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lundi 21 juin 2010

Feuilleton d'été (3) - par Martin W.

L’hôtel


Parfois l’hôtel est à deux pas, tu regardes ta montre, tu vois que vous avez un peu de temps avant la rencontre ou le dîner et tu réponds Si vous voulez... Surtout lorsque le voyage a été long et que tu as envie d’aller poser ton sac et ta petite valise, délester tes poche des clés et du bouquin qui alourdissent ta veste. Et le jeune homme souriant et sympathique qui t’attendait à la gare te conduit vers l’auberge, l’hôtel, la pension de famille, le havre de paix que tu retrouveras à la fin de la soirée, sinon au milieu de la nuit.

*


Pendant qu’on t’attend dans le hall de l’hôtel, tu gagnes la chambre. Tu n’y restes pas longtemps. Juste le temps de vérifier qu’elle renferme l’essentiel - pas le lit et la douche, que tu regardes à peine - au mieux (on peut rêver) un panneau indiquant que l’hôtel est doté d’un système wi-fi sur auquel tu pourras te connecter moyennant un léger supplément ; au moins un téléphone équipé d’une entrée pour le câble de ton modem ; au pire, une installation téléphonique qui se laisse faire : tu ne pars jamais sans un jeu de fils et de prises normalisés qui te permettent de te brancher sur n’importe quelle installation datant de moins de 10 ans.

Si pour une raison ou pour une autre, la chambre ne répond pas immédiatement à ce critère simple mais encore scandaleusement négligé par trop d’hôtels français, ton humeur se dégrade rapidement. Car tu veux pouvoir consulter tes messages. Tu dois pouvoir consulter tes messages. Il t’est arrivé de demander timidement à changer de téléphone, voire de chambre - pas d’hôtel, tu n’as jamais osé - pour pouvoir le faire. 
Un jour, alors que vous vous trouviez tous les deux à Montréal pour le Salon du Livre, Jean-Paul H. t’a vu te décomposer losrque tu as découvert que la connexion internet de ta chambre d’hôtel (un des plus luxueux de la ville) ne fonctionnait pas. La perspective de ne pas pouvoir communiquer te minait et cela se voyait sur ton visage. Ça avait d’abord amusé Jean-Paul, et il s’était gentiment moqué de toi. Mais quand le problème avait enfin été résolu (une bête histoire de réglage sur ton ordinateur) il t’avait confié son soulagement : jamais il ne t’avait vu si tendu, si anxieux, si agité. Est-ce que tu ne serais pas... dépendant, par hasard ?
Dépendant, toi ? Après avoir protesté, tu as fini par convenir que u supportes mal de ne pas accéder à ta demi-douzaine de boîtes à lettres électroniques. Tu ne sais pas pourquoi. Tu sais seulement que tu as besoin de pouvoir lire les messages qu’on t’envoie, tu as besoin de pouvoir y répondre ou de les laisser en suspens. Tu as besoin de pouvoir consulter les sites que tu fréquentes régulièrement. Tu as besoin de pouvoir t’échapper vers un monde de mots. 

C’est pour cela que tu transportes toujours avec toi de quoi lire et de quoi écrire. L’ordinateur portable, la connexion internet, les courriels, les DVD à regarder dans le train ou la nuit dans ton demi-sommeil, finalement, c’est du même ordre. Tu dis que c’est pour ne pas perdre ton temps. Ne serait-ce pas plutôt parce que rien ne te soucie plus que l’ennui ?

Si - pour cause de vétusté des installations ou de mauvaise volonté de la direction - toute connexion est impossible, tu gardes ta frustration pour toi et tu prends note mentalement, une fois sur les lieux de la rencontre/conférence, de demander à accéder à l’ordinateur du lieu. Il y en a sûrement un...
Avant de quitter la chambre, tu mets ton ordinateur en charge.
Enfin, tu rejoins ton hôte.


*


Mais parfois, le temps presse (exceptionnellement, le train était en retard à cause d’une grève nationale), l’hotel n’est pas tout près, tu ne veux pas faire poiroter l’assistance, tu dis que ça n’est pas la peine de faire un détour. Souriante, la jeune femme qui t’a patiemment attendu à la gare te tend un sandwich acheté de crainte que tu ne meures d’inanition. Et, souriante et belle, elle ajoute que vous irez dîner ensemble - peut-être avec une ou deux autres personnes - après la rencontre. Tu t’en réjouis déjà. Tu la suis vers sa voiture. Elle ouvre le coffre, tu y glisses ta petite valise et ton sac à dos et, lorsqu’elle s’installe au volant, tu t’assieds à ses côtés et tu la regardes mettre le contact.

(A suivre...)

dimanche 13 juin 2010

Feuilleton d'été (2) - par M. W.



L’invitation

Objet : Invitation
Cher Monsieur,
Nous savons que vous êtes probablement très sollicité, mais nous tentons tout de même notre chance en vous écrivant pour vous inviter au nom de la médiathèque/l’association/le groupe de lecture/le salon du livre de (mettons) Brive-la-Gaillarde. Nous serions très heureux de vous accueillir et de vous faire rencontrer les lecteurs qui ont apprécié...

