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dimanche 2 février 2014

Le métier d'écrivant (14) - Le succès et ses conséquences positives

Quelles ont été pour vous, en tant qu’auteur, les conséquences du succès de La Maladie… ?

D’abord, j'ai conscience, j’insiste sur ce point, d’avoir bénéficié de circonstances heureuses, et si le succès m'a rendu brusquement "visible", je n’en tire aucune fierté et aucune conclusion sur la « qualité » de mon travail. J’ai eu de la chance. Beaucoup d’auteurs P.O.L de la première heure sont connus et apprécié par des lecteurs fidèles sans avoir eu pareil succès. Ils ne sont pas invités aux émissions de radio, on ne leur demande pas à tout bout de champ leur avis sur tout et sur rien, mais ils mènent leur barque solidement. Bien entendu, le succès public d’un ou plusieurs livres fait du bien à tous les écrivants, mais il n’est ni nécessaire ni suffisant pour écrire et publier des livres.

Le succès de La Maladie… m’a bien sûr donné brusquement une visibilité et une crédibilité très importantes, pas seulement en tant qu’auteur, mais aussi en tant que médecin militant. Le roman a rencontré un écho important au-delà du public habituel des livres publiés par P.O.L. Daniel Pennac m’a raconté qu’un critique parisien (il ne l’a pas nommé) lui avait dit : « Je ne comprends pas qu’autant de gens lisent un livre aussi difficile », ce qui indique l’ampleur du malentendu et des préjugés qu’on peut avoir, parmi les élites auto-proclamées, sur ce que « les gens » aiment et/ou sont capables de lire. Pour ma part, je pense qu’on lit un livre parce qu’il nous touche, d’une manière ou d’une autre, même s’il est publié par un éditeur de littérature dite « expérimentale ». Si à l’âge adulte je n’avais lu que les livres que j’étais habitué à lire enfant et adolescent, je n’aurais lu ni Perec, ni Doubrovsky, ni Flaubert, ni Marie Darrieussecq, ni René Belletto.

A certains égards, La Maladie… est un roman  « expérimental ». Mais je ne l’ai pas pensé comme tel, je l’ai écrit comme il est pour servir ce que je voulais raconter, et qui était au fond très simple. Le propos du roman, c’est la relation entre un médecin et les patients d’un canton, mais aussi les relations collectives de ces personnages. C’est ce contenu qui a permis à beaucoup de lecteur de dépasser les soixante premières pages – de l’avis de beaucoup, il faut ça pour « entrer dedans » - et de lire le roman jusqu’au bout.
(Je crois que c’est de cela que je suis le plus fier : d’avoir réussi à intéresser des lecteurs à un livre qu’ils n’auraient probablement pas remarqué dans les librairies s’ils n’en avaient pas entendu parler auparavant, et qui l’auraient probablement reposé après avoir lu les cinq premières lignes s’ils étaient tombé dessus par hasard.)

Comme le propos du livre est centré sur la relation de soin et comme la santé est un sujet de premier plan, le succès du roman a attiré l’attention des journalistes. On s’est mis à m’interroger à chaque occasion, et j’ai saisi l’occasion pour faire entendre ce que j’avais à dire sur les insuffisances du corps médical français dans les domaines que je connaissais le mieux. Je n’ai pas la langue dans ma poche, je suis un « bon client » pour les mass média, alors les journalistes ne se sont pas privés de me tendre leur micro. J’ai donc eu une occasion inattendue d’exprimer en public un certain nombre d’idées que je défendais depuis que j’étais étudiant en médecine… ce qui m’a valu la sympathie et le soutien de beaucoup de lecteurs et d’associations de patients mais aussi de beaucoup de médecins généralistes, d’étudiants, d’infirmières, de sages-femmes, d’orthophonistes qui se retrouvaient dans la conception de la relation de soin que défend le roman.

Le succès m’a permis de prendre la parole, et je l’ai prise en tant que militant des idées que je défends. Mais c’était la suite logique de mon travail d’écrivant, je n’ai jamais vu les deux activités comme étant distinctes. J’écris comme je soigne : pour que mes semblables souffrent moins. Si je peux aussi parler dans le poste à cet effet, je ne m’en prive pas.

En même temps que mon statut d’écrivant, le succès a donc considérablement changé mon statut de militant. Mais pas mon attitude, qui était déjà bien établie. Je ne brigue aucun poste officiel, aucune charge, aucun titre, mais chaque fois qu’on me propose de prendre la parole pour défendre une idée qui me tient à coeur, je la prends. Il y a beaucoup de gens qui aspirent à ou défendent les mêmes idées sur le soin et les relations médecins-patients, mais peu ont la chance de pouvoir se faire entendre. Même si je parle en mon nom propre, je sais qu’un certain nombre de gens sont heureux de m’entendre dire tout haut ce qu’ils n’ont pas la liberté ou l’occasion de dire eux aussi. Alors, je ne joue pas les auteurs « qui ne se mêlent pas de politique », je mets les pieds dans le plat et je ne me censure pas sous prétexte qu’on pourrait me museler, ce serait idiot. Et indécent pour ceux qui n’ont pas la même chance. Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais tant que ça dure...

