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jeudi 26 décembre 2013

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (5) - Au commencement de l'écriture, 3 : Premiers lecteurs et histoires de famille

Au commencement de l’écriture (3)

Vous étiez très en colère, quand vous étiez adolescent ?

Ah, ça oui ! J’étais effrayé par la dureté du monde et elle me mettait en colère. Mais ma colère était également le produit d’une grande frustration. J’étais dans une situation paradoxale : ma famille était très aimante, j’étais un bon élève plutôt facile, je n’avais pas de problème à l’école, mais je m’y ennuyais profondément, et je n’avais pas la possibilité d’exprimer mes points de vue, mes interrogations, car l’Education Nationale n’était pas ouverte à l’expression des adolescents. 

Comme j’étais un « fils-de-médecin » dans une petite ville de province, Pithiviers, je n’avais pas beaucoup de camarades et je ne pouvais pas me changer les idées en faisant les quatre cents coups. Mes évasions, c’étaient la lecture, la radio, la télévision, le cinéma. J’étais en colère contre tout plein de choses – à commencer par ce scandale qu’est la perspective de la mort, la nôtre et celle de nos proches – mais je n’avais personne avec qui en parler. Je me sentais surtout proche de certains adultes. Et tous ceux qui ont compté pour moi à l’époque avaient un lien direct avec la lecture ou l’écriture. 

Il y avait, à la librairie Gibier de Pithiviers, la ville de mon enfance, un libraire salarié qui se prénommait Nicolas ; au bout de quelques années, il connaissait parfaitement mes goûts et mettait de côté les livres qui allaient m’intéresser. Quand il est parti, j’ai eu le même genre de relation avec la jeune femme qui a pris sa suite, puis avec Antoine, l’un des fils du libraire quand son frère et lui ont repris l’affaire. Et puis il y avait aussi un ami de mes parents, « Grec » Decoudun, qui était dessinateur, peintre, musicien de jazz, traducteur, navigateur. Lui, il m’a carrément servi de mentor, à son corps défendant. Il bossait pendant la semaine dans une usine de Pithiviers qui fabriquait des petits gâteaux, il dessinait les emballages, mais aussi les figurines à découper qu’on mettait dedans pour les enfants… 

Le samedi, il passait souvent sa journée à peindre, et à enregistrer les émissions de jazz qui passaient sur France Musique. J’allais le regarder peindre et on parlait toute l’après-midi. Au début, je pense qu’il ne comprenait pas pourquoi je venais m’incruster chez lui, j’étais un  peu vieux pour être son fils… Mais un jour je l’avais vu sortir de la bibliothèque avec des romans de science-fiction sous le bras, et je m’étais exclamé : « Vous lisez ça, vous ? » - parce que bien sûr, dans mon esprit un adulte ne pouvait pas lire ça. Il a rigolé et il m’a invité à passer le voir chez lui, sa bibliothèque était bourrée de bouquins de S.F., j’étais au paradis. Et il m’a beaucoup appris : il a fait mon éducation en jazz – il jouait du trombone depuis ses études dans un orchestre amateur, The Metropolitan Jazzola Eight, il me montrait les livres de marine qu’il traduisait. Ce n’était pas seulement un artiste, c’était un homme qui avait une culture très vaste, et il était drôle comme tout…




Un beau tableau de Jean-Claude ("Grec") Decoudun... 



Faisiez-vous lire vos textes, à l'époque ? Si oui, à qui ?
 
Je les offrais à des personnes choisies. J’ai dû les faire lire d’abord à un ami d’enfance, Opher qui était comme un frère aîné. Il vivait loin, en Afrique, puis en Israël. On a passé des étés ensemble en Angleterre, on s’écrivait régulièrement et je lui ai envoyé un recueil de mes nouvelles, recopié dans un cahier. J’ai fait ça à plusieurs reprises pour des personnes choisies. L’une de mes camarades, Aline Bourgoin, à qui j’en avais donné un lorsque nous étions au lycée, m’a contacté tout récemment via ma page Facebook alors qu’on ne s’était ni vus ni parlé depuis presque quarante ans. Elle avait gardé le cahier. Elle l’a scanné et me l’a envoyé. C’était très émouvant, parce que je n’avais gardé aucune trace de certaines des nouvelles qui figurent dedans. Je n’avais que 15 ou 16 ans, rien n’indiquait que je ferais de l’écriture un métier, mais elle l’a gardé précieusement. Les amis à qui j’ai donné un cahier à l’époque se comptent sur les doigts d’une seule main. 

Pour Grec, j'avais fait un "objet-livre" loufoque, quelque chose dans l'esprit de Gotlib et des Monty Python, intitulé "Cyclope, l'Almanach'un oeil" et dans lequel j'avais inventé des histoires, collé des trucs, fait de mauvais calembours. Je le lui ai offert dans une boîte, et chaque fois que j'allais chez lui, il la ressortait du tiroir de la grande table de ferme qu'ils avaient dans leur salon, sa femme Paola et lui. Son amitié était un stimulant, et toutes les amitiés que j'ai nouées ensuite l'ont été également. Quand je me suis senti un peu plus sûr de moi, en Terminale, je lui ai aussi fait lire des nouvelles de S.F. que j'écrivais. Il a été à la fois indulgent (c'était probablement très mauvais) et encourageant. En tout cas, il les a toujours lues avec bienveillance. J'étais adolescent, il me respectait profondément, et ça a beaucoup compté d'être respecté par un adulte comme lui, malgré mes maladresses.

Faisiez-vous lire vos textes à des membres de votre famille ?

Pas à l’adolescence, non. Je sentais confusément que ça n’était pas fait pour eux, mais je n’aurais pas su dire pourquoi je ressentais les choses ainsi. J’avais un peu honte d’écrire, c’est bizarre. Et je ne voulais surtout pas que mes parents me lisent. Je n’écrivais rien, je crois, qui aurait pu les vexer ou les blesser : je parlais très peu d’eux dans mon journal, par exemple, car mes parents n’étaient pas « un problème ». Enfin, pendant longtemps ils ne l’ont pas été, ils le sont devenus un peu quand je suis revenu d’Amérique… Mais j’étais gêné – c’était peut-être simplement de la pudeur – car je ne voulais pas que ma mère ou mon père sache ce que je ressentais. Alors personne dans ma famille  n’a lu ce que j’écrivais. 
Plus tard, je me suis rendu compte que les textes qui me semblaient « anodins » pour mes proches (parce qu’ils ne parlaient pas d’eux) pouvaient être, tout de même, menaçants. J’ai compris ça quand ma mère a appris que j’avais écrit un roman, et ensuite quand elle a confié ses réactions – elle avait été très ébranlée – à quelqu’un d’autre que moi. Ca parlait d'avortement, ça me semblait très éloigné de son expérience, et puis j'ai découvert, à presque trente-quatre ans, que ça ne l'était pas. On ne sait jamais ce que ses parents ont vécu. On n'en a aucune idée. Mais on sait encore moins que ce qu'on écrit les touche, précisément parce qu'ils ont plus vécu que nous, des choses que nous n'imaginons pas.

