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samedi 31 octobre 2015

Le métier d'écrivant (37) - N'avez-vous jamais eu envie d'écrire pour la télévision ?


Oh, si, et à plusieurs reprises, mais ça n’a jamais rien donné. 

Je ne me suis jamais caché d’aimer les séries : j'ai fait l'éloge de Urgences au journal de 13 heures d'Inter, le jour où on m'a remis le Prix du Livre Inter, en 1998. Puis j’ai eu la chance de voir un de mes romans magnifiquement adapté au cinéma par Michel Deville, ce qui m’a valu pendant les dix années qui ont suivi d’être sollicité au moins trois ou quatre fois par an par des producteurs de télévision. 
Ça se passait presque toujours de la même manière : ils déclaraient qu’ils avaient envie de travailler avec moi, on se rencontrait, ils m’invitaient à déjeuner, je décrivais trois ou quatre idées, ils m’écoutaient plus ou moins attentivement et… ils ne donnaient plus jamais signe de vie. J’en déduisais sans peine qu’ils n’aimaient pas mes idées ou qu’après m’avoir rencontré, ils n’avaient plus envie, finalement, de travailler avec moi. En fait, j'imagine que c'est parce que j'étais un peu trop provocateur. Il faut dire que l’écriture de fictions télévisées en France est bridée, on peut même dire castrée par une autocensure phénoménale de la part des producteurs, qui anticipent et répercutent sur les scénaristes trop entreprenant, sans jamais la contester (ils ont trop peur de ne plus bosser pour elles) la censure exercée par les chaînes. 

J’ai eu droit parfois à des réactions très précises. Par exemple, j’avais une idée de téléfilm auquel je tenais beaucoup, « Drôle d’histoire d’amour » que je décris dans Histoires en l’air (P.O.L, 2008). C’est le récit du coup de foudre entre une femme-médecin de presque cinquante ans et d’un garçon de dix-sept ans qui est en Terminale. Ce qui donne tout son sel à leur histoire, ce sont les réactions de leurs entourages respectifs : pourquoi réagit-on aussi mal aux histoires d’amour entre personnes d’âge très différent ? Qu’est-ce que ça met en jeu ? Qu’est-ce que ça bouscule dans les représentations intérieures de chacun ? 

(L'idée m'était venue en voyant Bob & Roseune minisérie britannique (6 épisodes) épatante de Russell T. Davies, qui a par la suite ressuscité Doctor WhoC'est l'histoire du coup de foudre entre un homme résolument gai et une femme... Je vous la recommande vivement.) 

Eh bien, chaque fois que j’ai raconté l’argument de mon téléfilm à un producteur, il m’a demandé : « Bon… Mais pourquoi n’inversez-vous pas les rôles ? » Et quand je répondais : « Mais enfin, un homme de cinquante ans et une adolescente, c'est Lolita, on a déjà vu ça cent fois, ça n’est pas la même histoire !!! » et je m'entendais dire  : « Oui, c’est vrai, mais telle que vous la décrivez, les chaînes n’en voudront jamais. » Aucun des producteurs ne m'a suggéré d'en faire un film de cinéma. J'imagine que personne n'en aurait voulu non plus... 

En 2009, quand je suis arrivé au Québec, j'ai vu que la cinéaste Sophie Lorain venait de tourner Les Grandes Chaleurs, qui raconte une histoire tout-à-fait similaire. Les Québecois sont bien moins pudibonds (et n'ont pas les mêmes préjugés d'âge et de genre) que les Français. 

Un autre de mes projets – que j’ai par la suite transformé en romans policiers – était la « réinvention », au vingtième siècle, du duo Sherlock Holmes/Watson. Mon Holmes serait juge d’instruction ; mon Watson, médecin légiste. Petite particularité : Holmes serait gai. J’avais des raisons bien précises pour qu’il le soit. A cette évocation, on me répondait invariablement : « Un personnage principal gai ? Les chaînes n’en voudront pas. » Fermez le ban !  


