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lundi 6 janvier 2014

Le métier d'écrivant (8) - Marraine, Parrain

"Marraine, Parrain" Claude Pujade-Renaud, Daniel Zimmermann et "Nouvelles Nouvelles"


Dans quelles circonstances avez-vous publié vos premiers textes de fiction ?

Pendant mes études de médecine, je me suis mis à lire de la littérature française. J’avais lu peu d'auteurs francophones dans mon adolescence, surtout des auteurs atypiques (Robert Merle, Boris Vian, Maurice Leblanc, Jules Verne, Henri Vernes, Stanislas-André Steeman) et beaucoup d’auteurs anglo-saxons, qui m’avaient appris à construire des histoires, mais j’avais besoin de nouveau de trouver des modèles chez des auteurs qui écrivaient dans ma langue. Je me suis mis à lire Butor, Robbe-Grillet, les livres publiés par les éditions de Minuit – en particulier L’établi de Robert Linhart, qui m’a profondément marqué. Et aussi les livres de la collection Fiction et Cie de Denis Roche, qui ont commencé à paraître en 1974. J'ai beaucoup lu Jean-Luc Bénoziglio, en particulier, dont j'ai adoré tous les livres (Cabinet portrait, Le jour où naquit Kary Karinaky, Tableaux d'une Ex, L'écrivain fantôme...) (En cherchant sa page wikipédia j'ai réalisé qu'il est mort il y a quelques semaines seulement, Damn !!!!) J'aimais les romans atypiques, excentriques, contournés. 

Un jour, sur une table de nouveautés, à la librairie La boîte à livres, à Tours, je suis tombé sur un bouquin qui m’a saisi. Un gros bouquin, avec le mot « romans » au pluriel, écrit sous le titre, avec le plan d’un immeuble en coupe, un index de tous les personnages cités dans ses six cent et quelques pages. Un monument. J'achète toujours les livres de la même manière : je vais dans les librairies, je prends les livres qui me parlent, et celui-là m’a parlé immédiatement. L'épigraphe - Regarde, de tous tes yeux, regarde ! – m’a fait rire, parce qu’elle était tirée de Michel Strogoff  ; or, la péripétie cruciale du roman de Verne repose sur le fait que pendant tout le dernier tiers du bouquin, le héros est aveugle... A la fin du bouquin que je tenais dans mes mains, il y avait un paragraphe disant en substance : « Ce livre contient des citations parfois légèrement modifiées de… » avec une liste de noms que pour la plupart je ne connaissais pas et, au milieu, le nom d’un auteur de SF, Theodore Sturgeon, que je ne m’attendais pas à trouver dans un roman français. 

J’ai reposé le livre, et je suis revenu tourner autour chaque jour pendant une semaine, avant de l’acheter. C’était La Vie mode d’emploi de Georges Perec, et ce « romans » a changé ma vie parce qu’il me semblait contenir toutes les littératures possibles, et la métaphore du roman comme puzzle - dont l’auteur est le fabriquant retors et le lecteur un explorateur qui remet les pièces en place - m’a évidemment transporté. Après ça, j’ai lu tout ce que je trouvais de Perec, je suis passé à l’Oulipo (les romans de Calvino et Mathews, La Belle Hortense de Jacques Roubaud...), et ça m’a ouvert un univers dont j’ignorais complètement l’existence. La mort de Perec en 1982 m’a fichu un sale coup, il n’avait que quarante-six ans, j’attendais chacun de ses livres avec impatience. 





Je me sentais comme les amis rassemblés aux funérailles d'Ernst Lubitsch - Billy Wilder soupire : « C’est fini, il n’y a plus de Lubitsch… » et William Wyler répond : « C’est pire que ça ! Il n’y aura plus de films de Lubitsch! » - à ceci près que je n’avais personne à qui parler de mon deuil et du grand modèle que j'avais perdu. Un ou deux ans avant, je m’étais mis à écrire un grand roman dont la construction était très inspirée par celle de La Vie mode d’emploi et la disparition de mon modèle a transformé ce projet en une sorte de grande oraison funêbre, dont je n’arrivais pas bien à faire le tour. Alors, pour ne pas perdre courage, j’écrivais aussi des nouvelles et je cherchais à les faire publier. 