Y avait-il d’autres personnes qui écrivaient, dans votre famille ?

Pas vraiment. Mes parents lisaient beaucoup tous les deux, mon père évoquait Kafka avec admiration, ma mère me parlait souvent des romans ou des biographies qu’elle lisait. Ils respectaient les hommes et femmes qui écrivaient, tout particulièrement les médecins : ils avaient lu André Soubiran, Han Suyin, et A. J. Cronin. Et sur les étagères d’une chambre de la maison, l’intégrale de George Duhamel côtoyait tout Shakespeare et une sélection des prix Nobel de littérature. Mais ils n’ont jamais écrit beaucoup. 

Ma mère racontait volontiers en riant que lorsqu’elle était jeune fille, elle avait commencé un roman intitulé Deux Cœurs mais n’était pas allée plus loin que le titre. Elle avait été secrétaire médicale, elle dactylographiait les dossiers et le courrier de mon père et elle tapait ses lettres aux membres de sa famille, ce qui était plutôt rare en France dans les années 60, je pense. J’ai toujours vu une machine à écrire chez moi, sur son bureau et comme tous les gamins, je m’y suis installé pour écrire de temps à autre. 

Mon père avait un peu écrit, des articles scientifiques, bien sûr car il était médecin, mais aussi quelques textes autobiographiques ou des réflexions sur les fêtes juives. Et aussi un texte sur le rôle du médecin pendant la guerre d’Algérie, une communication qu’il a faite en France, mais dont je n’ai eu connaissance que bien après sa mort. Cela dit, tous deux étaient de grands conteurs. 

Un jour, notre mère a offert à notre père un magnétophone portatif. Quand j’y pense, à présent, c’est vraiment singulier : ça se passait dans les années soixante, ce n’était pas un cadeau anodin, ça avait dû  lui coûter cher, mais mon père aimait beaucoup parler, raconter des histoires, et je crois me rappeler qu’elle lui avait suggéré de raconter ses souvenirs… Nous avions quitté l’Algérie en 1961, tenté sans succès de nous installer en Israël en 1962 et nous nous étions retrouvés en France en 1963, il s’était passé beaucoup de choses en deux ans. Mon père avait de quoi être abattu. Aujourd'hui, je dis souvent aux personnes qui vont mal : « Ecrivez. Racontez ce qui vous tourmente. » C’est émouvant de penser, en cet instant, que ma mère a dit ça à mon père… 

Il est certain que dans ma famille, tout le monde racontait des histoires. Tout le temps. Les hommes racontaient des histoires, les femmes racontaient d’autres histoires, et elle demandaient aux hommes de raconter celles qui les avaient fait rire. On se racontait des histoires drôles pendant les fêtes et les repas de famille, mais il y avait aussi un temps pour les histoires plus graves, et mon père nous « expliquait la vie » en nous racontant des histoires qui lui étaient arrivées, ou qui étaient arrivées à des gens qu’il avait connus. Bref, la narration faisait partie de notre vie quotidienne. 





Ce qui me rappelle aussi qu’avant l’âge de douze ou treize ans, mon frère et moi nous écoutions des versions audio de livres ou de films enregistrées sur microsillon, comme Le Petit Prince, Le Livre de la Jungle, Le Dernier des Mohicans, L’île au trésor. Plus grands, on écoutait Les Maîtres du Mystère à la radio le mardi soir et Le Théâtre de l’étrange le samedi, et on adorait ça. Et on s’est mis à inventer des histoires ensemble pour les enregistrer sur le magnétophone à bandes portatif de notre père. On s’est mis d’abord à lire les bandes dessinées qu’on aimait, comme Michel Vaillant, par exemple, en faisant tous les bruitages de voiture Vroaaaaaarrrr et on inventait des pièces policières… Mais quand je me suis mis à écrire, je n’en ai même pas parlé à mon frère. J’étais l’aîné, j’ai atteint la puberté avant lui ; forcément, ça nous avait un peu éloignés l’un de l’autre, je me suis senti très seul parce que je n’avais personne à qui parler de ce que j’écrivais.

A qui avez-vous pu en parler ?

La toute première personne avec qui j’en ai parlé – je veux dire, à qui j’ai dit ce que ça représentait pour moi – a été non seulement mon premier lecteur adulte, mais aussi mon premier « pair », car il écrivait, lui aussi. Il s’appelle Raphaël Monticelli et c’était mon professeur de français en classe de Première. Très tôt, pendant l’année, il a remarqué que je prenais des notes dans un cahier qui n’était pas destiné au cours, il a compris que j’écrivais et il posé sur mon activité d’écriture un regard non seulement bienveillant, mais constructif, sans pour autant être complaisant. Je ne me rappelle plus si c’est lui qui a demandé à me lire ou si c’est moi qui le lui ai proposé – j’avais de toute manière très envie qu’il me lise – mais il s’intéressait aussi à ce que ses élèves lisaient, et quand je lui ai dit que j’étais surtout un lecteur de science-fiction, il m’a dit que c’était un genre qu’il connaissait mal, et m’a demandé de lui suggérer des lectures. Je lui ai fait lire Asimov et Sturgeon, et j’en étais très fier ! Et lui m'a fait lire L'Education sentimentale et un roman de Stefan Wul, Niourk. Il avait les idées très larges, comme vous voyez.



Ça comptait beaucoup pour vous qu’un enseignant s’intéresse à ce que vous écriviez ?

On ne se lie pas comme ça avec tous les enseignants. J’avais mes profs préférés : ma prof d’espagnol, Madame Séguy ; mon prof d’anglais, Jacques Raunet ; je les ai tellement appréciés que je les ai revus, bien plus tard, avec beaucoup de plaisir. Tous deux avaient un humour cinglant qui me réjouissait mais je ne leur ai pas dit que j’écrivais, je n’aurais pas osé. Monticelli, lui, n’était pas beaucoup plus âgé que moi, c’était plus facile de me sentir proche de lui. Et j’aimais qu’il essaie, comme il le disait volontiers, de nous apprendre à penser par nous-mêmes. Il m’a encouragé, mais il m’a aussi incité à lire des auteurs que je rejetais – Flaubert, en particulier. J’ai continué à correspondre avec lui après le lycée et pendant mes études de médecine, et plus tard nous sommes devenus amis.  Et, aujourd’hui, quarante ans après qu’il a été mon prof, on s’écrit toujours ! 