Les premières années, l’inexpérience et la reconnaissance (Ce sont les lecteurs qui t’ont apporté le succès...) s’ajoutant à la culpabilité (... tu ne vas pas tout de même pas refuser d’aller les rencontrer ? ), tu acceptais à peu près toutes les invitations.
Et il y avait de quoi t’occuper.

D’abord, bien sûr, les librairies.
Ce sont les libraires qui, les premiers, ont adopté ton second roman d’écrivain inconnu, l’ont fait connaître à leurs lecteurs les plus proches et se sont ensuite sentis gratifiés par le Prix des Auditeurs-Lecteurs qui en a fait le Grand Roman de l’Année. Tu gardes un souvenir impressionné de la soirée passée, à Tours, à la « Boîte à Livres ». Tu te souviens de ton émotion en apprenant qu’on t’y invitait (c’est dans cette librairie là - et à la « Librairie Franco-Anglaise », aujourd’hui disparue - que tu passais des heures à fouiner et à lire debout lorsque tu étais étudiant) et en découvrant dans la vitrine, juste avant d’y entrer en fin d’après-midi, trois piles de ton Grand Roman et ton portrait « officiel » envoyé par l’éditeur. Tu t’es pincé en voyant ton livre et ta gueule dans cette vitrine-là.

Tu t’es pincé encore plus fort en revenant à la librairie après dîner, à l’heure de la rencontre, et en découvrant là des dizaines de personnes serrées au milieu des livres, assises par terre et jusque sur les marches de l’escalier. Tu as souri quand, à la fin de la rencontre et d’une longue séance de dédicaces, tu t’es retrouvé entouré par une demi-douzaine d’étudiantes en médecine au sourire irrésistible ; tu as soupiré en disant : « Pourquoi je l’ai pas écrit il y a vingt-cinq ans, ce bouquin ? »

(En revanche, tu fréquentes assez peu les salons/ foires/fêtes/journées du Livre qui fleurissent dans toutes les provinces de France et de Navarre. Pendant de nombreuses années, le Salon du Livre (Paris) et les 24 heures du Livre (Le Mans) te sont apparues comme des lieux de souffrance infinie pour les écrivains qui restent assis désoeuvrés derrière une pile de livre pendant que les chalands - qui ne sont pas tous, et de loin, des lecteurs - passent devant eux en affectant qui, l’indifférence ; qui, un intérêt très passager ; qui  prennent négligemment un livre, le retournent, voient la photo au dos, lèvent la tête pour scruter le visage pétrifié, demander : « C’est vous ? Ah, bon ! Vous ne ressemblez pas à votre portrait ! »

À quatre ou cinq reprises, toujours pour les mêmes raisons, tu as répondu présent à ce genre d’invitation. Un jour, tu as même insisté auprès pour que l’éditeur t’envoie là-bas parce que tu voulais revoir une amie depuis très longtemps perdue de vue et que la publication de ton Grand Roman avait incitée à t’écrire. Mais en général, tu fuis ces manifestations comme la peste, tant tu as le sentiment d’y perdre ton temps, à l’exception de celles que tu fréquentais déjà quand tu n’étais qu’un « lecteur anonyme ».

Les 24 Heures, parce que ça se passe à cinq minutes à pied de chez toi ; le Salon de Paris parce que tu as toujours la ressource, si personne ne s’approche de ta pile, de bavarder avec Paul ou Jean-Paul ou Antonie ou Thierry, ou encore d’aller te promener dans les allées de « la plus grande librairie de France » et d’aller y découvrir des livres dont tu ignorais l’existence et saluer des figures que tu aimes et admires assignées à une table. Mais lorsque tu passes devant des écrivains que tu n’as jamais lus ou que tu ne connais pas personnellement, tu évites de les regarder, et, si vos regards se croisent malgré tout, tu leur souris en espérant ne pas avoir l’air trop bête.)

Les cafés littéraires.
On te fait asseoir sur une banquette au fond de la salle ou, comme cette fin d’après-midi dans un minuscule café de Lille, sur un haut tabouret près du bar ; ou bien on te fait asseoir dans la salle au milieu des lecteurs pendant que deux comédiens lisent des extraits d’un de tes livres avant de te céder la place, pour que tu répondes aux questions du public.

Les clubs de lecture.
Faute de disposer d'un local, on te reçoit une après-midi ou un soir dans l’arrière-salle d’un bistro ou d'un restaurant, et les organisatrices ont apporté des pâtisseries que le patron leur laisse servir en échange des consommations.

Les lycées.
Un ou plusieurs enseignants ont fait lire à leurs élèves des extraits de ton Grand Roman, ou l’un de tes polars, ou des chapitres d’un de tes livres autobiographiques ou - c’est même arrivé dans des lycées privés - sont parvenus à convaincre leur proviseur de t’inviter à parler de santé, de sexualité et de contraception et t’ont installé, pour l’occasion, dans la plus grande salle de l’établissement afin que toutes les classes concernées puissent venir t’entendre.

Les bibliothèques de quartier qui t’installent entre les présentoirs roulants ; les associations qui t’accueillent dans une salle communale où l’on a déployé des dizaines de chaises pliantes ; les salles de théâtre où on t’a invité à lire tes textes à haute voix et à te battre contre les projecteurs pour deviner les visages du public invisible.