C’était en 2000, bien avant que la BBC ne produise la remarquable Sherlock, diffusée aujourd’hui dans le monde entier. Je n’imagine pas une seconde qu’une production française aurait pu atteindre le même niveau de qualité, mais la télévision hexagonale n’a même pas saisi l’occasion d’être en avance de dix ans sur la BBC. Quoi qu'il en soit, j'en ai fait des personnages d'une série de roman : Touche pas à mes deux seins, Mort in Vitro, Camisoles et Les Invisibles... et j'ai pu écrire ce que je voulais, sans contrôle, ni censure, ni limitation de budget, ni préjugé homophobe. 

Une autre fois, on m’a demandé de travailler à la série qui devait remplacer Docteur Sylvestre. Les producteurs étaient enthousiastes à l’idée que l’auteur de La maladie de Sachs co-écrive une série consacrée à la médecine générale. J’avais, lors d’une première rencontre, déclaré que je serais d’accord pour le faire à condition de pouvoir transposer des histoires vraies et des situations plausibles, car cela me semblait être la condition nécessaire à la qualité d’une fiction. Quelle naïveté ! 

J’ai commencé par suggérer la situation suivante : un jeune médecin fait un remplacement pendant un week-end de garde, dans un cabinet installé au pied d’une tour de douze étages, dans une banlieue « chaude ». L’un des deux ascenseurs est en panne, il y a là des familles immigrées, des personnes âgées, des jeunes gens au chômage... Le jeune médecin arrive le samedi à midi et repart le lundi à huit heures. Entretemps, il lui arrive beaucoup de choses, mais il a gagné le respect des habitants en leur montrant qu’il les respecte, lui aussi - et son remplacement nous a permis de découvrir avec lui des réalités humaines sans faire de la banlieue le ramassis de poncifs qu'on lit dans les journaux. 

On pouvait faire ça en quatre-vingt dix minutes, on n’avait besoin que d’un tout petit nombre de décors, le microcosme nous permettait de parler de la société entière ; bref, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Les producteurs ont secoué la tête : « Les chaînes n’en voudront pas. Trop social. »

Quelques temps après, on m’a soumis la « bible » de la série qui devait succéder à Dr Sylvestre. Le document était bourrée d’erreurs factuelles sur le travail des médecins. J’ai rencontré les deux scénaristes qui l’avaient écrit et qui m’ont déclaré sans honte que le réalisme ne les intéressait pas, qu’ils voulaient avant tout faire passer « des messages ». 

Je leur ai répondu que les scénaristes américains ou britanniques le faisaient très bien en racontant de bonnes histoires inspirées de la réalité… mais que la leur ne tenait pas debout. Pour vous donner un exemple : dans leur épisode pilote, le médecin prescrit des gélules antibiotiques grosses comme des berlingots à une petite fille de six ans. C'est pas très professionnel, alors que n’importe quelle mère de famille sait qu’il existe des formes pédiatriques en sirop ! Puis, quand il découvre que l’enfant n'a pas été « correctement » traitée par la mère, il entre à leur domicile sans y être invité (en brisant la porte-fenêtre) et emporte l’enfant à l’hôpital. Ce qui lui aurait valu dans la réalité d’être poursuivi en justice et frappé d’une interdiction d’exercer. Je leur ai dit : "Il ne peut pas faire ça. Et il serait beaucoup plus intéressant de respecter la réalité et de chercher une solution plausible, moins grossière et moins paresseuse que le faire entrer dans la maison par effraction." 

Ils l'ont très mal pris, ils sont allés protester auprès des producteurs, lesquels ont préféré me remercier. 

Je n’étais pas très surpris. Quand ils m’avaient demandé à quoi, à mon avis, devrait ressembler leur héros (un médecin remplaçant, je le répète), j’avais répondu : « Etant donné l'évolution de la démographie médicale en France, en toute bonne logique, ça devrait être une femme, issue d’une minorité. » Et je leur avais esquissé la scène inaugurale que je rêvais d’écrire : une mère de famille d’un milieu très bourgeois se voit empêchée de sortir dîner parce que sa fille a de la fièvre. Elle appelle le 15, on lui dit qu’on lui envoie quelqu'un. Quand on sonne, elle ouvre et se trouve face à une jeune femme souriante, qui porte un foulard sur la tête. La mère de famille demande, agacée : « Qu’est-ce que vous voulez ? » La jeune femme, sans perdre son sourire, soulève sa sacoche et répond : « Je suis le médecin de garde. » et bang ! on passe au générique. 