Il n’y avait pas beaucoup de revues ouvertes aux débutants en France, dans les années 80. Il n'y avait pas de blogs, pas de revues en ligne. On m’a refusé des textes à plusieurs reprises, mais je ne me décourageais pas. J’étais à l’affut de toutes les revues qui publiaient des textes de fiction, et un jour je suis tombé sur un trimestriel moyen format, Nouvelles Nouvelles. Il y était expressément indiqué que la rédaction cherchait des textes d’auteurs débutants. Je me suis abonné à la revue et je lui ai envoyé « Spectacle Permanent », un texte que j’avais écrit et récrit une douzaine de fois, au moins. Et non, ce n’était pas une histoire de médecin, mais celle d’un jeune homme qui passe son temps au cinéma de son quartier et qui est amoureux de la caissière… 

J'attendais une acceptation ou un refus, et j'ai reçu... une lettre me disant qu'il fallait que je retravaille ma nouvelle. Sans autre précision. Ça m’a un peu énervé, alors j’ai appelé la revue. Je suis tombé sur la rédactrice en chef à qui j'ai demandé ce qu'il fallait que je retravaille, exactement. Elle semblait hésiter à me répondre, elle tournait autour du pot mais, comme j'insistais, elle m'a expliqué qu'il y avait, au milieu de la nouvelle, une digression de deux ou trois pages qui en cassaient le rythme. Elle me conseillait – enfin, si je voulais bien – de les retirer, quitte à les réutiliser plus tard dans un autre texte. J'ai soupiré de soulagement. Je pensais qu'elle allait me demander de tout récrire ! 

J'ai procédé à l'amputation demandée – ça ne m'a pas fait mal, j'étais trop excité pour sentir la moindre douleur – et j'ai fait les sutures pour que ça ne se voie pas (je n'étais pas rédacteur à Prescrire pour des prunes), et je lui ai renvoyé le texte. Spectacle Permanent (1) a été publiée dans Nouvelles Nouvelles n°8. Et rapidement, j’ai fait la connaissance de ses deux fondateursClaude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann. Ils avaient été enseignants, ils vivaient ensemble, ils écrivaient, se relisaient et se critiquaient mutuellement, et composaient aussi des livres à deux. 




A ce jour, Claude Pujade-Renaud a publié treize romans (le plus connu, Belle Mère, a reçu le Goncourt des Lycéens en 1994 ; le dernier en date, Dans l'ombre de la lumière, est sorti en 2013), une demi-douzaine de recueils de nouvelles, des recueils de poèmes, des ouvrages de pédagogie. 








Entre 1961 et sa mort en 2000, Daniel Zimmermann a écrit une vingtaine de romans et recueils, de La Garderie à l'Ultime maîtresse, en passant par un grand cycle intitulé "Les Banlieusards". 

Il était aussi l’auteur de deux grandes biographies - d'Alexandre Dumas et de Jules Vallès. 




Il a également co-fondé la fédération française de karaté et créé la collection Sciences de l'éducation aux Editions sociales. Ensemble, Claude et Daniel ont publié des romans pour adolescents, des ouvrages autobiographiques (Les écritures mêléesDuel




et un roman érotico-satirique sur le monde universitaire français, Septuor – qui pourrait être les Liaisons dangereuses des années quatre-vingt-dix, au vitriol. 




Bref, ils n'ont pas perdu leur temps. Et tout ça, en publiant des auteurs consacrés et des débutants dans Nouvelles Nouvelles, qui parut de 1985 à 1992 et reste à ce jour, à mes yeux, la meilleure revue française de littérature au monde. 



Je suis de parti pris, forcément.

