Un marron
Sur la tête
Et le jour disparu
(Anonyme)
Clavier céleste
Cendrillon démérite
Pantoufle éperdue.
(Marie-Thérèse)
The lights are out
The darkness comes
I’m safe
(Emmanuelle)
Sans tes yeux clos
Sans ton cou parfumé
Je me rends, conte.
(Emmanuelle)
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vendredi 18 septembre 2009
Sur le quai
Avant-hier soir, tandis que j'arpentais le quai de la station Université de Montréal (je change à Jean Talon, et là-bas, l'escalator de correspondance est au bout du quai), j'entends une voix m'appeler :"Tiens, c'est le docteur". Je me retourne et je vois François Bon, qui s'avance et qui, tout heureux de me découvrir là, m'embrasse.
(Au même moment, une étudiante rencontrée il y a quelques semaines, avant l'été, au cours d'un atelier d'écriture improvisé au département d'histoire, sur la suggestion de Claire Garnier et Dominique Deslandres, me fait signe et se rappelle à mon souvenir depuis le banc sur lequel elle est assise, sur le même quai. Deux personnes qui vous hèlent en même temps, c'est beaucoup pour le même homme, surtout s'il est fatigué et cafardeux comme je l'étais ce soir-là. Je me suis laissé embringuer par l'enthousiasme de François et n'ai pu adresser la parole à la jeune femme que quelques minutes plus tard, au moment où elle s'est assise, un peu plus loin, dans la rame du métro, pour lui dire que j'avais bien l'intention de recommencer un atelier et que je lui ferais signe, bien entendu. )
François Bon (si vous ne le connaissez pas, je vous recommande son site, le tiers livre, et ses bouquins, bien entendu) est un homme aussi bon que son nom l'indique et aussi lettré que son prénom le suggère. C'est à lui (que j'admirais, en tant que lecteur, depuis ses premiers livres parus au début des années 80) que je dois une des plus belles surprises de ma vie, dans unecirconstance d'inversion assez bizarre : il était invité aux "24 heures du livre" (la fête du livre du Mans), en 1989, et j'étais allé lui faire signer son dernier bouquin en date. Au moment où il me demande mon nom, j'hésite et je me dis "lequel est-ce que je lui donne ?". J'en avais deux, désormais : La Vacation avait été publié quelques mois auparavant. Finalement, je lui dis "Martin Winckler" et je vois ses yeux s'ouvrir. "La Vacation, c'est toi ?" (François tutoie tout le monde, comme le font les Québecois.) Et moi, héberlué "Euh... Vous avez lu La Vacation, M'sieur ?" (ou quelque chose d'aussi stupide...)
Plus tard, après La Maladie de Sachs, il m'a donné bien d'autres bonheurs (je veux dire en plus de ses livres : je ne me suis toujours pas remis de son bouquin sur les Stones et de son Dylan) en particulier une soirée magique de lecture en public à Nancy dont je rêve encore, tant je me sentais entouré par les spectateurs/auditeurs (c'est fou ce que j'aime lire en public, des lectures publiques, j'en ferais tous les soirs, et j'ai bien l'intention d'en organiser à Montréal).
Et le voilà sur le quai du métro, je savais qu'il venait passer l'année au Québec, à Québec-Ville (Quebec City, comme disent les Ricains), et donner un cours ou un séminaire le mercredi, et oui, on était mercredi, il sortait de ses trois heures de cours et me voilà pile au moment où il attend la rame.
Ca me fait évidemment très plaisir de le voir, et de l'inviter à dîner mais il a une journée chargée le lendemain et il va revenir, chaque semaine, à Montréal, alors on aura d'autres occasions.
Le monde est petit.
Les quais de métro sont grands et il s'y passe des choses étranges.