Ça aurait pu être le début d’une bonne histoire, je crois. Mais bien évidemment, les producteurs l’ont rejetée avec horreur. « N’y pensez pas ! Et de toute manière, les chaînes n’en voudront pas. » 

C'est pourtant le reflet d'une réalité qui s'approche : dans les amphithéâtres où je faisais des conférences sur la médecine générale, beaucoup d'étudiantes portaient un foulard. Ce n'est pas ça qui les empêchera d'être de bons médecins. Et à la télévision américaine ou canadienne, ce type de personnage ne fait fuir personne. 

Mais en France, quand certaines histoires sont éliminées d’emblée, au simple motif que « les chaînes n’en voudront pas », on est en droit de s’interroger sur les processus créatifs desdites chaînes et des maisons de production qui leur proposent des fictions. Et aussi sur les goûts et qualités des directeurs de la fiction. 

Ce qui me rappelle une autre anecdote, que m’a racontée Maurice Frydland, cinéaste de télévision chevronné, à qui on doit des joyaux comme Le Mystérieux Docteur Cornélius et certains des meilleurs épisodes de Nestor Burma. Un jour, il se présente avec son producteur et son scénariste devant la responsable de la fiction de la chaîne, qui venait de recevoir le scénario d’un Burma, justement. La dite (ir)responsable de la fiction, qui manifestement ne savait pas lire, se met à rayer devant eux, d’un trait de plume négligent, les scènes qu’elle trouve inutiles. D’abord stupéfait, Maurice finit par rompre le silence : « Je pense qu’à présent il est vraiment inutile de tourner le téléfilm : vous venez de supprimer la scène où Burma démasque l’assassin. »  

Ce mépris pour les histoires bien écrites – et pour leurs auteurs – est ancien, il remonte au milieu des années 80 (cession de TF1) ; il affecte toutes les chaînes, et presque tous les scénaristes français en souffrent - mis à part ceux qui ont pignon sur rue et sont dans les petits papiers des chaînes. Ces happy few produisent des fictions "de prestige" qui n'ont ni queue ni tête. Mais ils gagnent très bien leur vie... Ceux qui ont des idées courageuses, en revanche, tirent la langue et ne trouvent pas de boulot, sauf coup de chance plutôt rare. 

Or, tout bon scénariste, tout bon lecteur, tout bon spectateur le sait : il n’y a pas de bonne histoire sans conflit et les scénarios originaux et audacieux sont inévitablement provocateurs : ils remettent en cause les perceptions, les préjugés, l’ordre établi ; ils dénoncent la corruption des puissants, les injustices, les scandales à grande échelle. C’est ce qu’on admire dans les fictions américaines ou britanniques, en se délectant de la critique sociale, politique ou institutionnelle dont elles sont capables. 

Mais pas question que les fictions françaises fassent la même chose ! En France, dans les séries télé, on ne sait jamais qui est le président de la République car le monde réel n'existe pas. Aux Etats-Unis, dans The Good Wife, le cabinet d'avocats est écouté par la NSA, les partis politiques corrompus font capoter l'élection d'une candidate intègre, et le gouverneur de l'Illinois est candidat à l'institution du Parti Démocrate contre Hillary Clinton ! Tout sonne vrai parce que tout est ancré dans la réalité ! 

Au fil de ces expériences décevantes, et au gré de mon travail de critique télé à TéléCableSatellite Hebdo entre 1997 et 2004, j’ai fini par conclure avec beaucoup de tristesse qu'il n’est, dans l'immense majorité des cas, pas possible de porter à l'écran des scénarios audacieux à la télévision française : tout est censuré avant même d’avoir été écrit. Au début des années 2000, je disais volontiers que la fiction télévisée française était à peu près aussi révolutionnaire que la peinture soviétique des années Trente... Je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup changé.  

