes dès la naissance.

Ces sensations, émotions et comportements primaires, nécessaires à la survie, sont le fruit de centaines de milliers d’années d’évolution. Les premiers de nos ancêtres qui les ont eux (par mutation aléatoire) ont survécu mieux que leurs congénères qui ne les avaient pas, et ont transmis ces capacités aux générations suivantes.
Et nous voilà, ce soir.

De même que le chagrin, la faim ou la soif, l’empathie est innée : quand on observe des nourrissons dans une crèche, on voit très vite certains d’entre eux se déplacer (en marchant ou à quatre pattes) pour aller consoler un plus petit qu’eux qui pleure en lui caressant la joue ou lui donner le jouet qu’il a laissé échapper. Mais elle est d’intensité variable d’un individu à un autre : dans les crèches, on voit aussi certains nourrissons rester insensibles aux cris des plus petits – ou encore les pincer ou leur prendre le jouet qu’ils ont dans les mains sans la moindre émotion apparente. Tout le monde n’a pas la même empathie, et ça se voit dès le plus jeune âge.

L’altruisme aussi est un comportement inné, et la forme la plus commune est le soin qu’un parent (ou un frère, une sœur plus âgés) donne à un tout-petit. C’est facile à comprendre : nous sommes toutes et tous issus d’individus qui, au fil des millénaires, parce qu’ils avaient été le plus souvent protégés et nourris par leurs parents, ont pu se reproduire à leur tour – et ont transmis ce souci de soigner les petits aux générations suivantes. Les chimpanzés se « grooment » - ils s’épouillent, ils se soignent mutuellement et ce comportement les apaise. Il en va de même quand une mère coiffe les longs cheveux de sa fille.

Si la capacité à l’empathie semble propre à chaque individu, les pulsions altruistes sont, apparemment, d’autant plus fortes qu’elles s’adressent à un individu génétiquement proche de nous – c’est ce souci qui amène des parents sacrifier leur propre confort ou leur sécurité pour assurer ceux de leurs enfants ou d’un autre membre de leur famille. On se jette à l’eau plus facilement pour sa fille ou sa nièce que pour un étranger.

Mais ce qui est étrange, et qui a intrigué pendant longtemps les scientifiques, c’est que souci de l’autre et altruisme ne se limite pas du tout à nos descendants ou aux personnes qui nous sont génétiquement liés. Et cette extension du souci et de la générosité n’est pas du tout spécifique de l’être humain. Dans ses livres, le primatologue Frans de Waal (je vous recommande en particulier L’âge de l’empathie, chez Actes Sud) fait état de centaines d’observations de comportements altruistes non seulement de la part des primates et des mammifères, mais aussi d’animaux d’autres lignées.
Comme tous ces animaux, les humains s’occupent de leur compagnon ou de leur compagne, ils adoptent, soignent, nourrissent et élèvent des petits qui ne sont pas les leurs. C’est heureux, car les petits d’humains mettent longtemps à devenir autonomes, et par le passé, en Europe même, beaucoup de mères mouraient en couches ou, comme le rappelle Sarah Blaffer Hrdy dans Les instincts maternels (Payot) et, comme en témoignent d’innombrables récits et légendes, d’Œdipe à Mowgli en passant par Romulus, Rémus et le Petit Poucet beaucoup d’enfants étaient abandonnés. Ils survivaient seulement s’ils étaient adoptés.
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L’aptitude à l’altruisme peut être immense et conduire certaines personnes à contribuer toute leur vie à des causes humanitaires – parfois, au risque de leur santé et de leur vie. À l’inverse, certains individus ne donneront rien à personne, pas même à leurs proches.