Est-ce que le succès a changé quelque chose à votre écriture ?

Certainement, mais je ne saurais pas énumérer tout ce que ça a changé.
Evidemment, un succès pareil, alors que je n’étais pas du tout sûr d’intéresser qui que ce soit, m’a libéré et encouragé à écrire ce que je veux, comme je veux. C’est ce que j’avais fait pour mes deux premiers romans, et je n’avais pas l’intention de changer de genre, de style ou de thèmes, mais un succès pareil laissait entendre que la manière dont je traite ces thèmes était digne de l’intérêt des lecteurs.

Alors, bien sûr, ça m’a incité à écrire d’autres livres abordant la question de la relation de soins et de l’attitude des médecins, des romans et des essais. J’avais désormais la preuve que ça n’était pas seulement important pour moi.
Cela dit, ça ne m’a pas incité à me cantonner à un genre : juste après La Maladie de Sachs, je me suis mis en tête d’écrire le manuel sur la contraception dont je parlais depuis dix ans. Ca me paraissait plus urgent qu’écrire un autre roman.

Dans les années qui ont suivi La Maladie… j’ai pleinement profité de l’occasion qui m’a été donnée d’écrire des livres très variés, très différents – et j’en ai publié beaucoup. Aujourd’hui, je pense qu’il y avait à cette frénésie une raison « officielle » et – comme toujours – une raison inconsciente. La raison avouée – et réelle – est que j’avais envie de m’essayer à des formes diverses – le roman policier, les récits autobiographiques, les nouvelles fantastiques ou de SF, le conte, l’essai critique, la pièce radiophonique – et d’étendre mon registre d’écriture. La seconde raison, inconsciente, et que je commence seulement à cerner aujourd’hui, c’est que je redoutais l’accueil d’un roman ultérieur. Le succès de La Maladie… était-il un « malentendu », comme je l’avais entendu dire ? J’avais passé cinq ans à écrire un roman par petits morceaux, entre deux boulots alimentaires. A présent, j’avais le temps de m’asseoir et de ne faire que ça. La pression était très grande, d’autant plus grande que le grand roman sur les études de médecine que je voulais écrire après La Maladie… me tenait profondément à cœur. Je ne voulais pas risquer de le rater.

Tout écrivant confronté à un succès important et inattendu est pris dans le même questionnement, je crois : la valorisation est si grande et si imprévue qu’il redoute, au livre suivant, de se décevoir lui-même et de décevoir ceux qui l’ont valorisé. La crainte d’être perçu comme un imposteur est proportionnelle aux gratifications reçues. J’ai de la chance : je n’avais pas seulement envie d’écrire des romans sur la relation de soin et le monde médical. En publiant d’autres livres, j’ai évité dans une certaine mesure de m’exposer trop vite. A la sortie des Trois Médecins, six ans plus tard, l’eau avait coulé sous les ponts. Je ne savais pas quel serait son public, mais je ne l’avais pas écrit en me demandant comment on l’attendait, je l’avais écrit comme je le désirais.

Et je pense que l’écriture des Trois Médecins, que je tenais à écrire bien avant de me mettre à La Maladie…, a moins bénéficié du succès de 1998 que de toutes les expériences faites par la suite. Mon « militantisme », mon sentiment de révolte contre l’arbitraire du discours médical dominant y est plus manifeste encore. J’écrivais en souvenir de mes camarades des années soixante-dix et à l’intention des étudiants du vingt-et-unième siècle, je visais un public très petit, au fond, et une fois encore j’ai eu la surprise de voir qu’il touchait un grand nombre de lecteurs. Je n’aurais probablement pas osé l’écrire de la même manière si j’avais eu comme injonction de toucher de nouveau le public du Livre Inter 1998 !  


Pour en revenir à La Maladie… Comment vos anciens patients ont-ils réagi ? Est-ce que ça a changé vos relations avec les patients que vous avez vus par la suite ?

Parmi mes patients de médecine générale, certains auraient pu penser « se reconnaître » malgré toutes les précautions que j’ai prises pour que les personnages ne désignent personne en particulier, mais personne ne m’a contacté pour me faire des reproches… Très peu d’anciens patients de mon activité de médecin de campagne y ont fait directement allusion ; pour la plupart, ils ou elles l’ont fait au cours de rencontres – au salon du livre du Mans, où je vivais – ou par courriel, pour me féliciter ou me dire qu’ils avaient aimé le livre. Par la suite, je ne me suis pas vraiment caché – à partir de La Maladie de Sachs, j’aurais eu du mal à le faire – mais j’ai toujours bien séparé mes deux activités de praticien au centre de planification et d’auteur. J’avais une activité médicale très délimitée et je n’en faisais pas la publicité car je n’ai jamais eu pour objectif d’accroître ma clientèle médicale ou d’attirer de nouvelles patientes avec ma notoriété. Si je l’avais fait, j’aurais eu des consultations plus lourdes, de moins bonnes conditions de travail et tous - les patientes, l’équipe et moi, nous en aurions pâti.