J’aurais aimé écrire au moins un téléfilm ou une série mais au vu des quelques expériences que je viens de décrire, je n’aurais pas pu le faire sans bras-de-fer et luttes de pouvoir. Et je n'aime ni les luttes de pouvoir, ni les ronds-de-jambes. 

Un jour, j'ai fait pour France Inter une chronique incendiaire au sujet de la suppression d'Age Sensibleune très bonne série, drôle, intelligente et engagée. Elle était consacrée à des étudiants vivant ensemble en cité universitaire. Elle aurait dû être diffusée à 18.30 ou 19.00 mais France 2 l'avait programmée dans l'après midi, entre les pubs pour assurances-obsèques et les spots pour caisses de retraite. Inutile de dire qu'elle ne faisait pas grande audience. Je ne me suis pas gêné pour dire à quel point je trouvais stupide cette programmation qui me faisait penser à des obsèques à la fosse commune. 

Le soir même, un producteur de télé très influent qui était en train de négocier (sans m'avoir prévenu, c'est dire le professionnalisme de l'individu) les droits d'adaptation d'un de mes romans policiers m'a appelé, furax, pour me reprocher d'avoir fait capoter son plan ! Je l'ai envoyé paître, en lui disant que même si j'avais été au courant, je n'aurais pas ménagé la chaîne en question. Alors, tout compte fait, je ne sais pas s'il est si surprenant que je n'aie jamais écrit de série télé... 

Au fil des années, les "invitations" de producteurs se sont faites plus rares : comme je m'exprimais sans ambage dans les journaux ou à la radio sur la pauvreté de leurs fictions, les chaînes ne voulaient pas entendre parler de moi. 

La dernière fois que j'ai été contacté pour un projet télévisé, c'est par une maison de production qui avait pris auprès de P.O.L une option sur les droits d'adaptation de mon roman Le Choeur des femmes, dans le but d'en faire une minisérie. Le projet était très sérieux : ils avaient le réalisateur, les scénaristes, de l'enthousiasme et la ferme volonté de la tourner. Il ne manquait plus qu'une chose : une chaîne pour la diffuser. 
C'était en 2009 ou 2010, je crois. Depuis, pas de nouvelles. 

MW 

lundi 26 octobre 2015

Le métier d'écrivant (36) - Roman et intentions politiques - par Mar(c)tin

La plupart de vos romans ont des aspects politiques (ou, plus généralement, comprennent des commentaires, sur la médecine, les rapports homme-femme, les rapports de domination, les rapports sociaux). Est-ce que vous vous dites, au moment de vous lancer: voilà, telle ou telle question est une question politique importante, et je voudrais l'aborder spécifiquement ?  Ou est-ce que vous vous dites: je me lance dans mon histoire et, me connaissant, les observations politiques "remonteront" spontanément à la surface, au cours du récit? En gros, quelle est la part d'intentionnalité dans votre intervention politique?

(Dave Feng - question posée en... 2010 ! ) 



Je commence toujours par l'histoire. J'ai envie de raconter de bonnes histoires. J'ai entendu John Ford et Jean Gabin faire la même réponse à des gens qui leur demandaient ce qu'il fallait pour faire un bon film. 
Ils répondaient tous les deux "Il faut trois choses : 1° une bonne histoire, 2° une bonne histoire et 3° une bonne histoire".

J'ai des ambitions littéraires démesurées, comme tous les écrivants, mais en pratique, j'essaie déjà de raconter des histoires intéressantes - j'entends : surprenantes, imprévisibles par le lecteur, marrantes, avec des rebondissements, etc. Bref : des histoires que je ne vais pas m'ennuyer à écrire, car j'aurais horreur de m'ennuyer à les lire ! 

Alors c'est la narration qui doit primer, pas le "message politique", qui est toujours encombrant si on essaie de construire l'histoire autour. Et je pense que ma manière de voir le monde conditionne le type d'histoire que j'ai envie d'écrire de même que ça conditionne le type de films ou de livres que je choisis. (Il en va de même pour vous...) 