Tu te souviens aussi d’une rencontre - était-ce à Amiens ou à Troyes ? - dans une magnifique bibliothèque municipale plusieurs fois centenaire aux murs tapissés jusqu’aux très hauts plafonds d’interminables rayonnages de livres très anciens.

Les facs de médecine.
Après avoir lu ton Grand Roman, certains enseignants ont inscrit celui-ci au programme de sciences humaines de première année et déclaré à leurs étudiants que, s’ils voulaient connaître la médecine générale, ils l’apprendraient en le lisant. Et ils t’ont invité à venir leur parler. Tu t’es retrouvé dans des amphithéâtres bondés de jeunes gens de moins de vingt ans, surpris de voir que les filles étaient presque deux fois plus nombreuses que les garçons, surpris également d’apercevoir parmi elles tant de jeunes femmes en foulard, et encore plus de voir, à la fin de ta conférence, garçons et filles (y compris celles qui avaient un foulard, alors qu'à la lecture de ton livre, ta judéité ne fait aucun doute et qu'un Juif est toujours susceptible - pour ne pas dire suspect - d'être anti-islamiste ou prosioniste ou les deux) descendre les marches en vagues et s’agglutiner autour de toi avec ferveur pour te faire signer un exemplaire défraîchi ou neuf de ton Grand Roman en poche ou en P.O.L, Pour moi ou Pour ma mère ou Pour mon frère ou même Pour mon médecin qui m'a soignée quand j'étais petite et c'est lui qui m'a donné envie de le devenir à mon tour et je voulais le remercier.

(Depuis quelques temps, ce sont les étudiants eux-mêmes qui t’invitent spontanément, dans un cadre semi-confidentiel, parfois avec l’accord in extremis de leur doyen pour obtenir une salle. Ces rencontres-là sont plus limitées, mais aussi beaucoup plus animées, car les étudiants présents ont tous choisi de venir, et ils ne se gênent pas pour t’interpeller et intervenir comme ils peuvent rarement le faire avec un de leurs enseignants. À des moments comme ceux-là (un soir, à la Pitié, après la projection de Vol au-dessus d’un nid de coucou ; un autre soir, à Tours, pour répondre à la question provocatrice « Peut-on former de bons médecins ? ») tu as le sentiment d’être vraiment à ta place, de retour parmi tes camarades de faculté des années 70 pour partager avec eux, de nouveau, tes colères, tes espoirs et tes utopies.)

Les tables rondes publiques sur la relation thérapeutique ou les droits des patients ou la place du généraliste dans le système de soin ou l’influence de l’industrie pharmaceutique sur l’économie de la santé. Celles-là, tu les évite de plus en plus tant tu as le sentiment de n’y être invité que pour avaliser l'intérêt du thème abordé, ou pour y représenter - à ton corps défendant - des groupes qui ne t’ont jamais élu (mais dont tes livres parlent, ce qui semble autoriser les journalistes à te considérer comme leur porte-parole) et non véritablement pour y donner ton point de vue personnel. Comment d’ailleurs, énoncer un point de vue cohérent quand l'animateur, cancérologue (mettons) de son état, habitué depuis toujours à confisquer la parole, n'accorde celle-ci qu'au compte-gouttes et dans un ordre choisi selon son bon plaisir aux huit personnes installées à ses côtés pour le mettre en valeur ?

Les émissions de radio, publiques ou privées, à la table desquelles tu t’assois comme pour bavarder, pendant dix minutes ou pendant une heure, tôt le matin ou tard le soir, dans un grand studio ou dans un local de fortune installé en sous-sol. Tu en aimes l’intimité, le retour des voix dans le casque, les sourires échangé pendant que l’autre parle, les apartés hors antenne, les messages brefs du preneur de son.

(La télévision ? Eh bien, en douze ans, tu as été invité, parfois régulièrement, à bon nombre d’émissions de la journée - des magazines pratiques du matin, des journaux télévisés régionaux ou de chaînes câblées, des émissions de plateau réunissant un petit nombre d’invités, souvent autour d’un sujet concret (la contraception...). Tu as en revanche rarement été convié par les grandes chaînes aux heures de grande écoute et jamais pour parler de littérature. Les quelques fois où c’est arrivé, tu as pu constater que si la radio ou les magazines de la journée t’invitent le plus souvent pour t’écouter partager ton expérience, la télévision t’invite essentiellement pour te montrer afin que, si possible, tes « lumières » illuminent... le profil des présentateurs.

Nombre de ces très bêtes de scène savent certes que tu connais le monde de la médecine, mais ignorent totalement que tu écris aussi des romans... et des essais sur la télévision. Qu'ils tripotent leurs fiches ou rajustent le fil qui pend à leur oreille, on dirait que leur connaissance du sujet traité se limite au strict minimum. Ils ont bien sûr entendu parler dans leur entourage de celui de tes livres qui t’a rendu célèbre il y a tant d'années (Je suis désolé, je ne l’ai pas lu à l’époque), ils connaissent grâce à leur assistante le titre de celui qui vient d’être publié (Je suis navré mais je ne l’ai pas encore lu) mais ils n’ont aucune idée de ce que tu as pu fabriquer entre-temps.