Je me suis attaché à eux, on peut même dire incrusté. Ils sont devenus, volontiers et très vite, mes "parrains" - et pour ainsi dire mes parents symboliques - en écriture. J'ai lu compulsivement ce qu'ils avaient écrit avant que je les rencontre et tout ce qu'ils ont écrit ensuite ; ils sont devenus des figures récurrentes de mes livres : on les voit apparaître sous les prénoms inversés de Danièle et Claude dans La Maladie de Sachs ; un de mes personnages récurrents, Angèle Pujade, est partiellement modelé à l'image de Claude et, dans Le Choeur des femmes, le maître d'arts martiaux qui enseigna l'aïkido à Jean Atwood, Enzo, a pour moi le visage de Daniel, mon maître. J’ai lu tous ses romans, j’y ai découvert une autre manière d’écrire, brève, incisive, à la fois elliptique et directe.

De même que mon père incarnait à mes yeux le "médecin modèle" dont je parle sans arrêt dans mes livres, Claude et Daniel incarnent à mes yeux les modèles de chair et de sang aux côtés des modèles fantasmés qu'étaient déjà Asimov et Perec. Ils m'ont montré qu'écrire était un métier, un mode de vie, une manière de conduire son existence. A leur contact, j'ai été conforté dans l'idée que l'écriture est un travail et non un don – 5% d'inspiration, 95% de transpiration", disait Asimov – mais en publiant ma première nouvelle, ils m'ont aussi permis de sortir de l'isolement. Je me souviens de ma terreur quand je me suis rendu à la fête annuelle de Nouvelles Nouvelles, chez eux, rue de l'Harmonie à Paris. Je me demandais vraiment si j'étais à ma place parmi les auteurs, les journalistes, les critiques amis présents ce soir-là. Je l'ai dit à Daniel, et il m'a engueulé. Il m'a beaucoup engueulé, et c'était bon de se faire engueuler par un type comme lui. 

Je me souviens que lorsque ma nouvelle a été publiée, j'ai demandé à Claude pourquoi elle avait tant hésité à me dire ce qu'il fallait retoucher. Elle m'a expliqué qu'ils avaient reçu, à peu près à la même époque, le texte d'un autre jeune écrivant, et lui avaient fait des remarques très précises sur les retouches à apporter à son texte. Il l'avait très mal pris, et leur avait repris son texte, auquel il ne voulait pas toucher. Claude et Daniel, qui tenaient à publier de jeunes plumes, avaient été désolé de le perdre et ils avaient peur que je réagisse de la même manière ; ils avaient été soulagés de voir que je prenais ça de manière constructive. Il faut dire que travailler à Prescrire m'avait habitué aux remarques, critiques, réécritures et retouches et je voulais que ma première nouvelle publiée soit aussi achevée que possible. Ils m'ont conforté dans l'idée qu'un texte de littérature, ça n'est pas un texte sacré. 

Je me souviens du matin où, ayant lu le manuscrit de La Vacation, Daniel m'appela très tôt - il se levait à l'aube, à sept heures. Il était en pleine forme ; moi, j'avais deux petits de sept et cinq ans, je l'étais beaucoup moins. Il commença par énumérer tout ce qui n'allait pas dans mon bouquin. D'abord irrité et défensif, j'ai vite compris qu'il ne mentionnait que des bricoles, des coquetteries, des effets de style. Bref, des choses qui n'avaient pas grande importance par rapport au projet dans son ensemble. Et puis il passa à ce qui "marchait bien", me parla de la construction avec beaucoup d'enthousiasme… et finit en disant : "Bon, t'as encore du boulot à faire dessus, mais c'est quand même vachement bien." C'est un des moments de ma vie où j'ai été le plus fier d'avoir écrit quelque chose.

Je me souviens du jour où, aux "24 heures du Livre" du Mans dont elle était l’une des invitées, j'ai apporté à Claude les récits de rencontres avec mes patients publiés dans Prescrire. Après les avoir lus, elle s'est écriée : "Martin, vous faites du Balint ?" Oui, je participais, depuis plusieurs années, à un groupe deparole de médecins, sur le modèle développé par le psychanalyste Michael Balint en Angleterre à partir de 1949. 