En 1971, quand j’ai voulu partir en Amérique avec AFS Vivre sans Frontière, je devais joindre au dossier des lettres de membres de la famille, d’amis et d’un prof. Il n’était plus mon prof, j’étais en terminale, mais c’est à lui que je l’ai demandée et il me l’a fait lire avant de l’envoyer. Il soulignait que j’étais très attiré par la culture américaine et que je ne serais pas dépaysé là-bas. C’était d’autant plus remarquable qu’à l’époque (1970 !), il était membre du PCF, et extrêmement critique avec les Etats-Unis. Mais il n’était ni dogmatique ni obtus… En 1989, après avoir corrigé les épreuves de mon premier roman, La Vacation, j’en ai fait une photocopie pour P.O.L et j’ai envoyé l’original à Monticelli. Dans mon esprit, c’est lui qui devait les recevoir…

Après le lycée, j’ai continué à choisir très soigneusement les personnes à qui je faisais lire mes textes. J’avais un copain de lycée, André Garcia, qui a commencé médecine avec moi ; il s’est heurté à l’inepte concours auquel on soumettait – et on soumet encore, en 2014 – des centaines d’étudiants, et n’a pas pu poursuivre. Pendant les trois premières années que j’ai passées en médecine, je lui ai fait lire ce que j’écrivais. Il était très mûr, très critique, très réfléchi, beaucoup plus que moi, et il m’a beaucoup soutenu. On a vécu dans le même foyer d’étudiants la première année ; le soir dans sa chambre il lisait Rabelais à haute voix. Dans les scènes de carnage des guerres picrocholines, Rabelais décrit la manière dont les pieux et les épées transpercent les soldats avec un luxe de détails anatomiques. Entendre André lire ça, c’était beaucoup plus drôle que les cours qu’on prenait dans la journée ! Du coup, ça me stimulait dans mon envie d'écrire, alors que j'étais déprimé de l'enfermement dans les études médicales. Et je lui donnais mes textes à lire. En particulier une nouvelle "apocalyptique", dont j'ai aujourd'hui perdu le texte, qui parlait de l'abomination du concours de première année. André m'a tellement soutenu, probablement sans le savoir, pendant les trois premières années, que je l'ai transmué en "mousquetaire-de-la-faculté-de-médecine" dans mon roman Les Trois Médecins. André Solal, l'Aramis de Bruno Sachs/D'Artagnan, lui doit son humour et son sens moral.
 

A Suivre... 

(Prochain épisode : "L'autre métier")

lundi 23 décembre 2013

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (4) - Au commencement de l'écriture, 2 : poésie et journal


Au commencement de l’écriture (2)


Est-ce que vous écriviez de la poésie quand vous étiez adolescent ?

Très peu. Je voulais avant tout raconter des histoires. Mais je ne détestais pas écrire des chansons, ou des textes en alexandrins parce que j’aimais leur rythme. Le travail simultané des mots, du rythme et du sens me ravissait, comme dans La Légende des Siècles ou dans Cyrano de Bergerac, qui me transportent constamment, tant je trouve ça brillant. Je suis accro aux jeux de mots, aux calembours, aux homophonies, aux allitérations, aux associations libre… 

J’écoutais aussi beaucoup de chanteurs français – Brassens, Brel, Ferré, Nougaro, Barbara et, plus tard, les Québecois qu’on entendait en France – Félix Leclerc, Robert Charlebois, Gilles Vigneault. J’avais appris du Verlaine et du Rimbaud à l’école primaire, mais la plupart des poètes que je peux citer sont des auteurs-compositeurs-interprètes. Et je ne me contente pas de les citer, je les chante – quand mon entourage ne proteste pas. Je chante juste, mais fort. Ces dernières année, je me suis mis à écrire des poèmes en anglais. Ça a m’a pris peu à peu quand j’ai commencé à être invité en Amérique du Nord – au Québec, mais aussi au Canada anglophone et aux Etats-Unis. 

Je me suis remis à lire beaucoup en anglais, et à le parler, et toutes les expressions que j’avais engrammées dans mon cerveau quand j’étais adolescent à Bloomington – et même avant, quand je lisais des comic-books, de la science-fiction – tout ça m’est revenu et je me suis surpris à écrire des poèmes en anglais. J’ai traversé des périodes difficiles sur le plan moral, entre 2003 et 2008 et les seuls textes qui parvenaient à me consoler étaient ces poèmes. Et je continue à en écrire, de temps à autre, mais ce qui est étrange c’est qu’ils me viennent en dehors de moments d’écriture, à proprement parler. Ils me viennent dans la rue. C’est de la poésie orale, ça commence par un mot, une phrase, qui est comme le fil qui dépasse d’une pelote de laine, et je le déroule dans ma tête, puis je vais l’écrire, et voilà. Mais je ne peux pas dire que j’écris de la poésie. 

Il serait plus juste de dire que, de temps à autre, j’écris un ou deux poèmes, parce que c’est la forme appropriée pour exprimer ce que je veux dire, à ce moment-là. Et c’est essentiellement un travail d’écriture à usage personnel, réflexif, ou alors destiné à une personne en particulier. Les quelques poèmes que j’ai écrits ne sont pas destinés à être publiés.

A quel âge avez-vous commencé à tenir un journal ? Vous rappelez-vous pourquoi ? Est-ce que vous en tenez encore un ?

J’ai commencé à tenir un journal à l’âge de quinze ans, en même temps que je recopiais au propre les premières nouvelles que j’avais écrites. Le journal a commencé parce la première fille dont j’étais tombé amoureux m’avait fait comprendre que quinze jours de flirt, ça lui avait suffi. Mais je pense que ce n’était qu’un prétexte. Je me serais mis à tenir un journal de toute manière. J’ai tenu des journaux sur un rythme irrégulier pendant quelques années et je m’y suis mis plus assidûment en 1977, pendant mes études de médecine à partir du moment où je suis devenu étudiant hospitalier et où j’ai été confronté à des patients. 

Après ça, j’ai tenu un journal dans des cahiers jusqu’en 1995 puis à la fois sur papier et sur ordinateur. Je n’ai plus d’activité de diariste depuis quelques années, car je pense qu’une bonne partie de mon énergie (et des choses que j’ai à dire) s’est orientée vers la rédaction de billets en ligne, sur l’un ou l’autre de mes sites internet, et dans les courriels nombreux que je continue à écrire. Dès l’adolescence, j’ai eu des correspondants réguliers. Mon journal me permettait d’avoir une correspondance quotidienne avec un « moi » imaginaire (ou futur, car il m’arrive de le relire). Aujourd’hui, j’ai des dizaines de correspondants, alors j’ai sans doute moins besoin de tenir un journal.