Il n'y a pas très longtemps, l’animateur d’une émission « culturelle » diffusée tard la nuit sur une chaîne publique t’avait invité à présenter un cycle de films consacrés aux médecins. Après t’avoir royalement laissé la parole pendant une minute et demie, il t’a interrompu pour te demander, sans rougir, si tu « préparais quelque chose ». Tu lui as répondu que tu venais de publier deux livres, et que tu en préparais une demi-douzaine d’autres, en ajoutant qu’il suffisait, pour le savoir, d’aller visiter ton site internet. Avait-il préparé ta venue ? Pour trois minutes, on peut en douter. Il n’avait pas jugé utile, en tout cas, de prendre dix secondes pour taper ton nom dans un moteur de recherche et de consacrer quelques minutes à lire le résultat.)

Les rencontres-avec-les-lecteurs organisées par un « agitateur d’idées à vocation culturelle » (livres-disques-matériel hifi-informatique), dans un espace-forum situé au fond ou au-dessus ou derrière ou encore dans un auditorium qui sert aussi à divers spectacles et débats. Ces rencontres-là se déroulent en général vers entre 17h30 et 19 heures, entre la sortie du boulot et l’heure de rentrer préparer le repas (d'ailleurs, à 19 heures, le magasin de l'agitateur-d'idées ferme..) Il y a là des personnes prudemment assises au fond ou sur les côtés qui ramassent leurs sacs en plastique frappés du sceau du magasin et s’éclipsent en courbant l’échine au milieu de la rencontre. Et d’autres qui ont apporté leurs exemplaires et en ont profité - si c’est la fin d’année, par exemple - pour racheter ton Grand Roman afin de l’offrir à leur mère, à leur père, à leur ami(e) médecin ou étudiante en médecine - il leur a tellement apporté, ce Grand Roman, qu’elles ont très envie de le leur faire lire, et leur enthousiasme ravivé par ta présence te fait chaud au coeur.

Il y a aussi les personnes qui se trouvaient dans le magasin par hasard (ou parce qu’elles venaient un acheter un CD ou protester parce que le service après-vente ne leur a pas encore rendu le portable qu’elles ont confié en réparation il y a trois semaines), qui ont entendu les hauts-parleurs disséminés dans le magasin annoncer la rencontre et qui jettent un coup d’œil par les portes ouvertes, restent debout sans bouger les yeux écarquillés, surpris et incrédules de s’intéresser à ce qui se dit là, ou regardent leur montre le regard vide, en se demandant ce qu’elles vont faire ; et puis s’en vont, ou bien finissent par s’asseoir et poser le sac contenant leur CD (ou leur bordereau de SAV ou la bricole achetée pour ne pas avoir le sentiment d’avoir complètement perdu leur temps) sur la chaise vide à côté d’elles, croisent les jambes et écoutent... Il y a aussi, parfois, trois adolescents qui ont aperçu le titre d’une série qu’ils aiment sur la couverture d’un de tes bouquins et se demandent bien ce que le vieux qui parle (autrement dit : toi) peut bien connaître à Buffy contre les Vampires, à Smallville ou à Dead Like Me.

Parfois, l’invitation était ambiguë. Tu avais bien compris qu’il s’agissait de rencontrer les-clients-de-la-librairie-d’une-grande-surface, mais tu n’as pas bien réalisé que la « rencontre » en question consisterait à passer un samedi après-midi coincé entre une table couverte de piles de livres, et le pilier qui s’élève au milieu du magasin et qu’après avoir passé une demi-heure à signer une demi-douzaine de livres aux personnes qui attendaient sagement en rang qu’on t’ait véhiculé depuis la gare, tu passerais l’heure et demie suivante à regarder déambuler les clients de ladite grande surface, le regard absent ; à en voir certains s’approcher très près pour regarder tes livres et comparer ta photo à ta tête ou l’inverse avant de s’éloigner sans un mot ; ou à en entendre d’autres s’exclamer : « Ah ! Mais je savais pas que vous étiez là, quel dommage, sinon j’aurais apporté mon exemplaire à signer » !

D’autres encore, posent le doigt sur ton Grand Roman et, sur un ton indéfinissable : « - C’est vous qui avez écrit ça ? - Oui... (Silence.) - Ah, c’est bien... (Silence.) On en a beaucoup parlé, hein ? - Oui... (Silence.) Je l’ai pas lu. (Silence.) Je sais pas (les yeux fuyants) ce que ça vaut, mais ma sœur (les yeux au ciel) a trouvé ça pas mal. (Silence.) Moi, les romans (droit dans les yeux) ça m’intéresse pas, je lis que des biographies. »...

Lorsque - comme c’est souvent le cas - tu passes un trop long moment seul, l’hôte ou l’hôtesse du lieu, également responsable de la librairie ou chargé(e) de communication de la grande surface qui te surveille depuis tout à l’heure et passe à tout bout de champ un message dans le haut-parleur pour signaler ta présence aux clients qui ne l’auraient pas remarquée, vient meubler ton désoeuvrement en t’apportant un café un jus de fruit un petit gâteau C’est l’heure du goûter et en te demandant si ça va, si tu veux quelque chose, si tu n’as besoin de rien, et en s’excusant qu’il y ait aussi peu de monde - Pourtant la presse a été avertie à temps mais l’annonce a été faite un peu tard, ou pas dans les bonnes pages, ou ils se sont trompés de jour ou bien, à la réflexion, le samedi après-midi du début des vacances scolaires n’était peut-être pas la meilleure date mais quand on n’a pas d’enfants évidemment on n’y pense pas, et d’ailleurs quand elle t’a appelé elle n’avait pas le calendrier sous les yeux. Il faudra qu’elle fasse attention à ça la prochaine fois... Souriant, tu hoches la tête en lui assurant que ça n’est pas grave - d’ailleurs (tu désignes les étagères de livres autour de toi) si tu t’ennuies, tu as de la lecture - et en jurant, en ton for intérieur, qu’il n’y aura pas de prochaine fois.