Chaque mois, sous la supervision de Pierre Bernachon, "Balintien" chevronné et médecin de famille à la retraite, une dizaine de médecins cherchaient à élucider leurs difficultés relationnelles avec leurs patients en se racontant, mutuellement, des histoires. Mes textes de Prescrire étaient inévitablement modelés par cette expérience, et Claude – à qui je n'en avais jamais parlé auparavant - l'avait perçu. Elle m'apprit, à cette occasion, qu'il existait des groupes Balint de psychomotriciens et d'enseignants, auxquels Daniel et elle avaient participé.

Quelques années plus tard, grâce à eux, j’ai fait partie d'une sorte de… groupe Balint d’auteurs. Ou de ce qui, dans mon esprit, s'en rapproche le plus. Au milieu des années 90, ils m’ont proposé de me joindre au groupe qu'ils avaient constitué avec Alain Absire, Jean Claude Bologne, Michel Host et Dominique Noguez. Nous nous réunissions une fois par mois, dans un bistro parisien ; la première année, nous l'avons passée à écrire un roman collectif, léger et ironique, L'affaire Grimaudi. (L'histoire contournée d'une supercherie littéraire, évidemment.) La deuxième année, nous apportions à tour de rôle des textes en travail. C'est à eux que j'ai lu pour la première fois certains chapitres de ce qui allait devenir La maladie de Sachs


Je dois une autre expérience marquante à Daniel. Un jour, en 1996 (je n'avais publié que La Vacation) Claude et lui m'ont invité à venir participer à une "soirée lecture" chez eux, avec d'autres amis et à partager un texte inédit. J'ai lu une nouvelle (restée longtemps inédite) intitulée "Cent mille recettes d'Auschwitz". Après m'avoir entendu la lire, Daniel est entré dans une colère olympienne. Plusieurs membres de sa famille étaient morts en camps de concentration. A ses yeux, je n'avais pas le droit de parler de ce que je ne connaissais pas. Ce n'était pas une nouvelle satirique, mais un travail de deuil, je l'avais écrite en toute sincérité, mais il l'avait prise tout autrement. Je croyais qu'il s'était fâché à jamais, et puis quelques mois plus tard, il m'a envoyé le manuscrit du roman auquel il s'était attelé peu après cet épisode. C'était L'Anus du Monde (1997 ; rebaptisé Le Dixième Cercle lors de sa reprise en Folio), un roman extraordinaire, qui n'a malheureusement pas eu le succès qu'il méritait. Il m'a remercié d'avoir (involontairement) déclenché l'écriture de ce texte, qui comptait beaucoup pour lui. En cela aussi, il m'a appris quelque chose : à savoir que les disciples ont autant d'effet sur les mentors que l'inverse. 


Depuis sa disparition, il me manque beaucoup. J'aurais aimé lui faire lire Les Trois Médecins et savoir ce qu'il pensait de ce remake du classique de Dumas – en l'écrivant, j'ai constamment pensé à lui et à son Alexandre Dumas le Grand, en souriant de plaisir à l'idée de construire tout un roman sur cette réappropriation. J'aurais aimé lui faire lire Le Chœur des femmes et entendre ce qu'il aurait eu à en dire. 

Heureusement pour moi, Claude est toujours là, et chaque fois qu'elle reçoit un de mes livres, elle m'écrit et, de sa prose brève et belle, qui dit toujours l'essentiel, me fait sentir que j'ai, d'une manière ou d'une autre, écrit quelque chose de juste. On ne peut pas être plus gratifié que je le suis en lisant ces lettres-là. 

A l'époque où je les ai rencontrés, j'avais besoin de rencontrer des personnes réelles pour qui l'écriture n'était ni un hobby, ni un statut, mais un mode de vie. J'avais besoin de modèles vivants, avec qui parler de tout, de rien, de ce que j'écrivais et de ce que je vivais. J'avais besoin de figures tutélaires qui me soutenaient dans le doute, me félicitaient du travail accompli et se réjouissaient avec moi de mes succès. Ils ont été tout cela, et plus encore. Et ils sont toujours là.

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- Des questions dans la salle ? Madame ? Monsieur ? 

- On a dû vous la poser cent fois, mais pourquoi portez-vous un pseudonyme ?

(A suivre) 




[1] Le texte intégral est disponible au format pdf sur mon site, Winckler's Webzine.