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jeudi 1 septembre 2011

Ce film qui n'existe que dans ma tête - par Philippe-Aubert C. (Ex. n°19)



Quatre films constituent mes chefs-d'œuvre personnels : ils ont marqué mon existence, des fragments de leur trame sonore viennent souvent flotter dans mon esprit et, parfois, les répliques d’un de leurs protagonistes quittent mes lèvres.
Mais c’est d’un autre long-métrage que j’aimerais parler. Un film très particulier : même s’il passe (rarement) à la télévision et qu’on peut se le procurer en DVD, il n’existe que dans ma tête…
Je l’ai vu pour la première fois alors que je devais avoir huit ou neuf ans, entre Noël et le jour de l’An. Sur l’écran aux couleurs défaillantes d’une télévision surmontée « d’oreilles de lapin ». C’était un vieux film mettant en scène les aventures de Sinbad le marin, où aventure et féérie se mêlaient dans de luxueuses couleurs. Sinbad était amoureux d’une princesse, mais le pays était tombé sous la férule d’un cruel tyran chauve et moustachu, le vilain El-Kherim. Bien entendu, ce dernier convoitait la jolie princesse qui n’avait d’yeux que pour Sinbad. En marge de ce (quasi) triangle amoureux, il y avait aussi un puissant magicien qu’El-Kherim maintenait en son pouvoir grâce à une bague magique « tordeuse de tête ». (Entre nous, cette bague était inutile : le magicien était si froussard qu’il en devenait inoffensif, même s’il était ouvertement du côté de Sinbad.)
On voulait qu’El-Kherim meure, mais le bougre était invulnérable : le transpercer d’une épée le faisait rire! Sinbad apprenait alors de la bouche du magicien froussard que le cruel tyran avait, par un odieux procédé, retiré son cœur de sa poitrine. L’organe palpitant avait ensuite été caché au sommet d’une tour qui se dressait, solitaire, au centre de marécages volcaniques grouillant de monstres à faire pâlir Lovecraft de jalousie. Pour détruire le cœur d’El-Kherim et sauver la princesse, Sinbad et ses hommes entreprenaient le périlleux voyage vers la tour…
Et là, quel changement d’atmosphère! Alors que tout le film était en couleurs, les séquences où Sinbad et ses hommes s’aventuraient en direction de la tour étaient en rouge et blanc. Partir en quête du cœur maléfique impliquait de basculer dans un autre monde, glauque et sinistre. Je restais presque le front collé à l’écran, à regarder Sinbad et ses compagnons se frayer un passage à travers les plantes carnivores et se démener avec des monstres sanguinaires, alors qu’au loin la tour solitaire se dressait, de plus en plus proche, mais toujours lointaine.
Et en arrière-plan, régulier comme une horloge, on entendait le battement d’un cœur. Pou-poum Pou-poum. Pou-poum.
Je n’ai plus revu ce long-métrage pendant des années, mais il est toujours resté présent dans ma mémoire. Je revoyais les images, j’entendais le battement du cœur maléfique. Parfois, je me demandais si je ne l’avais pas rêvé, ce film. Et puis un jour, miracle! Il a repassé à la télévision, quand j’entrais au secondaire. J’ai pu lui associer un titre : Capitaine Sindbad (1963), réalisé par Byron Haskin, avec Guy Williams dans le rôle de Sinbad et Pedro Armendariz dans celui du vilain El-Kherim.
Sauf que film-là n’était pas celui que j’avais vu.
C’était la même histoire, les mêmes scènes… Mais avec d’horribles décors et costume kitsch, que même une troupe d’opérettes sans le sous ne voudrait pas. Le pire : les séquences qui, dans mon souvenir, étaient en rouge et blanc — celles où Sinbad et ses hommes voyageaient en direction de la tour — étaient, finalement, affligées de couleurs criardes. Disparue, l’atmosphère glauque qui avait tant soulevé ma fascination. Ces scènes qui rendaient ce film unique n’étaient qu’une construction de ma mémoire… ou la faute du téléviseur, dont les oreilles de lapin restituaient mal les images.
Déception. Le film auquel je rêvais, que je voulais tant revoir, n’était pas celui-là.
Depuis, je me suis quand même procuré Capitaine Sindbad en DVD. De temps à autre, je le réécoute en mettant ma télévision en noir et blanc. Parfois, je l’arrête, je m’étends, et je le visionne dans ma tête tel que je m’en souvenais. Tel que j’aimerais le voir.
Le long-métrage qui avait tant soulevé mon enthousiasme enfant, je ne le reverrai jamais. Il n’existe que dans ma tête.
Au fond, je possède un film que personne d’autre ne peut voir. Et quel drame, parce que c’est un maudit bon film!