Alors, même si je peux me mettre dans la manière de penser d'un personnage que je considère comme « négatif », je ne peux pas vraiment défendre des idées auxquelles je n'adhère pas. Je suis donc à peu près sûr que, sauf mauvaise interprétation - et encore ! - mes "valeurs" (politiques, personnelles, émotionnelles, sexuelles, que sais-je ?) vont se manifester et "sortir" à l'écriture... Vu la manière dont mes livres sont reçus depuis 20 ans, je suis à peu près sûr que c'est le cas : même La Vacation, qui est un roman plutôt sombre sur le travail de Bruno Sachs dans un service d'IVG n'a pas été repris comme flambeau par les anti-avortements... C'est donc que ma position à ce sujet est très claire...

C'est d'ailleurs pour la même raison, je crois, que lorsqu'on pose cette question aux scénaristes de films ou de séries - "Quel message vouliez-vous faire passer ?" - ils ouvrent de grands yeux. Ils ne veulent pas faire passer de message à priori. Ils veulent raconter une bonne histoire. Et comme il l'écrivent avec ce qu'ils, cette histoire, leurs valeurs vont inévitablement y apparaître  !!! 

Je ne me pose pas vraiment la question du "politique" quand j'écris. Je sais que sous une forme ou sous une autre, à l'occasion de telle ou telle situation ou de telle ou telle scène, ça dira quelque chose de "politique". Parce que j’ai des idées très précises et j’écris pour les défendre

Quand, dans Le Choeur des femmes, Karma fait monter Djinn (tout habillée) sur la table de gynéco pour lui montrer ce que ça peut avoir de menaçant et d'humiliant, la plupart des lectrices le savent, bien sûr, je ne leur apprend rien. Mais ça fout Djinn en colère et, comme elle représente les femmes prises dans et par le machisme médical et qu'elle est tiraillée entre ce machisme professionnel et sa féminité, elle veut comprendre où il veut en venir... et Karma lui répond que faire écarter les cuisses aux femmes, c'est pas du tout obligatoire. On peut les examiner, leur poser un DIU, leur faire un frottis ou les faire accoucher sur le côté. C'est un fait médical simple, mais c'est politique aussi, je pense. 

Alors, bien sûr, ça a frappé beaucoup de lecteurs/trices, cette scène - et ses prolongements plus tard, dans l'attitude de Djinn avec Céline, sa "protégée", puis dans le texte/manifeste militant qu'elle écrit un soir de colère - et c'est cette prise de conscience qui me permet de dire, par sa voix, que l'humiliation n'est pas indispensable pour soigner. Et qu’on peut toujours soigner sans humilier. J'aurais pu le dire en deux phrases, comme ici, mais est-ce que les lecteurs et lectrices l'auraient « absorbé » de la même manière ? Je ne crois pas. Je pense qu'on intègre mieux une pensée quand on l'a vécue émotionnellement, et le roman est le meilleur substitut à l'expérience vécue, parce qu'il transmet des émotions sans nous imposer l'expérience physique. 

Au moment de l'écriture j'ai eu envie d'écrire la scène comme ça, sans me poser la question de savoir ce qu'elle signifiait. Et pour tout vous dire, je ne l'analyse qu'aujourd'hui, en écrivant ceci. Parce que fondamentalement, je voulais faire "une bonne scène", et je crois que, narrativement parlant, ça l'était. Message ou pas message. Et ça prenait le contrepied de ce qui se fait le plus souvent dans la réalité : des histoires de médecins chefs qui couchent avec leurs étudiant(e)s, il y en a des flopées dans les hôpitaux français (et dans les séries télé) mais je ne crois pas avoir jamais vu ou lu une scène dans laquelle un médecin fait allonger un de ses internes sur une table de gynéco pour lui montrer à quel point ça peut être humiliant d'obliger les patientes à le faire !