Il faut en effet rappeler que si la capacité à l’empathie semble une caractéristique relativement fixe chez une même personne, l’altruisme est de son côté limité par le désir de se préserver soi-même. Pour des raisons biologiques, là encore : si nous nous écartons de l’homme vêtu de vêtements maculés et au visage mangé de barbe qui nous tend un gobelet dans la rue, ce n’est pas seulement par préjugé de classe, mais aussi parce que nos réglages intérieurs, inconscients, nous disent qu’un individu sale, en mauvaise santé et dont le visage et les expressions sont difficiles à lire est potentiellement dangereux pour nous. C’est irrationnel, mais ce n’est pas seulement un comportement induit par l’éducation : nos ancêtres ont survécu parce que, dans une certaine mesure, ils se méfiaient des étrangers comme d’autant de prédateurs potentiels. Ils avaient parfois tort, mais ils avaient parfois raison. Ne pas se méfier d’un danger ça ne donne aucune chance de rectifier son erreur si ce danger est réel. Tandis qu’avoir un premier mouvement de recul face à une personne ou une situation inoffensive, ça ne vous empêche pas de réviser votre jugement après avoir constaté que le danger était inexistant.

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Les comportements altruistes sont-ils jamais « purs » et totalement désintéressés ?
Probablement pas : comme je le disais plus haut, les comportements altruistes servent en priorité à protéger en priorité la lignée génétique : on sauvera plus volontiers sa fille ou son neveu que l’enfant d’un étranger. Mais ils servent aussi, inconsciemment, à se mettre en valeur aux yeux des autres. Car avec la nécessité de survivre, l’autre pulsion fondamentale de tout être vivant est de se reproduire et, pour cela, de montrer ses qualités aux yeux de partenaires potentiels et d’attirer les faveurs de ceux qui pourraient partager leurs ressources avec nous – ce qui nous permettra d’assurer la survie de nos enfants.

Réfléchissez à ce qui rend les autres « admirables » à vos yeux : leur aspect ou leurs qualités intellectuelles, leurs aptitudes artistiques ou physiques, mais aussi leur humour ou leur engagement pour les autres. Aux yeux de nombreuses personnes, la générosité et le souci de l’autre sont des traits au moins aussi « séduisants » qu’un corps plaisant à regarder. Et l’actrice ou l’acteur admirés pour la qualité de leurs interprétations le sont encore plus quand ils militent ouvertement pour une cause généreuse. Si l’on découvre qu’ils mentent, volent ou abusent les membres de leur famille, leur cote chute en flèche. Le statut moral d’une personne scrutée par les médias contribue fortement à son image.

Et, de manière assez logique, ce que nous considérons comme admirable chez les autres, nous voulons que les autres le voient en nous. Être altruiste et généreux, c’est souvent se mettre en valeur aux yeux de qui peut le voir.

L’entreprise qui sert de mécène à un artiste, le milliardaire qui donne de l’argent à une fondation humanitaire semblent se comporter de manière altruiste, mais ils le font sans que ça leur coûte véritablement (c’est déductible d’impôt, et dans le but d’améliorer leur réputation – sinon, l’exposition ne porterait pas leur sigle, la fondation leur nom. Et, dans le même ordre d’idée, la vedette ou l’homme politique qui passent une soirée à donner un coup de main dans une soupe populaire le font essentiellement parce que les bénéfices en termes d’images et de couverture de presse sont inestimables. S’ils voulaient vraiment être altruistes, ils iraient le faire incognito.

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Donner son sang est indubitablement un geste altruiste.

Je sais parfaitement qu’il existe, dans la population, un certain nombre de donneurs réguliers, qui chaque année, régulièrement, donnent ou ont donné du sang, mais aussi des plaquettes ou du plasma – ce qui exige une disponibilité encore plus grande. Mais ces donneurs ne fournissent qu’une fraction des dons de sang nécessaires et ils sont une minorité.

J’imagine également que bon nombre d’entre nous ont donné (ou donneront) du sang une, deux ou trois fois dans leur vie, parce qu’un membre de leur famille en aura eu besoin en urgence, parce qu’ils y auront été incités par l’appel d’un ami ou un message à la télévision, ou encore parce qu’ils seront passés, un midi, devant un camion du CTS installé entre leur lieu de travail et le lieu habituel de leur pause-déjeuner.

Je n’ai pas de mal à imaginer que les happy few dont les ressources et la liberté sont immenses ne donnent pas leur sang parce qu’ils considèrent que donner de l’argent aux causes qu’ils choisissent dispense d’avoir à le faire. Il est vrai que pour donner son sang il faut ôter ses boutons de manchette, relever sa manche et accepter d’avoir une petite cicatrice moche sur sa jolie peau.