Au printemps dernier, sur le quai du même métro (mais une station plus à l'Ouest, à Côte-des-Neiges) j'étais debout en train de lire un livre de Bill Bryson, The Mother Tongue en attendant de me rendre à l'université quand une silhouette est passée devant moi et s'est dirigée vers le bord du quai. C'était un homme plus petit que moi, peut être un peu plus âgé, portant des vêtements fatigués mais propres. Il s'est approché du quai tranquillement, mais son pas m'a donné tout de suite le sentiment qu'il n'allait pas s'arrêter au bord. Il s'est arrêté, pourtant, une fraction de seconde, et puis il a levé les yeux vers le bout du quai, le tunnel d'où une rame jaillissait, et je l'ai distinctement vu faire un pas en avant.
J'avais dû m'avancer, moi aussi, en le voyant se diriger vers les voies, avec ce réflexe de père de famille qui ne lâche pas ses enfants des yeux et reste toujours en éveil pour pouvoir les retenir s'il leure venait l'idée de se précipiter dans la rue en courant.
Mon bras est parti, a saisi le sien et je l'ai tiré vers moi en disant/criant : "Qu'est-ce que vous faites ?"
Il m'a répondu avec des phrases incohérentes dans lesquelles j'ai cru comprendre "Oui, je sais, faut pas, faut pas, je vais pas le faire". La rame est arrivée. Je ne savais pas quoi dire. Il a dégagé son bras, il est entré, s'est assis contre la cloison, à l'abri d'un autre voyageur, pendant que je restais debout, comme un imbécile, au milieu de la rame. Je n'avais qu'une station pour prendre une décision. Qu'est-ce que je faisais ? Qu'est-ce que j'avais le droit de faire ? Qu'est-ce qu'il était possible de faire ? S'il avait essayé de se jeter sous le train, il allait le faire de nouveau. Fallait-il que je parle avec lui, que j'essaie de savoir qui il était, pourquoi il avait voulu faire ça ?Il ne se passe qu'une minute, peut-être quatre-vingt-dix secondes, entre les deux stations, mais j'ai pu constater une fois combien les pensées vont vite... et combien il est difficile de se décider quand elles sont si nombreuses.
Il scrutait la vitre mais tournait la tête vers moi de temps à autre, les épaules basses, comme s'il avait eu peur que je le frappe ou que je l'engueule. Il semblait (mais je ne sais pas si, comme le reste, il ne s'agit pas d'une pure interprétation de ma part) avoir envie que je l'oublie, que je le laisse là, que je ne m'occupe plus de lui. Il avait l'air mortifié. Mortifié de n'avoir pas réussi son coup et de ne pas être mort, à l'abri peut-être de la tristesse qui l'avait conduit au bord du quai, et à l'abri de la honte de s'être raté sous mes yeux, par ma faute.
Je voulais faire quelque chose, et il restait hors d'atteinte. C'était clair, il ne voulait plus avoir affaire à moi, mais il n'allait pas me le dire de manière violente ou agressive, il était déjà très confus dans son élocution - il avait peutêtre bu, il prenait peut-être des médicaments - il n'allait pas pouvoir me faire un discours sur sa liberté à mourir.
Je voulais dire quelque chose, mais je n'avais pas le temps, et je voulais le faire avant que nos chemins se séparent, parce que je ne voulais pas m'incruster là, dans la rame, à coller au train de quelqu'un qui n'avait peutêtre qu'une envie : me voir disparaître moi, la cause et le témoin de son geste inachevé, et avec moi le souvenir cuisant de son échec.
La rame ralentissait. Je ne savais pas quoi faire. Je ne savais pas quoi dire. Je ne pouvais pas rester. Je ne voulais pas descendre en lui tournant le dos.
Alors j'ai fait deux pas et je lui ai tendu la main. Il l'a regardée avec surprise, l'a serrée rapidement, comme soulagé de pouvoir en finir et de me congédier et puis s'est de nouveau tourné vers la fenêtre en grommellant quelque chose que je n'ai pas compris.