A quoi servait-il, ce journal ? A-t-il occupé une place dans votre accès à l’écriture ? 

C’était le lieu où je pouvais lancer mes coups de gueule, m’exprimer quand je n’avais personne à qui parler. C’était un lieu de réflexion, d’expérimentation aussi. Je dressais des listes, je faisais des bilans, j’esquissais des projets. Je vidais mon sac. Quelle place est-ce que mon journal a occupée dans mon accès à l’écriture ? Je dirais que, sous ses différentes formes – car il en a pris plusieurs au fil des années – il m’apparaît aujourd’hui similaire à la pratique quotidienne d’un instrument, mais sous une forme libre, ludique. Il faut se rappeler que le système scolaire français, dans les années soixante et soixante-dix, exigeait des élèves un gros effort d’écriture. 

A l’école et au lycée, j’écrivais beaucoup - il fallait tout rédiger : les dissertations, les compositions d’histoire et de géographie, les devoirs de philo – mais contraint et forcé. Chez moi, j’écrivais pour le plaisir. Comme un musicien obligé de travailler une pièce classique au conservatoire et qui se détend chez lui en improvisant du rock ou du jazz. Bien sûr, la pratique personnelle facilitait la pratique scolaire : plus on écrit, plus il est facile d’écrire même ce qu’on n’a pas envie d’écrire, mais je ne m’en rendais pas compte. Cela dit, mon journal a pris une très grande importance bien plus tard, parce qu’il m’a permis de retrouver la trace d’événements que je n’aurais pas pu me remémorer ou dater précisément. 

La mémoire est un processus trompeur, on télescope souvent des événements ou des paroles. Quand il en existe une transcription – même imparfaite – c’est précieux. Comme mon journal n’est destiné qu’à moi, et m’a longtemps servi de lieu d’expression « libre », je n’avais pas de raison de travestir mes sentiments. Les faits peuvent avoir été embellis ou noircis, mais les sentiments sont ceux que j’ai éprouvés à l’époque. La colère, en particulier. C’est souvent la colère ou l’indignation qui me faisaient écrire dans mon journal. Aujourd’hui, ce sont elles qui me poussent à m’exprimer en ligne, sur mon site internet professionnel ou sur mon blog littéraire. J’ai d’ailleurs repris sur ce blog un texte de mon journal : le corps d'un homme. 


 (A suivre...)


samedi 21 décembre 2013

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (3) : La seconde langue/Au commencement de l'écriture, 1


La seconde langue

Dans vos romans, certains personnages s’expriment en anglais. Pourquoi ?

J’ai toujours aimé la langue anglaise. Je pense que ça remonte très loin, au séjour que ma famille a fait en Israël en 1962. A l’école où j’ai été inscrit alors, on parlait plusieurs langues, mais l’anglais était la langue de référence, car c’est celle que pouvaient parler à peu près la plupart des émigrants qui venaient de nombreux pays du monde. J’ai donc été sensibilisé à l’anglais très tôt, j’avais six ans. Plus tard, nous étions en France, mon père a tenu à ce que nous parlions l’anglais parfaitement, mon frère et moi. Entre 1966 et 1971 il nous a envoyés tous les étés en Angleterre, avec une association. J’avais onze ans, mon frère dix. A ces âges-là, on apprend très vite à parler et à lire une autre langue. J’ai très vite été chez moi dans la langue anglaise.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises un séjour aux Etats-Unis. Dans quelles circonstances êtes-vous parti ?

A l’âge de seize ans, en classe de première, je parlais et je lisais déjà très bien l’anglais. Et j’étais imprégné de culture américaine. Un jour, Aline, une camarade de lycée, m’apprend que son frère aîné vient de passer une année dans une famille américaine, et m’explique Jane, sa « sœur » d’accueil, est en visite dans notre petite ville. Comme toute sa famille est occupée, Aline me demande si je veux bien passer l’après-midi avec elle. Puisque je parle anglais… Evidemment, je dis oui. Je passe une excellente après-midi à bavarder et à me promener avec une jolie fille un peu plus âgée que moi, et le soir, je déclare à mon père que je veux passer un an en Amérique. Ma fascination n’avait rien de bien original : c’était un trait de famille. Chez moi, tout le monde aimait le cinéma américain. Enfant, j’allais voir tous les westerns de John Wayne avec mon frère et mon père, ma mère avait vu toutes les comédies romantiques de Cary Grant, et mes parents, mes oncles et mes tantes ne rataient jamais un film de Jerry Lewis… Grâce aux séries que je voyais à la télé, l’Amérique m’apparaissait comme un lieu fabuleux. Mon père n’était pas très enthousiaste à l’idée de me laisser partir un an, mais je lui ai fait valoir que je parlerais l’anglais parfaitement à mon retour, et il a bien compris que c’était une occasion en or. Moi, bien sûr, je voyais ça comme une occasion de voir la terre promise. Nous ne savions pas, ni l’un ni l’autre, que ça aurait beaucoup de conséquences sur ma vie et mon exercice professionnel ultérieur. Et donc, après la classe de Terminale, je suis parti dans le cadre des programmes d’une association internationale, AFS – Vivre sans frontières. J’ai passé une année chez Betty et Charlie Stainer et leurs enfant Chuck, Juno et Jimmy à Bloomington, à la lisière de Minneapolis, dans le Minnesota. J’ai suivi la dernière année d’école secondaire à Lincoln Senior High School et cette expérience m’a si profondément marqué, que je lui ai consacré toute la fin de mon récit autobiographique, Légendes. 

Vous disiez que ce séjour avait eu des conséquences sur votre carrière…

A la fin de l’adolescence, en dehors de Raphaël Monticelli, mon prof de français de classe de Première, tout le monde me voyait devenir médecin, moi inclus. Dire que j’écrivais et que j’avais l’ambition d’être un jour publié suscitait des réactions qui allaient de l’incrédulité au sourire méprisant. Ecrire, ce n’était pas une profession, et pour qui je me prenais ? Est-ce que je pensais vraiment avoir autant de talent que Proust ou Gide ou Flaubert ou Alain-Fournier ? Ces commentaires me blessaient d’autant plus que mes modèles étaient plutôt Conan Doyle,  Maurice Leblanc et Isaac Asimov ! 



Alors, plutôt que provoquer des réactions humiliantes, je n’en parlais pas. En Amérique, j’ai rencontré une attitude extrêmement différente. Ecrire était considéré comme un trait de personnalité, pas comme une habitude suspecte ; quand je disais que je voulais devenir  « a doctor and a writer » ça ne faisait sourire personne mais j’entendais répondre que c’étaient deux métiers honorables et gratifiants ! Au premier trimestre de mon année en Amérique, à Lincoln, je me suis inscrit au cours de dactylographie. Au bout de trois mois, je savais taper à la machine. Nos profs nous demandaient sans arrêt d’écrire des contes, des nouvelles, des textes autobiographiques. Ils encourageaient l’expression personnelle et la créativité. 