En un sens, c'est une scène qui parle à la fois du respect dans la relation de soin, et du respect dans la relation d’attachement, puisque la scène de la table se reproduit à la fin du roman, en écho à la première scène, en montrant le chemin parcouru par les deux personnages  : Djinn va volontairement voir Karma en consultation car elle lui fait confiance, mais, quand elle monte sur la table, ça ne se passe pas comme elle s'y attend, car à son contact, il a décidé d’aller plus loin que ses propres discours.

En fait, en écrivant ça, je me rends compte à quel point je suis vieux-jeu : je n'ai pas abandonné l'idée des années 60 selon laquelle le sexe, c'est éminemment politique.

Dans le même ordre d’idée, il y a des scènes de sexe ou des scènes d'amour dans mes romans, mais elles ont toujours une fonction dans la narration, ce n'est pas comme la plupart des scènes de sexe dans les films... Dans Les Trois médecins, Bruno écrit une nouvelle pornographique qui raconte comment une visiteuse médicale va (littéralement, mais métaphoriquement aussi) baiser un grand patron dans son bureau. Il la fait lire au "comité de lecture" de sa revue d'étudiants et ça fait des remous (ça se passe au milieu des années 70, à l'époque du féminisme militant). Certains de ses camarades trouvent le texte sexiste, d'autres disent que c'est un texte "à la Georges Bataille" qui parle de l'aliénation d'une femme servant les intérêts de l'industrie en vendant son corps pour tenir un médecin par la queue. D'autres haussent les épaules : "Ouais, le Bruno, il a juste voulu nous en foutre plein la vue..." Bref, le texte est discuté à l'intérieur du roman.

En fait, j'avais écrit la nouvelle bien avant de me lancer dans l'écriture du roman, mais je ne l'avais jamais publiée. Je ne voyais pas très bien quoi faire de cette nouvelle "toute nue". Si je la publiais seule, c'était la description d'une séance de sexe entre une quasi-prostituée et un type important dans son bureau. La chute résidait dans le fait qu'à la fin, on comprenait que c'était une visiteuse médicale. C'était une métaphore de la profession de VM, mais ça pouvait être ressenti comme insultant par des femmes qui font cette profession pour gagner leur vie - et par les prostituées. Or je ne voulais insulter personne. Donc, ce texte publié seul ne prouvait rien, sinon que je savais écrire des textes pornographiques. 

Mais quand j'ai eu l'idée de l'insérer à l'intérieur du roman, dans un contexte particulier, ça devenait un texte qui permettait plusieurs niveaux de lecture. Après le chapitre où la nouvelle est retranscrite, son analyse par les personnages avait plusieurs fonctions : idéologique (les manipulations du corps (!) médical par l'industrie et l'aliénation des femmes qui sont utilisées par l'industrie à leur insu), narrative (ça dit quelque chose sur Bruno-l'écrivain-en-herbe et sur ses camarades), historique (ça rend compte du type de débat qu'on avait à l'époque, avec une pointe d'ironie), esthétique (je voulais effectivement voir si – et montrer que – je pouvais écrire un texte pornographique) et autocritique (je soulignais qu'il était impossible de dire si Bruno avait écrit le texte avec une intention politique ou simplement avec l'envie de me faire plaisir et de choquer par la même occasion...). 


À l'opposé, il y a des scènes toutes simples qui donnent lieu à de parfaits malentendus... Dans Mort in vitro, à un moment donné, il y a une fête à la préfecture de Tourmens. Charly Lhombre, l'un des deux personnages principaux, qui a été invité à la fête mais s'y rend un peu contraint et forcé car il a horreur des pince-fesses, ouvre une porte et se trouve face à une scène de partouze. Un présentateur de reality-shows et un gynécologue marron sont en train de s'envoyer en l'air sur un canapé dans des postures invraisemblables avec deux femmes, sous le regard du grand patron d'une multinationale du médicament qui les reluque, un scotch à la main, assis sagement dans un fauteuil Empire.

Quand Charly voit ça, ça le fait marrer, il referme la porte sans bruit et il passe à autre chose (parce qu'il s'en fout).

