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jeudi 4 novembre 2010

Comment j'ai gagné ma vie (en/d') écrivant, 2

Deuxième épisode : Des mots et des maux 




La Vacation fit l'objet de quelques bons articles (dont un, plutôt louangeux, dans Le Monde, et un autre, également positif, dans Libération) mais ne fut pas un succès de librairie. Cependant, P.O.L ne donnant pas d'à-valoir, j'eus la bonne surprise, un an plus tard, de toucher des droits. Ceux des 800 et quelques exemplaires qui avaient été achetés par des lecteurs curieux, mais aussi les droits du passage en poche (chez Pocket) et d'une traduction en langue allemande chez Argon Verlag, une maison indépendante de Berlin. Cette traduction me valut, d'ailleurs, un ou deux ans plus tard, un périple de quelques jours dans l'Allemagne juste réunifiée qui fut mon premier voyage d'écrivain estampillé à l'étranger. Si je me souviens bien, l'ensemble des droits se montait alors à environ 30 000 Francs de l'époque (4 000 Euros d'aujourd'hui). En 1990, pour moi, c'était beaucoup d'argent.

Les éditeurs d'Argon s'étaient intéressés au livre parce qu'à ce moment-là, le débat sur l'avortement renaissait Outre-Rhin, les deux Allemagnes ayant eu, avant la chute du mur, des politiques différentes. J'étais plus étonné qu'un éditeur de poche achète les droits d'un livre qui n'avait pas fait parler de lui. Au Salon du Livre suivant, une jeune éditrice nommée Marion Mazauric, alors directrice de J'ai Lu et grande admiratrice de P.O.L, vint me dire qu'elle avait beaucoup aimé La Vacation et regrettait de n'avoir pas pu acheter les droits avant Pocket. Comme je lui faisais part de ma surprise, elle m'expliqua qu'un éditeur de livres de poche est un éditeur comme les autres : il se constitue un fonds à partir des livres publiés en première édition et, quand il repère le roman d'un jeune auteur prometteur, il n'hésite pas à le prendre en faisant un pari sur les livres suivants. « Si l'un de vos romans à venir est un succès, c'est en poche que vos lecteurs viendront chercher les précédents... » Son enthousiasme à l'égard de mon roman était si impressionnant que je n'oubliai jamais cette conversation... sans savoir que nous serions amenés à travailler ensemble, dix ans plus tard.

Je ne travaillais plus à Prescrire, et mon activité médicale s'était accrue, mais j'étais passé à d'autres activités d'écriture. Peut-être pour se dédouaner moralement de m'avoir licencié de la revue (j'avais déjà trois enfants, je ne roulais pas sur l'or), le Grand Timonier de la revue m'avait proposé de reprendre la traduction d'une revue anglaise, The Drug and Therapeutics Bulletin, que sa compagne traduisait pour un éditeur belge et dont il assurait la supervision scientifique. L'éditeur en question payait la traduction au lance-pierre, mais la revue de quatre pages paraissait en principe tous les quinze jours et la somme qu'il me versait (quand il me la versait) n'était pas ridicule.

Quelques mois après la publication de La Vacation, je décidai de terminer mon gros-premier-roman-en-travail, Les Cahiers Marcoeur. Paul O-L le refusa, en m'expliquant que le manuscrit de 700 pages dactylographiées en simple interligne n'avait ni le degré de maîtrise, ni la cohérence de La Vacation. Voyant que j'étais très affecté par ce refus, et pour souligner qu'il ne doutait pas une seconde de me voir écrire d'autres livres qu'il serait heureux de publier, il ajouta : « Je crois vous avoir dit l'importance que j'apporte à Proust et à sa Recherche... Eh bien (dit-il en posant la main sur mon manuscrit), ce que vous m'avez apporté là, c'est Jean Santeuil... »

C'était un grand compliment ; un compliment écrasant. Je ne me rappelle pas s'il m'a consolé sur le moment mais je me suis dit que, quitte à avoir produit un livre inachevé, il valait mieux avoir écrit Jean Santeuil que L'homme sans qualités. Je n'avais pas la force de produire un troisième livre ; il fallait tout de même que je continue à compléter les revenus modestes du cabinet médical, d'autant que je m'étais associé avec l'une de mes remplaçantes et que, même si je voyais plus de patients qu'elle, nous partagions les horaires et le local de travail et ne consultions chacun qu'à deux tiers de temps pour conserver une vie de famille.

La mienne était assez compliquée : quelques à l'automne 1988, quelques semaines après que Paul O.-L. avait accepté mon manuscrit, j'avais - dans des circonstances romanesques - rencontré MPJ.  Elle élevait seule, avec un salaire modeste, et sans l'aide de leur père, deux garçons de neuf et dix ans. J'en avais trois âgés de dix, huit et deux ans. J'étais marié depuis 1977. Je n'étais pas heureux, et depuis longtemps. MPJ et moi, nous étions très très amoureux et nous étions faits pour nous entendre. En 1991, je suis parti vivre avec elle au Mans. Je travaillais à l'hôpital à temps partiel mais, à mon cabinet de campagne, je ne pouvais pas voir plus de patients qu'il n'en venait (si j'avais été spécialiste, ils seraient venus plus nombreux, et plus vite...) . Alors, je me suis arrangé pour écrire plus.