Betty Stainer, ma « mère américaine », a ressorti pour moi sa vieille machine à écrire – une Underwood, comme dans les films et sur les photos des auteurs que j’admirais ! – et j’ai écrit encore plus qu’avant, des lettres à ma famille et à mes amis, des textes pour l’école (ça ne choquait pas les profs qu’on les tape !), des nouvelles… C’était une libération. A tous points de vue, cette année a été un moment déterminant de ma vie. J’écrivais, j’étais incité à lire des textes scientifiques, on m’apprenait à faire de la recherche documentaire pour étayer le contenu de mes devoirs et valider ce que j’y écrivais à partir d’éléments bibliographiques… Tout ça, en plus d’une meilleure connaissance de la culture et du mode de pensée des Américains, m’a énormément servi plus tard, dans toutes mes activités professionnelles. 
Qu’est-ce que ça a changé  à votre manière d’écrire ?

Pour commencer, j’ai écrit plus vite. Et puis il y avait quelque chose de particulier dans le fait de dactylographier, qui est moins évident aujourd’hui depuis que les ordinateurs sont des outils courants. Comme le dit Jean Guenot dans son livre Ecrire – Guide pratique de l’écrivain, qui a été ma bible pendant les années qui ont précédé la rédaction de La Vacation, « Ca a toujours l’air meilleur quand c’est imprimé ». Quand je me suis mis à les dactylographier, j’ai porté sur mes textes un autre regard. Je me suis mis à les regarder comme des objets à travailler, et ça m’a permis de les relire, de les corriger, de les traiter de manière plus distancié. Plus pragmatique. J’ai eu la chance de faire ça très tôt, et comme je l’ai fait longtemps – entre le moment où j’ai commencé à taper et le moment où j’ai commencé à écrire des textes professionnels, il s’est passé dix ans – j’ai eu le temps d’apprendre. Et quand je me suis mis à écrire « sous contrainte » dans une revue médicale professionnelle ça m’a beaucoup appris également, bien entendu. Lorsque j'ai envoyé ma première nouvelle à une revue, j'étais déjà "professionnalisé", je pouvais regarder mes textes de manière pragmatique et les retravailler sans avoir le sentiment de me faire violence.


Vous n’avez pas eu envie de faire vos études aux Etats-Unis ?

Si, bien sûr ! Je ne rêvais que de ça. Quand j’ai échoué à ma première tentative au concours de médecine, j’ai voulu repartir à Minneapolis, faire des études de journalisme. Mon père ne l’entendait pas de cette oreille. Je lui en ai voulu, bien sûr. Mais il pensait que j’étais fait pour soigner et il avait raison. J’avais envie de soigner. Je pensais seulement que je ne serais jamais un aussi bon soignant que lui, je craignais de le décevoir. Et si je n’avais pas vraiment eu envie de devenir médecin, j’aurais pu trouver une douzaine d’occasions de changer de voie… ou commencer par rater le concours une seconde fois, c’était facile ! De fait, mes études de médecine ne m’ont pas empêché ou dissuadé d’écrire, au contraire : elles m’ont donné du grain à moudre. Mais j’ai continué à rêver de l’Amérique et surtout de la valeur qu’on accorde là-bas aux études, à l’éducation, au partage du savoir. Pendant mes années de fac, le cinéma américain parlait beaucoup de la révolution sexuelle, des luttes étudiantes, de la remise en cause des institutions, et j’étais très sensible à ces thèmes. Le cinéma américain m’a beaucoup apporté pendant mes études, il m’a soutenu moralement. Et ma famille et mes amis de Bloomington également. Je suis retourné là-bas deux fois pendant mes études, et chaque fois j’ai regretté de ne pas y rester, de ne pas faire mes études là-bas. Trente-cinq ans plus tard, j’ai eu l’occasion de pouvoir m’installer à Montréal, ville où tout le monde est pris entre deux cultures, je n’ai pas hésité. C’était un vieux rêve, je pouvais enfin le réaliser, et j’étais prêt. 



Est-ce que vous écrivez en anglais ?

Oui, essentiellement des articles et des conférences. J’ai commencé à le faire avant de m’installer en Amérique du Nord à la demande de revues ou de collègues étrangers. De temps en temps, des poèmes. Et bien sûr, du courrier. Je n’ai encore écrit ni roman ni nouvelle en anglais, mais ça fait partie de mes projets. C’est un défi que j’aimerais relever. Je ne serais pas le premier à écrire dans une autre langue que sa langue maternelle, mais n’est pas qui veut Vladimir Nabokov ou Milan Kundera, alors je garde la tête froide.


Au commencement de l’écriture (1)

Quand avez-vous commencé à écrire ?

Je ne sais pas exactement, je ne pense pas qu'il y a eu un « jour-où-je-me-suis-mis-à-écrire », mais à l’âge de 13 ans, j'avais déjà plusieurs cahiers remplis de nouvelles recopiées – donc, ébauchées et écrites bien avant. Dans mes archives, j’ai encore une liste, dressée en 1973, de tout ce que j’avais écrit depuis 1967-68. Elle recense une trentaine de nouvelles et six journaux et cahiers intimes. Je peux donc dire qu’au tout début de mon adolescence, non seulement j’écrivais, mais j’écrivais beaucoup.



Qu'est-ce que vous écriviez  ?

Des histoires courtes. Des nouvelles, des contes, des fables. Je m’inspirais de ce que je lisais : énigmes policières, nouvelles de science-fiction, bandes dessinées – mais aussi de ce que j’entendais à la radio, de la télévision, des films. Je lisais de la littérature pour la jeunesse de l'époque et beaucoup d’auteurs francophones et anglo-saxons, mais j’écrivais surtout des récits d’énigme, des de voyages dans le temps ou de vengeances, habitées par des personnages en marge. Et souvent avec une histoire d’amour. L'amour était un élément très important pour moi. Parmi mes premières nouvelles achevées, il y a une nouvelle qui associe les trois thèmes. Mais je dis ça rétrospectivement. A l’époque, je n’analysais pas le contenu de mes textes, je suivais mon intuition. Sans toujours savoir de quoi je parlais. Je ne veux pas dire qu’on ne sait rien à quatorze ans, mais que je n’avais pas conscience de ce que je ressentais et essayais de dire. J’ai gardé beaucoup de textes de cette époque et j’en ai ressorti certains lorsque Philippe Forest m’a demandé de participer à un numéro de la NRF intitulé « L’enfance de la littérature » et il décrit assez précisément ce que je faisais à l’époque.