Les invitations lointaines  : l’un des éditeurs étrangers qui publie ton Grand Roman en traduction et un centre culturel franco-local te proposent de présenter le livre avec ton traducteur. Tu sais - tu en as fait l’expérience à chaque fois - qu’ils te recevront avec chaleur et intérêt, et que tu rencontreras des gens passionnants, honorés que tu te déplaces alors même que c’est toi qui te sens honoré qu’on vienne te chercher de si loin... Tu es plus circonspect lorsque l’invitation vient d’une institution ou d’une ambassade de France :  quelques expériences désagréables t’ont fait comprendre que pour ces représentantes de l'Hexagone à l’étranger, écrivains et artistes ne sont pas vraiment invités pour parler de leur travail mais pour servir de faire-valoir à une culture française  en constant recul dans le monde, hélas, mon bon Monsieur, - tout comme nos dotations d’ailleurs....

Les congrès.
Chaque fois que tu es invité à donner une conférence plénière, tu arrives dans la salle à l’avance, tu écoutes l’orateur qui te précède et tu te demande sombrement ce que tu pourras bien raconter d’intéressant après lui. Lorsque on t’invite à gravir les marches, tu traverses l’estrade, tu te places derrière le pupitre avec la même incrédulité : est-ce vraiment toi qu’on a invité là ? Est-ce qu’ils n’ont pas fait erreur sur la personne ? Est-ce qu’ils ne surestiment pas un tantinet la valeur de ce que tu as à leur dire ?

Est-ce que tes causeries (longtemps tu les as improvisées en jetant sur deux feuilles blanches ou deux pages de carnet ligné les quelques points que tu voulais aborder - que le titre choisi t’inspirait - pour, une fois que tu les avais posées devant toi sur la table ou le pupitre, les oublier complètement et te mettre à raconter une histoire survenue le matin même, à voguer au gré des associations libres que cette histoire te soufflait en comptant sur les murmures et les rires de la salle pour te maintenir toujours à proximité du public invisible. À l’heure de l’électronique triomphante il devrait y avoir moyen de mettre les orateurs en lumière sans leur coller dans les yeux des feux de route qui leur interdisent de voir l’auditoire, non ?) vont faire le poids comparés aux textes - patiemment fignolés, écrits avec amour, mille et une fois corrigés, relus et commentés par des yeux sans complaisance puis enfin envoyés à l’imprimeur - sur lesquels ta réputation s'est construite ?

Et puis, chaque fois que tu prends la parole qu’on te donne, tu découvres que les femmes et les hommes de bonne volonté sont partout pareils, ils ont besoin d’encouragements, ils ont besoin d’enthousiasme, ils ont besoin qu’on leur dise que ce qu’ils font est bon, ils ont besoin de rire et de soupirer, ils ont besoin qu’on leur parle avec respect. Et, à qui leur parle ainsi, ils le rendent au centuple....



Aujourd’hui, tu descends du train pour une « Rencontre avec Martin Winckler à l’occasion de la sortie de son dernier livre » dans une bibliothèque ou un centre culturel ou une librairie, un soir de semaine (si c'est en région parisienne) ou un samedi en fin d’après-midi (si ça se passe en province) à l’invitation d’une association chargée d’organiser des rencontres avec écrivains dans la région alentour.

Ton hôte, ton guide, ton mentor t’a déjà reçu il y a quelques mois (il t’a conduit en voiture jusqu’à une toute petite commune du fin fond du département où, avec de grands sourires ravis parce qu’incrédules à l’idée que tu avais fait tout ce chemin pour venir jusque chez eux, plusieurs dizaines de personnes chaudement vêtues t'ont accueilli dans une grande salle municipale attenante à une toute petite bibliothèque). Pourtant, comme s’il s’agissait de ta première fois, tu as cherché des yeux son regard plus que son visage, car tu ne reconnais pas bien les visages de celles et de ceux que tu n’as vus qu’une fois ou deux - il t’arrive même parfois, et c’est très gênant, de ne pas reconnaître des visages bien plus connus encore.

Une de tes amies, orthophoniste, t’a expliqué que, lorsqu’on croise une personne qu’on connaît hors contexte, hors cadre, hors de l’image dans laquelle il ou elle s’est inscrit(e), ses traits peuvent n’évoquer aucun nom précis et ce (soupir de soulagement), en l’absence de toute dégénérescence cérébrale. Sachant cela, tu ne devrais ressentir aucune honte mais tu trouves toujours vaniteux, malgré tout, d’aborder des gens que tu ne connais pas pour leur demander si ça ne serait pas toi, par hasard, qu’il attendent. Alors, quelques jours avant ta venue, tu essaies de limiter les risques d’erreur en faisant de toi-même une description aussi simple que possible Je suis grand, cheveux courts, barbe poivre et sel et je porterai une veste en toile noire ou un blouson de cuir ou un duffle-coat à capuche. 