Je suis tout à fait révolté, je dois le dire, par le prétendu « élargissement » récent des conditions du don de sang par les personnes homosexuelles. Assujettir le don à l’abstinence complète pendant un an est pour commencer discriminatoire et insultant : ce n’est pas l’orientation sexuelle qui accentue le risque, c’est le comportement. Et si une personnne homosexuelle, au moment de donner son sang, déclare qu’elle n’a pas de comportement à risque, il n’y a pas de raison de douter de sa parole. De plus, une restriction pareille est complètement idiote. Elle équivaut à dire : « Vous pourrez donner votre sang uniquement si vous acceptez de mettre votre vie en suspens pendant un an. » Ces conditions font que donner du sang n’est plus de l’altruisme, mais un sacrifice imposé. Personne ne devrait s’y soumettre.

Je n’en voudrai certainement pas aux démunis de ne pas donner leur sang : c’est à nous de leur donner les soins, les vêtements, le logement, l’éducation, le respect élémentaires dont ils sont privés. Et pourtant, parmi les plus démunis, la générosité existe, et elle n’est pas moins grande que parmi ceux qui ont un toit et mangent à leur faim.

Restent les autres, la majorité invisible qui ne donne pas de sang alors que rien ne les en empêche – alors que c’est « si simple et si facile ».
Peut-être que, justement, ça n’est pas si simple et si facile que ça.

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Donner son sang est un geste qui coûte : il faut insérer le don à l’intérieur d’une journée, l’ajouter à ses activités habituelles, le faire sur son temps de travail ou son temps de repos et, ce temps de prélèvement, on ne le passe pas à faire autre chose de plus agréable.
Donner du sang n’est pas dangereux en soi, on finira par régénérer ce qu’on nous a pris ; mais ce n’est pas non plus dénué d’effets : pendant un jour ou deux, on aura mal au point de piqûre ; parfois, on se sentira un peu fatigué. 
(A ce sujet, une étude a montré que le fait de proposer une anesthésie locale améliore la probabilité que des gens donneront du sang, en particulier si c'est la première fois. Ce qui donne à penser que la peur de la douleur est un obstacle.)

Bien sûr, ça n’est pas très contraignant : c’est aussi simple qu’aller se faire couper les cheveux ou se faire faire une manucure. On n’a rien à faire, on reste allongé, c’est gratuit et on se fait servir un petit déjeuner, un repas ou un goûter à l’œil.

Cela dit, en dehors d’un sandwich, d’un café ou d’un jus d’orange, donner son sang ne rapporte pas grand-chose matériellement et absolument rien en termes d’image. Très peu également sur le plan de la gratification morale : les échanges rapides avec le personnel du centre (qui n’a peut-être pas à chaque fois le temps de bavarder avec vous et de vous féliciter d’être venu) ne peuvent pas apporter la même satisfaction que, par exemple, de se porter volontaire pour donner un rein à son frère ou un lobe de foie à sa petite cousine menacée de mort à brève échéance. Et, à moins de publier un selfie sur Facebook, un don de sang reste invisible. Personne d’autre que nos proches (et encore, si on le leur dit) ne saura que nous l’avons fait. Quant à l’équipe de prélèvement, elle nous oubliera aussi vite qu’elle nous a rencontré.

Dans Réparer les vivants (Ed. Verticales), Maylis de Kérangal imagine le processus et l’itinéraire complexe d’un organe entre son donneur et son receveur. Le message est clair : donner son cœur ou son rein sauve des vies. C’est concret, c’est visible, c’est indiscutable. Et puisqu’on le fait alors qu’on est sur le point de mourir, ça ne coûte rien.

Donner son sang est également un geste altruiste, et certes moins radical qu’un don d’organe, et on le fait de son vivant, mais il est moins aisé que verser de l’argent à une bonne œuvre. Pas seulement pour des raisons strictement pratiques (on peut faire des dons substantiels en ligne, sans quitter son clavier, à toutes sortes d’œuvres charitables ou d’organismes non-gouvernementaux), mais aussi parce que c’est un don « à l’aveugle », car il existe entre nous et la personne qui en bénéficiera la plus grande distance matérielle et imaginaire possible. Donner du sang, c’est verser de l’eau dans un puits. 