Aparté : 
Autoportrait au stylo (1)

1. Les fiches et les cahiers

J’ai conservé pendant plus de quarante ans un tout petit classeur rigide pour fiches bristol de petit format. Je le rouvre aujourd’hui, pour écrire ce texte, et j’y retrouve, sur des fiches quadrillées de couleur, des définitions de philosophie datant de la classe de terminale, mais aussi des listes de livres à lire (et que j’ai barrés après les avoir lus), les titres des fascicules de The Silver Surfer, Daredevil et Captain Marvel (celui de Marvel, pas celui de DC) que je possédais dans les années 70, ainsi que la chronologie des nouvelles publiées par Theodore Sturgeon (un de mes auteurs préférés) entre 1939 et 1971 et, surtout, les titres des histoires que j’ai écrites entre 1968 (j’avais 13 ans) et 1972-1973 (année que j’ai passée en Amérique). Trois fiches bleu pâle énumèrent mes « écrits » (achevés ou non) : trente nouvelles et six cahiers/journaux. Une fiche blanche reprend la liste des nouvelles achevées (une vingtaine), dans une calligraphie plus soignée. Les quatre dernières nouvelles de cette liste, écrites en Amérique, ont été rédigées en anglais.

De l’étagère sur laquelle j’ai entassé mes cahiers, j’ai sorti les deux plus anciens : mon premier journal et un cahier de nouvelles – ou plus exactement un cahier de brouillon dans lequel je travaillais mes récits. Le cahier dans lequel j’ai recopié au propre les histoires terminées doit se trouver dans l’un des nombreux cartons qui attendent que j’emménage dans un appartement provisoirement définitif (ou définitivement provisoire), d’ici quelques semaines.

Les deux cahiers remontent à 1970. Le cahier de nouvelles est daté du 1er février (j’allais avoir 15 ans) ; le journal commence le 10 octobre. Ce sont deux cahiers format standard de marque Studio, 196 pages, à petits carreaux ; la couverture est ornée de motifs en forme de trèfle à quatre feuilles (enfin, je crois). Le cahier de nouvelles est rouge ; le journal est vert. Le cahier de nouvelles est rempli à moitié – enfin, je devrais dire au quart : je n’ai écrit que sur le recto des pages de droite (les « belles pages », comme on dit dans l’édition) ; le journal est plein à craquer : j’ai même écrit sur les pages de garde.

2. Le cahier rouge

Le cahier de nouvelles porte un nom (« Arsène ») et un titre (« Histoires de temps »). J’y a trouvé, inséré entre les pages de garde cartonnées, une feuille détachée d’un autre cahier, numérotée (« 49 ») à la main au bille rouge. Sur cette feuille figure un texte écrit au stylo-plume à l’encre bleue, en anglais. Le titre a été rayé. Même en présentant la page à la lumière de ma lampe de bureau, je ne distingue pas ce que c’était.

La feuille est couverte de mon écriture de primadolescent, une écriture ronde mais entièrement inscrite dans les petits carreaux de la page, comme si j’avais voulu m’imposer une de ces contraintes oulipiennes (ici, la contrainte du prisonnier) qui proscrivent les lettres à jambages. 

C’est (à première vue) le début d’une nouvelle dans laquelle un astronaute parle (à un interlocuteur invisible) du monstre (le « sklma ») qui l’attend de l’autre côté du sas. Je me soupçonne fort d’avoir eu à l’esprit une histoire dans laquelle on ne sait pas si le narrateur hallucine, ou s’il raconte une expérience réelle.

« It’s outside. Waiting for me to come out. Waiting patiently until I pull my nose through the doorstep. When I do it, it will kill me. Or worse. Gluck me. Now I know you must be wondering about this whole thing. « What is he talking about ? », you ask.
I’m talking about the Skmla. »

Mon anglais est maladroit mais je l’écris avec conviction et j’invente même des mots (« Gluck »), comme le fait Lewis Padgett dans « Tout smouales étaient les borogoves » (traduction de Boris Vian, tout de même…). Lorsque j’ai écrit cette page, je passais tous mes étés depuis l’âge de onze ans à Londres avec mon frère. Notre père voulait que nous parlions l’anglais couramment. Dès le troisième été, nous avions lâché le groupe (les visites étaient toujours les mêmes) et nous prenions seuls bus à impériale et métro pour aller et venir en ville. J’allais au cinéma, j’achetais des comic-books et des livres de poche. Apprendre l’anglais ainsi, c’était le bonheur.

Il est très singulier que je tombe sur cette page aujourd’hui, pour raconter « l’enfance » de ma relation à l’écriture. Singulier, mais signifiant : depuis longtemps j’ambitionne d’écrire de la fiction en anglais. Ce début de nouvelle est la preuve que l’idée m’en est venue longtemps avant de partir en Amérique, et encore plus longtemps avant d’être publié.

La première page du cahier rouge porte un avertissement. Je le cite in extenso.

« Ce cahier, ainsi que ceux que j’ai remplis auparavant, contient des histoires de mon invention. Je n’avais, lorsque je les ai rédigées aucunement l’intention de les publier un jour.
Je ne changerai sans doute pas d’avis.
J’espère que ceux entre les mains de qui ces histoires tomberont respecteront ma décision et ne feront que les lire pour leur satisfaction et leur divertissement personnel.
Merci. Bonne chance.
Marc Zaffran
1er février 1970 »                                 

Il y a quelque chose de joyeusement ambigu dans cette déclaration. Je pense déjà à la publication, mais je subodore que les textes en question n’ont pas les qualités requises. Et pourtant, je crois qu’ils peuvent se révéler agréables à lire.

La première histoire du cahier rouge s’intitule « Mille ans après ». Ce n’est pas un récit de mon invention mais la « nouvellisation » de « A Thousand Years Later », un récit en six ou sept pages signé Stan Lee et dessiné par Steve Ditko. Après l’avoir lu dans un recueil de comic-books rapporté d’Angleterre, j’avais éprouvé le désir de le récrire. J’avais bien conscience de commettre un acte prohibé (reprendre l’histoire d’un autre), mais ça ne m’a pas arrêté. Il s’agissait, avant tout, de m’entraîner à écrire.
C’est l’histoire d’un jeune chercheur qui découvre un sérum de longévité, le teste sur lui-même et ne vieillit plus. Dans l’histoire de Lee et Ditko, on sait tout de suite ce que le jeune savant vient de découvrir. Dans ma version, l’histoire est découpée en « entrées » datées comme dans un journal, mais écrites à la troisième personne. Je ne commence à révéler le secret d’« Adam Newman » (le savant) qu’à la 4e entrée, ce qui indique mon goût déjà prononcé pour la mise en suspens. Autre subtilité de construction : le « secret » (la découverte du sérum de longévité, la présentation à la communauté scientifique, la décision de le tester sur lui-même) alterne, en « flash-back », avec les scènes qui se déroulent mille ans plus tard : les humains décident d’abandonner la vieille Terre pour aller coloniser d’autres planètes ; l’effet du sérum s’est estompé, Adam s’est remis à vieillir ; il regarde les fusées décoller sans pouvoir se résoudre à partir.