Vu les surprises que te ménage ta bobine chaque matin quand tu la redécouvres dans le miroir de la salle de bain, tu es toujours étonné de les entendre répondre : « - Ne vous inquiétez pas, je saurai qui vous êtes... - Ah, bon ? - Oui, votre visage est connu ! - Ah ? Bon... » Si bien que, lorsque tu t’avances dans le hall d’entrée, au milieu des couples qui se retrouvent et des parents venus chercher leur fille venue passer la fin de semaine, tu es soulagé de voir un sourire se former sur le visage d’une femme ou d’un homme portant un de tes livres serré contre sa poitrine et qui, t’apercevant, s’avance à ta rencontre, te tend la main : "Vous êtes Martin Winckler ? Je suis (te donne son nom) ravi(e) de vous rencontrer, avez-vous fait bon voyage ?"

Tu réponds par monosyllabes (tu es encore englué - au mieux, dans le chapitre que tu écrivais ; au pire, dans l’épisode que tu visionnais sur ton ordinateur - et il te faudra quelques minutes pour te libérer la tête) tandis qu’il/elle t’invite à le/la suivre vers le parking. Il ou elle te propose de mettre ton sac et ta valise dans son coffre, t’ouvre la portière et te met tout de suite dans le bain : "Nous sommes très, très heureux que vous ayez accepté notre invitation, j’espère que nous aurons du monde ce soir, mais malheureusement d’une rencontre à l’autre vous savez c’est imprévisible... Voulez-vous passer déposer vos affaires à l’hôtel ? "

mercredi 9 juin 2010

Feuilleton d'été (1) - par M.W.



1. l’arrivée

 Tu es à l’heure.

 À vrai dire, tu n’as pas grand mérite, car cela  ne dépend pas de toi : il faut remercier la SNCF - non seulement pour la ponctualité de la plupart de ses trains mais pour le savant maillage du territoire français qui lui permit de transporter jadis les ouvriers vers leurs premières plages, les déportés vers leur dernier camp et toi-même, chaque année, vers des destinations naguère encore situées à un nombre rédhibitoire d’heures de voyage. Toute controverse sur la responsabilité de la société nationale dans la Shoah mise à part, tu préfères le train. Car la seule idée de parcourir en voiture les quelques dizaines de kilomètres qui séparent (mettons) Le Mans de Laval – et d’avoir à surveiller la route, les autres véhicules, le compteur de vitesse et la jauge à essence en luttant pour ne pas sombrer dans la torpeur de l’autoroute -te fait l’effet d’unvoyage au bout de l’enfer. Tandis que la perspective de t’asseoir dans un compartiment en direction de (mettons) Épinal via Nancy, d’ouvrir ton sac, de sortir ton ordinateur portable, de l’installer sur l’étroite étagère, de fourrer les écouteurs dans tes oreilles et, bercé par le juke-box (Stacey Kent The Boy Next Door Tom Lehrer The Vatican Rag Blossom Dearie Some Other Time Jacques Higelin Un grain de poussière Bill Evans & Tony Bennett My Foolish Heart Alicia Keys If I Ain’t Got You Babe)e t de somnoler en lisant ou - c’est plus rare mais ça arrive, tout de même ! - en écrivant t’apparaît toujours comme une récréation, une pause, un moment de détente dans ton emploi du temps par ailleurs chargé. 

Quand tu te mets à travailler dans un train, ce n’est pas, le plus souvent, pour compléter le texte de l’exposé/la causerie/la conférence que tu es invité à donner à (mettons) Valence ou à Tours le soir même ou le lendemain. Ce texte-là, tu l’improviseras à partir de notes jetées sur les pages lignées d’un de tes petits carnets noirs ou, recto-verso, sur une simple feuille de papier format A4 que tu poseras devant toi sur le pupitre, sous le micro et que tu ne regarderas pratiquement pas en t’adressant à l’audience. Tu te penches plutôt sur  l’article que tu aurais dû envoyer la veille (à une revue, le plus souvent) et que tu as prévu d’envoyer depuis ta chambre d’hôtel tard dans la nuit ou très tôt le lendemain matin. Ou tu travailleras au corps le roman ou le « livre engagé » du moment. À défaut de roman ou de pamphlet en cours , tu « bricoleras », comme tu aimes à le dire, le foutu bouquin que tu annonces à Paul et à Jean-Paul depuis plusieurs mois sans arriver à avancer . Tu leur as dit que ça viendra, t u sais que ça viendra, et ça finira par venir même si, pour le moment , ça ne vient pas. Du tout.

Mais pour écrire dans un train il te faut être particulièrement en forme, ou particulièrement en colère, ou particulièrement amoureux d’une des femmes imaginaires dont tu racontes l’histoire, amoureux au point de ne pas la lâcher, de ne pas vouloir cesser de poser tes doigts sur son corps enclavé au clavier . Alors, quand ce n’est pas le cas, tu te laisse s aller à la paresse et à regarder un épisode de House ou Brothers & Sisters ou Grey’s Anatomy ou (soupir...) Rome en oubliant les cahots duTGV/Corail/Téoz/TER/Express/Train Rapide qui rend tous ces voyages possibles sans que tu risques de t’endormir au volant , de jeter sur un platane et, par la même, dans l’affliction ton véhicule ta veuve, t es enfants et l es amie(e)s plus ou moins chèr(e)s que tu aurais préféré transporter par tes fictions.