C’est surtout à partir de Contraceptions mode d’emploi (2001), puis après la chronique sur France Inter en 2002 et la mise en ligne de mon site en 2003 que j’ai vu mon activité médicale augmenter – et surtout par correspondance. Pendant sept ans, je me suis efforcé de répondre aussi clairement et complètement que possible aux nombreuses questions qu’on m’envoyait par courriel. Il m’est arrivé à de nombreuses reprises de recevoir des courriels de patientes me demandant où j’exerçais, et si je voulais bien les recevoir. Le plus souvent, je cherchais plutôt à les mettre en contact avec des soignants de leur région, car je trouvais insupportable de leur faire parcourir des centaines de kilomètres pour me voir, moi, comme si j’étais le seul praticien qui pouvait les soigner. Je leur expliquais que des praticiens bienveillants, il y en a partout. Que ce qui me différenciait d’eux, c’est seulement que j’avais la possibilité de me faire entendre. Ca ne me rendait pas plus compétent.

Comment le corps médical a-t-il perçu le succès de votre roman ?

Diversement, selon le… sous-groupe concerné. Le corps médical est très hétérogène. 


En général, parmi les praticiens « de terrain », le roman a été en général très bien reçu, parfois après un premier moment d’agacement assez compréhensible. Si, alors que j’étais encore médecin de campagne, j’avais entendu parler d’un roman-à-succès-écrit-par-un-généraliste j’aurais probablement été très circonspect, très méfiant et probablement très jaloux – tout comme je l’avais été en découvrant Contre-visite, le beau livre de Marie Didier, deux ans avant de publier La Vacation (après l'avoir lu, je n'étais plus jaloux, mais émerveillé et plein d'énergie)

Si j'avais été mis face à ce pavé écrit par un généraliste, je me serais demandé : « Qui c’est, ce type ? De quel droit parle-t-il de mon métier ? Qu’est-ce qu’il y connaît ? Comment se fait-il qu’il ait un succès pareil ? » D’ailleurs, beaucoup de médecins m’ont dit : « J’ai pas pu le lire, ça m’a énervé, au bout de dix pages j’avais l’impression de retourner au boulot. » C’était un grand compliment, au fond. Mais je comprends leur énervement... 

Au fil des mois qui ont suivi la sortie du livre, j'ai rencontré beaucoup de généralistes qui avaient adoré le livre (mais des spécialistes aussi, quand même...). Certains m’ont fait part de leur gratitude en disant que j’avais écrit le roman qu’ils auraient voulu écrire ; d’autres m’ont demandé « Comment as-tu fait pour parler de mes patients ? » Beaucoup étaient heureux que des lecteurs leur disent : « Maintenant, Docteur, je sais que vous faites un boulot difficile, et je comprends pourquoi vous êtes fatigué. » Ils étaient gratifiés que des non-médecins trouvent leur boulot passionnant, alors qu’ils n’avaient jamais l’occasion d’en parler. Les gens lisaient La Maladie… dans la salle d’attente et puis entraient dans le bureau de leur médecin le livre à la main, et découvraient que lui aussi était en train de le lire ! Une lectrice m’a raconté qu’elle avait voulu en offrir un exemplaire à son généraliste, mais qu’il lui avait répondu en souriant « C’est gentil mais j’en ai déjà sept. » Le livre a servi de passerelle, de lieu commun à beaucoup de lecteurs et de lectrices. 

Le roman a été aussi très bien accueilli par les autres professionnel.le.s de santé : les infirmiers et infirmières de nombreux pays francophones : j’ai été invité à parler en Suisse, en Belgique, au Québec et dans le reste du Canada, aussi bien qu’en France.

Dans les facultés de médecine française, l’accueil a été plus mitigé mais j’ai été invité par des enseignants, le plus souvent généralistes mais pas seulement, dans plusieurs villes de France, en particulier à Clermont-Ferrand, à Brest, à Caen, à Lyon, mais aussi par des étudiants en médecine à Rennes, à Tours, à Strasbourg…

Au cours des années écoulées j’ai reçu de nombreux messages de jeunes médecins qui ont ponctué leurs études en lisant La Maladie…, Les Trois Médecins et Le Chœur des femmes. Et je reçois des courriels similaires de soignants de toutes les professions, mais aussi d’enseignants, et de lecteurs et lectrices de tous les âges et de tous les horizons. Mes romans renforcent leurs intuitions, et les encouragent dans leur travail ou dans leur exigence d’une relation de soin sans rapport de force. Quand j’étais étudiant, je voulais changer le monde. Ce n’est pas possible, mais avec mes romans, je peux stimuler beaucoup de gens, et c’est le succès de La Maladie… qui m’en a fait prendre conscience. C’est un sentiment extraordinaire.

Une autre conséquence du succès de La Maladie… a été de recevoir beaucoup de propositions. Non seulement des livres mais aussi des conférences, des rencontres, des articles. Ça aussi, évidemment, c’est très gratifiant. Ça m’a beaucoup occupé. Sans doute trop. Cette conséquence-là du succès – les sollicitations multiples – a eu aussi des effets négatifs sur ma vie personnelle et professionnelle.


Est-ce que vous pouvez nous parler de ces effets négatifs ?

(A suivre)