Contrairement à la nouvelle de Brunoqui occupe plusieurs pages des Trois médecins, la scène de partouze prend dix lignes dans Mort in vitro, mais quand une classe de lycée a lu ça, les élèves m'ont demandé pourquoi j'avais mis dans un roman une scène de "porno" qui (de leur point de vue) ne servait à rien. Et je leur ai expliqué que la scène (ou plutôt le tableau, car c'est une sorte de scène "gelée") en question était une métaphore : "Médecine et Médias forniquant ensemble sous les yeux de l'Industrie et les ors de la République". Evidemment, ils n'avaient pas vu ça, mais personne ne peut le leur reprocher, c'était un clin d'oeil ironique, et une manière détournée de faire un political statement sans avoir besoin de... m'étendre. (Haha.) Eux, et c'est bien naturel, ils avaient tout bonnement vu une scène de sexe. Ca ne m'a pas gêné : encore une fois, ça ne prend que dix lignes du texte, ça peut donc être oublié très vite.

En revanche, un des premiers lecteurs du manuscrit de Mort in vitro m'a appelé, très en colère, en me disant "Je ne comprends pas pourquoi tu dis que les partouzes, c'est vraiment que pour les riches et les pourris !!! C'est vraiment un sale préjugé !!!"

Et ça, ça m'a fait beaucoup rire, parce que lui non plus n'avait pas vu la métaphore. Il avait vu une sorte d'amalgame entre le sexe de groupe et les puissants... alors que ce que les gens font de leur sexualité, c'est leur affaire, à mon avis, et tant que tout le monde est consentant et personne n'est brutalisé ou utilisé, je n'ai rien à en dire et pas de jugement à porter. Ce qui m'intéressait dans ce "tableau", c'est l'incongruité du lieu et les personnages qui le composent. Pas la sexualité de groupe !

Et parfois, comme dans En souvenir d'André, je décide d'écrire un roman sur la perte, et ça passe (pas tout à fait à mon corps défendant, mais sans que ce soit le but) par un récit autour de la mort médicalement assistée et de la liberté de choisir sa fin... 

Tout ça pour dire que l'intention politique est là, sous une forme démonstrative ou légère, mais qu'on ne la voit pas toujours pour ce qu'elle est - et qu'elle n'est jamais le point de départ d'une fiction. 

Car, quand j'ai vraiment envie d'aborder de front une question politique qui me paraît importante, j'écris un texte politique, un manifeste, un pamphlet et non une fiction. C'est cela la beauté de l'écriture : on peut faire ce qu'on veut. La fiction, pour moi (et je ne parle que pour moi), sert à réexplorer la confusion des sentiments éprouvés pendant les expériences de la vie. Mais ça n'est pas la seule forme possible pour faire cette réexploration. Pendant quelques années, je me suis mis aussi à écrire des poèmes et des chansons (en anglais, le plus souvent) pour exprimer mes sentiments à l'occasion d'expériences très intimes. 


Bref, je pourrais dire que ce qui me pousse vers une forme plutôt qu'une autre, c'est mon humeur, plutôt que le "sujet que j'ai envie de traiter". Quand je suis ému et triste, j'écris des poèmes. Quand j'ai envie de transmettre, j'écris des romans de formation. Quand je suis perplexe, j'écris des romans d'énigme. Quand je suis d'humeur chevaleresque, j'écris un roman épique. Et quand je suis en pétard, j'écris un coup de gueule de douze pages, avec trois tonnes d'exemples, et je le poste sur mon site !!! 

Mar(c)tin 


lundi 21 septembre 2015

Déclaration d'intention

Il y a quinze jours, après avoir terminé la lecture d'Abraham et fils, le roman que je viens d'achever, Paul Otchakovsky-Laurens, mon éditeur, m'a demandé d'écrire une "déclaration d'intention". C'est le texte que l'on glisse dans les volumes envoyés en "service de presse" aux libraires et aux journalistes susceptibles de lire le livre, de l'apprécier et d'en parler. (Il faudra qu'un de ces jours je parle du service de presse. C'est un moment croustillant dans la vie d'un livre et de celui qui l'a commis.) 