Paul O.-L., qui comprenait très bien que je ne me remette pas tout de suite à un roman, m'a proposé de traduire des nouvelles de l'écrivain américain Harry Mathews, dont il avait déjà publié Le naufrage du Stade Odradek lorsqu'il était encore éditeur chez Hachette puis Cigarettes dans sa propre maison. Mathews, lit, parle et écrit parfaitement le français et ses deux romans avaient été traduits par Georges Perec, dont il était l'ami intime, et par sa propre épouse, l'écrivain Marie Chaix. Il m'apporta un soutien sans réserve pour traduire ses nouvelles puis, quelques années plus tard, son beau roman Le Journaliste. Entre les deux œuvresde Mathews, Paul me confia en traduction l'extraordinaire roman d'un autre écrivain américain, David Markson.

Je dois avoir le gène du père de famille – celui qui implante dans le cerveau l'obsession de bosser pour nourrir et habiller ses mômes. Rien ne remue autant que Les Pauvres Gens de Victor Hugo. Quand la femme du pêcheur, angoissée de ne pas voir son mari rentrer dans la tempête, recueille deux enfants dont la mère vient de mourir et les ramène dans sa cahute, j'ai la gorge qui se serre. Et quand le pêcheur apparaît, vivant mais bredouille, et apprend le malheur, j'ai les larmes aux yeux. Je sais qu'il va dire « Va les chercher, on en a déjà cinq, ça nous en fera sept, mais c'est pas grave, je travaillerai plus. » Et quand sa femme dit (c'est le dernier vers du poème : « Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà. » je pleure franchement. Ma nouvelle vie était encore plus familiale qu'avant. D'abord parce que, quoique « recomposée », nous formions une vraie famille. Ensuite parce que nos cinq enfants, qui se partageaient tous entre deux foyers, tenaient à passer les week-ends ensemble chez nous. J'avais de moins en moins envie de faire des aller-retours deux ou trois fois par jour entre Le Mans et mon cabinet médical (et des centaines de kilomètres les dimanches de garde).

En 1993, j'ai cédé ma clientèle médicale à un autre médecin. Immédiatement, j'ai cherché d'autres traductions. J'ai envoyé mon CV à quelques grands éditeurs de livres de médecine, et l'une d'elles, Andrée Piekarski, directrice de Flammarion, m'a répondu. Elle allait publier un énorme traité européen des maladies du foie – un de ces forts volumes de deux ou trois mille pages sur papier bible – et cherchait quelqu'un pour pallier la soudaine défection d'un des traducteurs. Elle m 'en a d'abord confié une centaine de pages puis, au bout de quelques semaines, en voyant à quel rythme je les lui renvoyais, m'en a confié plus, avant de me demander finalement de lui traduire l'index du livre.

C'était une tâche monstrueuse ; quand je l'ai acceptée, je n'avais aucune idée de ce qu'elle représentait. Et aujourd'hui encore, je remercie le ciel d'avoir fait cette expérience au début des années 90 et non pas dix ans plus tôt. La différence : elle était de taille. Quand on n'a pas d'ordinateur, traduire est déjà compliqué. Mais traduire un index est une tâche infernale. Car chaque mot de l'index originel, s'il apparaissait plusieurs fois dans le livre (et c'est presque toujours le cas dans un ouvrage de cette taille), pouvait, en fonction du contexte, avoir été traduit chaque fois par un mot français différent. Adapter un index ne se résume donc pas pas à traduire les mots alignés au kilomètre. Il faut, pour ceux qui sont polysémiques, chercher pour toutes ses occurrences comment on les a traduits (ou non) en français !
Vous voyez le souk ? Sans ordinateur, j'aurais mis des mois. Je pense sincèrement qu'à l'époque, mon habitude déjà ancienne de travailler avec un ordinateur me donnait un avantage sur les traducteurs qui ne s'y étaient pas encore mis. Car on louait ma rapidité à traduire, ce qui n'aurait pas été le cas si je n'avais pas été équipé. Alors, Dieu (ou le Diable) bénisse l'informatique. Et le fax. Quand je travaillais sur un livre entier, on m'envoyait toutes les épreuves par la poste. Quand je travaillais sur des textes cours, on me les faxait. J'avais un appareil à impression thermique et il m'arrivait donc de rentrer chez moi pour trouver douze pages de papier mal imprimé à mettre en français pour avant-hier. Je le faisais parce qu'accepter était le plus sûr moyen de gagner de l'argent rapidement mais aussi de fidéliser mes clients. De plus, il y avait alors peu de traducteurs professionnels (ou en voie de se professionnaliser) qui étaient médecins. Il y avait en revanche beaucoup de médecins qui expédiaient des traductions

À partir de 1993, j'ai fait beaucoup de traductions médicales. Pour Flammarion, mais aussi pour les éditions françaises de revues médicales américaines comme le JAMA ou des magazines reprenant des articles anglo-saxons provenant de revues diverses.