Celui ou celle qui recevra notre don nous sera toujours absolument étranger. Pour ce que nous en savons, d’ailleurs, il n’est pas certain que la poche qui contient nos globules sera effectivement transfusée : elle peut être endommagée, égarée, perdue, mal étiquetée et par conséquent inutilisable. Pire : la personne à qui on donnera notre sang peut mourir au moment où on la lui pose – et le don sera perdu – ou après qu’on le lui aura passé, et ce don n’aura pas suffi. D’un autre côté, il n’est pas du tout certain que ce sang servira à sauver quelqu’un : il peut être utilisé au cours d’une intervention par ailleurs bénigne et sans histoire, afin de lutter contre une anémie minime.

Cette incapacité à visualiser pour nous-mêmes les effets du don compromet l’établissement d’une relation – imaginaire, mais ancrée dans des émotions bien réelles pour nous - avec les personnes susceptibles de le recevoir. Il est aisé d’éprouver de la compassion pour une personne dont le cœur, le rein ou le foie ne fonctionne plus et de vouloir donner ses organes une fois qu’on sera mort. Il n’en va pas de même si l’on imagine que notre sang sera transfusé à un skieur qu’on opère du genou pour qu’il puisse remonter sur ses planches : l’enjeu moral n’est, tout simplement, pas du même ordre. Cette incertitude quant à l’usage qui sera fait de notre don peut avoir, pour certains d’entre nous, quelque chose de gênant. Car, encore une fois, nous ne sommes pas généreux de manière absolument gratuite : nous voulons au moins pouvoir nous féliciter d’avoir été généreux…
Mais nous féliciter de quoi, exactement ?

Aujourd’hui, je ne pense plus que donner du sang est simple – malgré la simplicité technique du geste et des rituels qui l’entourent, ni facile. Je pense que pour la plupart d’entre nous c’est la démarche la plus difficile qui soit : elle suppose de faire un geste dont nous serons immédiatement et irrémédiablement dissociés, et dont le fruit sera noyé dans l’ensemble des dons.

Si donner son sang coûte, mais ne rapporte rien, ni dans l’immédiat ni plus tard ; si ce don se fait que personne ne le sache ou nous en manifeste de la gratitude, sans qu’on en voie les résultats, sans qu’on ne jouisse jamais, fût-ce indirectement, de notre générosité ; si la seule satisfaction qu’on puisse en tirer est de se dire qu’on a fait quelque chose d’utile, alors donner son sang est ce qu’il y a de plus proche d’un geste altruiste « pur ».

Et cela pourrait expliquer qu’il soit problématique, malgré son apparente « simplicité ». Non parce que la plupart d’entre nous en seraient incapables – je suis sûr du contraire – mais parce que c’est un geste difficile à insérer au milieu de notre vie, de nos obligations, de nos contraintes quotidiennes. En un sens, ceux et celles d’entre nous qui font du don de sang une habitude, un geste régulier, intégré à leur vie, ne sont pas « exemplaires » ; ils ont trouvé un équilibre qui leur convient, mais qui ne peut pas être celui de tout le monde.

Pour inciter ceux qui ne donnent jamais leur sang à le faire, peut-être est-il souhaitable de sortir les dons de l’isolement. En centrant les campagnes de sensibilisation non seulement sur la générosité individuelle, mais aussi sur la possibilité pour les donneurs potentiels de se retrouver, quartier par quartier, autour d’un lieu de don mobile, pour y donner en couple, entre voisins, entre amis, en collègues de la même entreprise, en salariés du même commerce. Les inviter à faire le même geste altruiste collectivement, en faire une occasion de rencontre et de partage ; en égaux, parce tous en même temps ; en amitié et en solidarité, parce qu’ensemble.

Si je me souviens très bien de la première fois que j’ai donné mon sang, aux côtés de Frédérique, Jean-Pierre et Serge, à la fac de médecine de Tours, en 1977, c’est parce que ce jour-là, grâce à ce moment de don partagé, nous étions tous membres de la même famille.