*

Mis à part les grèves surprises , les trains annulés, les voies bloquées par une manifestation et les motrices en panne au bout du quai en raison d’un incident indépendant s de notre volonté, , le plus souvent, tu es à l’heure.
Ou alors, c’est que tu as raté le TGV ; mais à cinq minutes de la gare en scooter, ça n’arrive pratiquement jamais même si, tout à l’heure, tu t’es exclamé Putain de bordel de merde je vais pas l’avoir ! au moment où l’horloge (en bas et à droite sur l’écran de ton ordinateur de bureau) t’a suggéré   qu’il fallait plier le texte/l’article/le courrier ( eh, non ,   pas encore le livre en travail que tu racontes par petits bouts à Paul et à Jean-Paul...) sur lequel tu étais penché, sans oublier de le sauvegarder sur la magnifique clé USB deux gigas achetées hier par MPJ de manière à ne pas avoir à tout réécrire dans le train. Tu as ensuite bond i hors du fauteuil, enfil é la chemise pendue sur un cintre, retiré le falzar d’intérieur que tu gardes toute la journée quand tu n’as pas envie de sortir et, les fesses à l’air , après avoir saisi un caleçon dans le placard, boutonné   l’une d’une main, enfilé l’autre des deux jambes et cherché ton pantalon des yeux avant de te souvenir qu’il était resté en bas sur le dossier de la chaise dans le petit salon - c’est là que tu le poses chaque soir avant de passer sous la douche.

 Repoussant le moment d’enfiler le pantalon encore inaccessible, tu as débranché et refermé l’ordinateur portable ouvert sur le bureau avant de le glisser dans ton sac, en prenant soin d’y fourrer aussi le chargeur afin de ne pas te retrouver en panne à la fin de la journée.

Longtemps, les batteries de tes ordinateurs portables se sont déchargées avec une rapidité effrayante. Celle du dernier en date, merveille de la technique, affiche avec constance t rois heures et demie d’autonomie. Avec la lecture d’une ou deux revues de cinéma ou d’informatique, cela suffit en général largement à t ’occuper pendant tout le trajet. Mais arriver  le soir dans une chambre en découvrant que tu ne peux pas recharger est à tes yeux l a pire catastrophe qui puisse arriver à un écrivain en goguette. Parce que, bon, même si tu n’écris pas souvent la nuit dans les chambres d’hôtel comme on te soupçonne de le faire ( Mais quand est-ce que vous dormez ?), tu aimes que ce soit possible.

Et tu veux , sinon profiter d’un accès I nternet par câble ou par wifi (faut pas r êver...), du moins pouvoir branche r l ’ordinateur sur la ligne de téléphone ( à condition que la pris e soit accessible et amovible   ; lorsqu’ elle ne l’est pas parce que (mettons) on l’a cachée derrière un bois de lit cloué à la cloison, c’est la 2e pire catastrophe qui puisse t’arriver ) , composer le numéro local de ton fournisseur d’accès , écouter le chant de baleine du modem hélant le réseau, ouvrir ton navigateur et lire les (répondre aux) innombrables courriers électroniques arrivés depuis le début de l’après midi , voire bavarder en ligne avec un (e) correspondant (e) lointain (e) avant de t’allonger, à bout de forces , et t’endormir devant l’épisode de (mettons) House, M.D. que tu a vai s commencé à r egarder dans le train . Oublier le chargeur de batterie, c’est te condamner à zapper, depuis les draps humides de ta chambre d’hôtel, entre les émission chasse et pêche de la première chaîne, les clips vidéos de la sixième et les corps nus cryptés zézayants de la quatrième.

Comme ta petite valise était déjà prête -- (à moins que tu n’aies, cette fois-ci, glissé un polo et des sous-vêtements de rechange dans le petit sac à dos gris entre le portable, sa souris, le chargeur et le petit carnet noir, et, après avoir tenté en vain de fourrer en plus un ou deux bouquins - tu veux pouvoir choisir ce que tu vas lire au moment où tu te décides à lire) -- tu n’as eu qu’à la prendre d’une main, le sac à dos gris de l’autre, et tu as descend u l’escalier en chemise et caleçon et chaussettes. Tu es entré dans le petit salon, tu as enfilé ton pantalon puis un pull ou un gilet, tu es sorti dans le couloir, tu as ouvert la penderie, chauss é les pompes (Géniales ! Sans lacet ! Divinement confortables !) achetées à l’été 2005 pendant l’odyssée familiale à Montréal, tu as dépend u t a veste, tu as gliss é le plus gros des deux livres dans l’une des poches (Oui, toutes tes poches de veste ont la taille d’un livre...) et tu as dit tout haut –

 - Quelqu’un a vu mes clés ?
Tandis que des voix éparses répondaient Mmmhhh ? Non ! ! ! ou (plus irritant) Quelles clés ? tes doigts baladeurs les ont retrouvées au passant de ceinture de pantalon auquel tu les avais suspendues la veille . Tu as lancé : Rien, rien, je les ai !, puis en te demandant si tu n’oubliais pas quelque chose (tapotis sur la poche de poitrine de ta chemise - oui, tu as bien ramassé au passage le téléphone portable posé sur le bureau), tu es entré dans la salle à manger par une porte pour distribuer baisers et embrassades –

 - Au revoir, Vous. Au revoir les petits loups...
 - Où tu vas, papa ?
 - À (mettons) La Rochelle, je reviens samedi matin...
 - On pourra aller au bowling/au cinéma/à Ecommoy-les-bains dimanche ?
 - Oui, bien sûr...