Comme beaucoup d’écrivants en herbe, j’avais du mal à clore mes récits, je craignais de m’essouffler et je me rassurais en les découpant en sections courtes, plus « faciles » à boucler que de longs chapitres : dans ce cas particulier, un « chapitre » par page. Dix-sept ans plus tard, lorsque j’ai entrepris d’écrire mon premier roman, j’ai procédé de la même manière, par l’écriture de chapitres très courts – une manière, en somme, de me donner des objectifs réalistes et d’avancer pas à pas.

Même si je n’ai pas la version finale sous les yeux, je sais que j’ai achevé « Mille ans après » et l’ai recopiée dans un autre cahier. La fin est assez prévisible, mais à l’époque (j’avais treize ou quatorze ans), elle me transportait : Adam Newman décide de rester sur Terre et se résout à y mourir seul. Lorsque le dernier vaisseau s’envole, il découvre qu’une autre personne est restée : une jeune femme qui, bien entendu, se nomme Eve.

Le deuxième texte du cahier s’intitule « Eternalis ». Il n’occupe qu’une page, et cette ébauche est rayée sans pour autant avoir été rendue illisible. C’est l’histoire d’un dieu qui observe les humains sans intervenir… Du moins, jusqu’à la vingt-cinquième ligne, qui est aussi la fin du texte.

La page suivante, pour une fois, porte des indications au verso. Une phrase :

Plan : Guerre atomique. Un homme s’échappe. Il se congèle. 

Suivie par un schéma circulaire comportant les mots « Trajet suivi », « Futur », « Présent », des chiffres (1 à 4) et des flèches en pointillés.

Ce schéma manifeste un intérêt déjà marqué pour le thème du voyage dans le temps. A quinze ans, j’ai déjà lu et je lis encore beaucoup de romans et de nouvelles de science-fiction; j’ai dévoré les épisodes de La Quatrième Dimension/The Twilight Zone que la Radiodiffusion Télévision Française a bien voulu diffuser, et j’écoute religieusement « Le Théâtre de l’Etrange », le dimanche soir sur France 1, la future France Inter. 

Le troisième texte s’intitule « La Terre d’après ». De toute évidence, il ne s’agit pas d’un seul texte, mais de trois (ou quatre ?) amorces.Les trois-paragraphes-plus-une-ligne inscrits sur la page sont eux aussi rayés de plusieurs traits de plume, mais restent tout à fait lisibles. Je ne raye pas parce que je n’aime pas, je raye parce que ce n’est pas ça. Mais je ne détruis pas. Conserver les ébauches, c’est garder la trace des idées et du travail.

"Magnus, comme d’habitude, faisait sa culture physique, assis sur un gros bloc de glace, il se concentrait afin d’atteindre la puissance -1. Au bout de quelques secondes, il s’éleva de 4 centimètres au-dessus du sol puis retomba après quelques secondes. Il répéta cet exercice d’auto-télékinésie élémentaire 40 fois, puis resta au repos, dans la position du lotus.

Comme chaque matin, Magnus faisait sa culture psychique. Assis en tailleurs au sommet d’un bloc de glace, il se concentrait. Lorsqu’il eut atteint la puissance +2,9, son corps tout entier s’éleva verticalement à 5 centimètres au-dessus de la surface glacée. Il conserva cette position pendant 6 secondes puis redescendit.
Magnus recommença l’exercice une quarantaine de fois, en demeurant en l’air une seconde de plus chaque fois. Lorsque les 45 secondes furent atteintes, il s’immobilisa définitivement sur son séant et se déconcentra aussi précautionneusement que possible…

Sous lui s’étendait la banquise, froide, blanche, en apparence infinie. Son corps lui disait qu’il faisait – 93° mais Magnus n’était, en tout et pour tout, vêtu que d’un short un tricot fin, à manches courtes. Il était assis sur un bloc de glace cubique un cube de glace de 6 mètres de côté à l’intérieur duquel il vivait. Les murs, les meubles, le lit étaient de glace ; mais il ne savait pas ce qu’était le froid. Il avait conscience des variations de température mais n’en souffrait pas du tout. Sa physiologie était immunisée contre ce genre de tracas… Enfin, entre autres choses !

L’homme était assis en tailleur au sommet d’un iceberg."

Lorsqu’on m’interroge aujourd’hui, je déclare volontiers m’intéresser moins à la forme qu’à la narration et m’efforcer d’abord de raconter une histoire, avant de travailler le « style ». Or, cette page suggère que très tôt, j’ai travaillé simultanément l’un et l’autre, en toute innocence.

Les quatre pages suivantes du cahier viennent confirmer cette analyse : elles portent plusieurs états successifs du début d’une autre nouvelle, sans titre, dont les deux protagonistes - Dornier, pilote d’un petit avion et… Blind, un médecin aveugle (!) – partent ensemble secourir un blessé dans un territoire rendu inaccessible par une inondation. C’est la première apparition d’un médecin dans un de mes textes, je crois.

Le texte rédigé (et rayé, lui aussi) sur les deux pages qui suivent s’intitule « Western ». Sous un soleil écrasant, un cowboy manchot (!) nommé Hart vient annoncer à une jeune femme aveugle (!) nommée Belinda, que leur ami « Dan » a été assassiné par les hommes d’un bandit nommé Stalver. Hart a décidé d’aller venger Dan, ce qui, bien sûr, inquiète beaucoup Belinda, qui lui fait promettre de revenir et de l’épouser…

Cette note romantique n’est ni fortuite ni anecdotique. Dans un grand nombre de mes récits d’adolescent, le personnage principal est en quête d’amour. Des quatre nouvelles écrites en Amérique, à l’âge de 18 ans, deux sont des récits de SF (la première est une histoire de paradoxe temporel ; la seconde, un conte de Halloween inspiré par un personnage de Peanuts, anticipe de près de dix ans l’argument de E.T. de Spielberg). Les deux autres tournent autour d’une histoire d’amour, l’une réaliste (un adolescent se sacrifie pour sauver son amie enceinte de lui), l’autre fantastique (un poète libère une sylphide de la colonne dans lequel un dieu l’a enfermée). Et à la fin du Cahier rouge, sous les mots « Idées de récits », j’ai écrit :

« Histoire d’un couple qui passe au travers d’une rupture
temporelle »

Dans tous ces textes, je m’efforce, par essais successifs, de mettre au service de fantasmes personnels encore mal identifiés les procédés de narration empruntés à mes lectures de l’époque. Déjà, je sens que pour écrire, il faut non seulement beaucoup lire, mais utiliser ce que d’autres ont fait auparavant. Les musiciens, les dessinateurs, les danseurs en formation ne se forment pas autrement.