J'ai également, pendant deux ou trois ans, participé à une entreprise brève mais extrêmement intéressante. Que Choisir, l'association de consommateurs, avait lancé un mensuel parallèle à son magazine d'information, mais cette fois-ci consacré à la santé. Que Choisir Santé s'inspirait des méthodes de l'association pour mener des enquêtes sur le comportement des médecins et sur un certain nombre de traitements et de méthodes thérapeutiques. Le rédacteur en chef cherchait un conseiller médical. Il avait (si je me souviens bien) rencontré l'équipe de Prescrire, qui n'avait pas voulu collaborer à l'aventure - ou avait formulé des conditions draconiennes à toute collaboration, ce qui revenait au même ; mais pendant leurs échanges, quelqu'un avait prononcé mon nom. Pendant deux ans, je fus le conseiller médical, mais aussi un des rédacteurs réguliers d'un magazine de santé innovant par son approche, mais dont la formule (il était vendu en kiosque) ne trouva jamais son public au milieu de magazines de santé moins rigoureux, moins « sexy » et bourrés de publicités pour des produits sur lesquels ils ne pourraient, bien entendu, jamais émettre la moindre critique.

Entre les traductions et Que Choisir Santé, j'étais bien occupé, et je passais le plus clair de mon temps sur mon clavier ou à corriger/relire des épreuves sur la table de la salle à manger. Souvent, le soir, à 18h45, je sautais sur le scooter que MPJ m'avait offert pour mes 38 ans et j'allais expédier, en Chronopost, la disquette de traductions que l'une ou l'autre des revues qui me confiaient leurs traductions attendaient de recevoir à la première heure, le lendemain matin.

Depuis 1994 ou 1995, je m'étais abonné à un tout nouveau service disponible en France, Compuserve. C'était l'un des premiers services internet comprenant non seulement le courriel mais aussi des informations sur des sujets divers et des logiciels à télécharger. Dès que j'avais pu le faire, je m'étais acheté un modem téléphonique (qui n'était pas inclus dans les ordinateurs) et je m'étais abonné. Cet abonnement, lui aussi allait avoir des répercussions

Je me souviens, un jour, avoir demandé à l'une des rédactrices en chef si je ne pouvais pas la lui envoyer en fichier attaché avec un courriel. Elle m'a répondu : « Ohla... Il faut avoir l'internet, c'est ça ? » J'ai répondu qu'il suffisait d'un modem et d'un abonnement à un prestataire de services (c'était déjà pas cher à l'époque, et si c'était dans mes moyens, ça devait l'être pour une revue !!!). Elle m'a dit « Je crois que quelqu'un a une connexion internet dans l'immeuble mais ici, on ne sait pas s'en servir... » Alors j'ai continué à recevoir les articles par fax ou par courrier et par apporter mes disquettes en Chronopost...

La traduction est un métier notoirement sous-rémunéré, alors qu'elle demande beaucoup de travail. Les traductions médicales étaient payées au feuillet de 1500 signes quand je traduisais des textes courts, à la page quand il s'agissait de textes plus longs comme un traité de médecine. Les traductions littéraires ont, en principe, des tarifs contractuels avec un minimum garanti, qui croît avec la notoriété du traducteur (et les aides à la traduction que l'éditeur reçoit du Centre National du Livre), mais beaucoup de traductions non littéraires et non scientifiques (livres pratiques, en particulier) sont commandées à des petites mains (qui font de la traduction en attendant mieux, pas par vocation) et sont très mal rémunérées. 

Avec le temps, , mes clients se sont mis à apprécier mes traductions fiables et rendues à l'heure et j'ai pu faire monter les prix un peu. Mais la plupart de mes employeurs (en particulier les revues médicales) restaient pingres et quand ils m'accordaient ce qu'ils disaient être un tarif intéressant, ils voulaient que je le tienne secret pour ne pas donner des idées à leurs autres traducteurs. Je ne sais pas à qui j'aurais pu en parler. Je ne connaissais personne d'autre qui faisait de la traduction. 

La traduction médicale me permettait de vivre parce qu'elle était proportionnellement mieux payée, mais elle était tout de même moins intéressante et moins épanouissante que les traductions de littérature. Au début des années 90, je me suis trouvé embarqué dans deux nouvelles activités d'écriture, pas toujours rémunératrices, on le verra, mais qui allaient me faire voir du pays : la traduction de comic-books et la critique de séries télé.

(à suivre...)