Voici une version un peu remaniée de ce texte, qui peut intéresser aussi d'éventuels lecteurs. Enfin, j'espère.

***


Abraham et fils – au commencement d’un cycle romanesque


Un jour du printemps 1963, une Dauphine jaune se gare devant le monument aux morts, sur la grand-place de Tilliers, petite ville de la Beauce.

Elle transporte Abraham Farkas, médecin rapatrié âgé proche de la cinquantaine et son fils Franz, âgé de neuf ans et demi. Abraham n’a qu’une seule préoccupation : son fils. Franz en a deux : son père et les livres. Leur vie a été brisée un an plus tôt par un « accident » qui a laissé Franz amnésique et dont Abraham ne lui parle jamais. 

Ils s’installent rue des Crocus, dans la grande maison où Abraham va se remettre à travailler. Ils vont devoir apprendre a vivre avec le reste du monde et à lui faire face, ensemble et séparément. Pour Abraham, qui n’est pas aussi monolithique que son fils le pense, la situation est simple : soigner est son métier, et il va l’exercer à Tilliers comme il le faisait à Alger. Quant à Franz, il n’est pas aussi fragile que son père le croit.

***

Comment voit-on le monde quand on n’a que son père comme repère ? Comment comprend-on les sous-entendus des uns, les agressions des autres ? Comment fait-on la différence entre le bien et le mal ? Et comment grandit-on quand on a oublié qui on est, et quand la seule personne qui le sait reste parfois muette ? À défaut de pouvoir explorer les recoins de sa mémoire, Franz se met à explorer la grande maison et la petite ville qui constituent désormais leur univers. 

À travers deux récits entrecroisés – les souvenirs de Franz et ceux d’un narrateur mystérieux et presque omniscient –, ce roman décrit une relation filiale singulière. C’est aussi une réexploration de la France au début des années soixante à travers les yeux et les oreilles d’un garçon de dix ans qui découvre tout en même temps la cruauté de la vie, les pièges de la mémoire, les secrets enfouis par l’histoire avec sa grande hache, les surprises de l’amour et les forces qui animent notre imaginaire.

***

Abraham et fils est le premier volet d’une suite romanesque, qui devrait (si je mène le projet à terme) s'intituler Les voies des hommes et devrait (mais ça peut changer) compter quatre volumes. 

Après avoir consacré de nombreux romans aux relations entre patients et soignants, j’ai eu envie de parler des relations qui nous lient à nos proches, à nos amis, à tous les humains que nous croisons – ces relations sur lesquelles l’histoire individuelle et collective, la géographie, les circonstances sociales et politiques, l’imprégnation culturelle, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, l’image de soi et le regard des autres exercent une influence tantôt marquante, tantôt inaperçue.

J’ai aussi toujours voulu savoir comment se construit un individu, et rêvé de suivre chaque étape de sa formation, de son éducation, de son imprégnation culturelle et morale, entre l’enfance et l’âge adulte.

Enfin, comme beaucoup d’entre nous, j’aurais aimé pouvoir me retourner afin d’examiner comment le monde alentour a modelé ma vie et celle de mes proches, et de poser une nouvelle fois les questions qui continuent, longtemps après, à nous tarauder. Pourquoi dit-on un mot plutôt qu'un autre ? Pourquoi fait-on tel geste ou se retient-on ? Pourquoi prend-on telle route plutôt que la tangente ? Pourquoi, un petit matin, choisit-on de se geler près du feu qui s'éteint au lieu d’aller, nom d'un petit bonhomme, se réchauffer entre les bras qui nous attendent dans la grange ?

On aimerait pouvoir repartir en arrière et trouver les réponses, mais ce n’est pas possible.

Sauf par la fiction.

Alors, dans ce roman et les suivants, j’installerai des personnages imaginaires sur les lieux où j’ai vécu entre 1963 et 1989 pour les plonger dans les événements sociaux, culturels et politiques de cette période. Et je leur confierai le soin d’explorer à leur tour et par d’autres détours une partie limitée, mais signifiante, de ce labyrinthe changeant qu’est la vie. 

MW