 - avant de ressortir par l’autr e porte et de passer dans le garage .

Là, tu as actionné la commande de la porte électrique, ouvert le top-case de ton scooter, fourré dedans ton sac à dos gris (et parfois la toute petite valise), mis le casque et, après un dernier au revoir, un dernier baiser, enfourché le preux destrier, mis le contact, démarré, roulé précautionneusement vers la chaussée comme un bon
- Père ! Gardez-vous à droite (les voitures empruntent la rue en sens unique comme si c’était un circuit de vitesse), - Père ! Gardez-vous à gauche (tandis que les cyclistes la remontent en sens interdit comme si c’était une rue piétonne)
avant de t’élancer à plein gaz dans la rue. Comme d’habitude, tu t’es arrêté pile au bout de trente mètres, à la pensée que des enfants à roulettes étaient peut-être en train de traverser sans regarder le passage piétons du coin de la rue. Toi qui as si souvent envie d’étrangler tes gosses, manquerait plus que tu escagasses ceux des autres.

La voie était libre, alors tu as roulé à fond de train (c’était de circonstance) jusqu’à la gare pour constater, à ton entrée dans le hall, que ta montre (et celle de l’ordinateur de bureau) avançait un peu et que, finalement, tu n’avais pas vraiment besoin de te dépêcher. Enfin, pas tant. Le tableau affichait (c’est de plus en plus fréquent, ces derniers mois) RETARD 20 MIN sur les TGV en provenance de l’Ouest mais le tien, qui allait dans l’autre direction, était à l’heure. Et toi, légèrement en avance. Détendu, tu as pris le temps d’aller retirer tes billets au distributeur, de jeter un coup d’œil au kiosque à journaux pour y prendre Le Canard Enchaîné (« Villepin déjà au Palais de l’Enlisé ») ou PC Hebdo (« Comment archiver vos fichiers ») et de descendre tranquillement les marches bien avant que la voix d’aéroport n’annonce (mettons) le TGV 5227 à destination de Nantes, départ 15 h 16, entrera en gare voie 3. 

Un peu essoufflé tout de même (comme l’est d’ailleurs, peut-être, par toute cette galopade, le valeureux lecteur/la valeureuse lectrice de ces premières pages) tu t’es installé dans le compartiment 18 - pas à la place indiquée sur ton billet (face à un appelé avachi qui ne t’aurait pas laissé allonger tes jambes et à côté d’une dame d’un certain âge qui aurait certainement été choquée d’apercevoir sur l’écran de ton ordinateur Gil Grissom et son légiste deviser au-dessus d’un thorax découpé au sécateur) mais (Il n’y a personne ici ?) à l’autre extrêmité du compartiment. 

Tu as oté ton manteau et ton pull ou ton gilet et, une fois assis, tu as attendu le départ sagement, sans bouger, en espérant, les doigts croisés que personne ne viendrait revendiquer cette place usurpée. Quelques minutes après que le train se fût mis en branle, tu t’es décidé à sortir ton ordinateur du sac à dos gris, tu l’as posé sur la tablette étroite, tu as branché la souris, les écouteurs et la magnifique clé USB deux gigas et, tandis que le bureau s’affichait, tu as fait voleter le petit oiseau pointeur jusqu’au fichier choisi. Tu as hésité entre le texte sur lequel tu travaillais avant de partir et le tout dernier épisode en date de House, M.D.  

Finalement, tu as choisi de garder House pour... plus tard, et le pointeur s’est posé sur le fichier de Comment survivre..., le foutu bouquin avec lequel tu maintiens Paul et Jean-Paul en haleine depuis plusieurs mois. Le texte en travail a empli l’écran et, après avoir hésité quelque peu sur le passage que tu voulais reprendre, tu t’es mis à écrire avec une application qui s’est muée en acharnement... jusqu’au moment où le haut-parleur a annoncé (mettons) La Rochelle, quatre minutes d’arrêt. Tu as regardé ta montre et, pendant que le train décélérait, tu as replié et rangé l’ordinateur et tous ses fils dans le sac à dos gris, renfilé ton pull ou ton gilet, descendu ta veste du porte-bagages et marché jusqu’au bout de la rame. La porte s’est ouverte avec un sifflement, tu as laissé descendre un aveugle, un jeune homme chargé d’un sac aussi énorme qu’informe et une dame portant un chat dans une boîte en plastique, tu as mis le pied sur le quai et marché tranquillement vers la sortie en cherchant à reconnaître le visage de l’hôte ou de l’hôtesse qui, il y a quelques semaines ou déjà plusieurs mois, t’a invité via courriel puis conversation téléphonique et a promis de venir t’attendre à ton arrivée.