Ce mélange d’imitation et d’appropriation, personne ne me l’a soufflé. Je n’y ai pas réfléchi, je m’y suis engagé intuitivement. « It felt right. » Ce n’est pas du plagiat (il ne me viendrait pas à l’idée de faire passer mes imitations pour des idées originales), c’est de l’entraînement. Je teste des formes, mais aussi des genres : le western et le récit d’aventures ne me vont pas, je les abandonne vite. Mes histoires de prédilection sont l’énigme et le paradoxe temporel – autrement dit, les récits-puzzles, les constructions qui mènent le lecteur par le bout du nez jusqu’à une fin inéluctable qu’il n’a pas vue venir. Sur les fiches bleues, je mentionne d’ailleurs clairement mon intention d’écrire un pastiche de Mission : Impossible, dont les scénarios sophistiqués me fascinent déjà. Les mouvements d’horlogerie narratifs me ravissent.

L’histoire suivante élaborée dans le Cahier rouge illustre clairement ce goût. Le titre est rayé mais encore lisible : « Le condamné ». Les différents états, essais, erreurs, débuts et développements occupent vingt pages. Ce sera (sous le titre « Paradoxe  ou  Le condamné ») l’une de mes toutes premières nouvelles achevées – et la première qui ne fut pas inspirée par une lecture préalable. C’est une histoire de voyage dans le temps, ou plutôt de boucle temporelle. C’est aussi une histoire de vengeance : dans une sorte de « convoi de l’espace », un homme apparaît dans l’un des vaisseaux, kidnappe un enfant et s’échappe avec lui dans la navette de secours tandis que le vaisseau explose, tuant le père du garçon. Dans la navette, l’homme raconte à l’enfant leur histoire à tous deux : il est le garçon devenu adulte. Après avoir vengé son père (l’explosion était un sabotage), il a voyagé dans le passé pour se porter secours à lui-même et permettre à la vengeance de s’accomplir.

Il y a quelque chose de sinistre dans cette histoire qui commence par la mort du père, se poursuit par le meurtre vengeur de l’assassin, oncle du héros. (Avais-je déjà lu ou entendu parler de Hamlet à l’époque ?) et finit par la mort d’un adulte transmettant sa mission à une version plus jeune de lui-même. Elle est bourrée d’invraisemblances (Pourquoi le héros ne choisit-il pas de retourner dans le passé pour éviter l’explosion ?) mais la construction du paradoxe temporel tient debout. Une fois encore, elle alterne les points de vue narratifs, pour maintenir le lecteur dans l’expectative. A ce moment-là, le lecteur pour qui j’écris, c’est le lecteur que je suis quand je n’écris pas. Aujourd’hui, j’écris pour d’autres que moi, mais ce « lecteur omniscient » est toujours présent, à l’arrière-plan, lorsque je construis mes romans. Il est exigeant, a horreur de s’ennuyer et n’est jamais aussi heureux que lorsqu’une histoire se lance dans une figure impossible et, contre toute attente, retombe sur ses pieds.

3. Le cahier vert

Dès l’adolescence, j’ai commencé à tenir un journal, écrit à tour de bras des lettres à mes amis et commis deux longs textes autobiographiques. L’un d’eux racontait un voyage scolaire en Angleterre sous la forme d’une épopée ; un autre était une lettre-fiction adressée à l’adolescente américaine dont j’étais tombé amoureux pendant mon année dans le Minnesota. A partir de 1977, après quelques années de pause au début de mes études de médecine, je me suis remis à tenir un journal. Je l’ai fait de manière quasi-ininterrompue, d’abord sur des cahiers puis, de 1995 à 2005, sur ordinateur.

Le Cahier vert est mon premier journal papier. Il couvre une année entière, d’octobre 1970 à octobre 1971. J’ai quinze ans, je me destine déjà à reprendre le flambeau paternel, et à devenir médecin. Je ressens ce « destin » de manière ambivalente car la souffrance des autres m’est difficile à tolérer. Mon père a la carrure d’un dur de cinéma (pensez à Charles Vanel et Edward G. Robinson). Je suis sentimental et rêveur, j’ai peur des confrontations et de la violence. Je me sens démuni. Est-ce que je ferai le poids ?

Les méandres émotionnels du Cahier vert traduisent ces incertitudes, mais j’y exprime autre chose. Aux pages 66 à 69, dans un « texte d’intention » rédigé en écho au « J’accuse » de Zola, je relève les phrases suivantes :

« Je refuse de reconnaître que la force, la haine et la mort sont les seuls moteurs de ce monde.
Je refuse de croire que quiconque est autorisé à juger quiconque.
Je refuse de croire qu’un jour la machine puisse remplacer complètement l’homme.
Je refuse de croire que la Terre va à sa perte.
Je refuse de me laisser faire par quiconque agit gratuitement, au nom d’idées reçues, et sans aucune considération pour l’existence et les droits d’autrui…
Je refuse de croire que l’amour est une chose si compliquée qu’on se l’imagine.
Je refuse d’agir comme un mouton parce que c’est « mieux » et qu’ « il ne faut pas être marge pour ne pas s’attirer d’ennuis. »
Je refuse de me taire. »

Et ça me rappelle que, lorsque je lui ai annoncé la publication de mon premier roman, ma mère m’a demandé, avec quelque inquiétude, s’il s’agissait d’une version personnelle de Vipère au poing. Je n'avais pas écrit un livre pour dire du mal de ma mère, au moins ? J’ai éclaté de rire et je lui ai expliqué que ce n’était pas un règlement de compte avec ma famille, mais un roman qui parlait de mon activité au centre d'IVG.
Un peu rassérénée, elle m’a dit qu’elle n’était pas étonnée.
« Tu étais tout le temps plongé dans tes livres ou tes cahiers. Et après tes études, tu as travaillé dans une revue en plus d’exercer la médecine. Alors, mon fils, si tu es devenu écrivain, c’est parce que c’était écrit. »

(A suivre...)

4e épisode : Au commencement de l'écriture (suite) 


(1) Ce texte a paru pour la première fois, sous une forme légèrement différente, dans le numéro 605 (juin 2013) de la NRF.